Ephéméride | Shylock [17 Novembre]

17 novembre 1558

Elisabeth I d’Angleterre monte sur le trône.

Elle succède à « Bloody Mary » qui, avant de désigner un cocktail à base de vodka, jus de tomates et tabasco, avait été le surnom donné à Marie Tudor, la reine qui avait tenté de rétablir le pouvoir de l’église catholique en faisant brûler vifs plus de 280 réformateurs et dissidents.

Il n’y avait plus de Juifs en Angleterre depuis leur expulsion en 1290 par le roi Edouard Ier, si ce n’est quelques marranes à Londres ou Bristol. Parmi eux, le Dr Rodrigo Lopez.

Lopez était né à Crato, au Portugal, vers 1525, et élevé comme un converso – un nouveau chrétien qui avait continué à maintenir une identité juive secrètement. Soupçonné par l’Inquisition portugaise, Lopez s’installe à Londres, où il ouvre avec succès un cabinet de médecin.
Il est nommé à l’hôpital St-Bartholomiew et s’occupe de plusieurs clients de haut rang, dont Robert Dudley, le puissant comte de Leicester, pour qui il fut accusé à un moment d’avoir préparé des poisons. Il traite également Francis Walsingham, qui deviendra le maître-espion de la reine Elizabeth.

En 1586, Lopez obtient le prestigieux poste de médecin en chef de la reine, qui lui accorde trois ans plus tard le monopole de l’importation de l’anis et du sumac.
Lopez semble avoir tout: une maison dans le quartier de Holborn à Londres, un fils pensionnaire au Winchester College, l’aristocratique internat privé établi au 14ème siècle (et toujours en activité aujourd’hui), et la responsabilité de la santé de la monarque. Extérieurement, il mène la vie d’un protestant, mais fait partie de la petite communauté de conversos portugais de Londres qui continuent en secret à mener une vie juive.

Mais il s’est aussi fait un ennemi, en la personne de Robert Devereux, le puissant comte d’Essex, un ancien patient dont il a eu l’imprudence de révéler publiquement qu’il l’a soigné pour une maladie vénérienne. C’est Essex qui, en 1594, accus Lopez de comploter contre la reine.
Lopez est apparemment impliqué dans un complot contre Don Antonio, le prétendant à la couronne portugaise, qui se trouve maintenant en exil en Angleterre. Au début de 1594, deux serviteurs d’Antonio sont arrêtés parce qu’ils sont soupçonnés d’être des agents doubles travaillant pour la monarchie espagnole. Ordre est donné aux fonctionnaires des ports de confisquer toute correspondance suspecte vers l’Espagne.
Quelques semaines plus tard, un Portugais vivant en Angleterre est arrêté à son entrée dans le pays; on trouve sur lui une lettre cryptée adressée à un inconnu.
Bien que le prisonnier, Gomez d’Avila, ne révèle aucun détail sur sa mission, il est surpris à demander à quelqu’un qu’il a rencontré lors de cet interrogatoire de porter le mot de son arrestation au Dr Lopez.
Entre-temps, on intercepte une lettre d’Esteban Ferreira, l’un des deux hommes arrêtés précédemment pour complot contre Antonio. Dans le courrier, il avertit Lopez de faire tout ce qu’il peut pour empêcher Gomez d’Avila de rentrer en Angleterre, sinon, « le Docteur serait anéanti sans remède ».
La réponse de Lopez, interceptée de la même manière, assure Ferreira qu’il « n’épargnerait aucune dépense » pour empêcher Gomez de venir.
Quand Ferreira est confronté aux deux lettres, il déclare à ses interrogateurs que Lopez est depuis longtemps à la solde de l’Espagne et complotait pour empoisonner Don Antonio. Gomez est ensuite torturé, et il avoue son implication dans un complot similaire.
Essex supervise l’enquête sur le complot, qui est devenu de plus en plus complexe. Ce qui devient clair pour lui, cependant, est que son ennemi, le Dr Lopez, semble avoir été au service de la couronne espagnole.

Lopez est arrêté. Il nie tout acte répréhensible, et la reine Elizabeth est encline à le libérer. Mais Essex continue à creuser l’affaire, jusqu’à ce qu’un des serviteurs de Don Antonio affirme explicitement que Lopez s’était engagé à empoisonner la reine pour le compte de l’Espagne, contre 50.000 couronnes.
Lopez est interrogé à nouveau, et avoue les accusations.
Lors de son procès, en février 1594, Lopez clame que ses aveux ont été arrachés sous la torture, mais cela n’empêche pas sa condamnation.
Malgré sa condamnation à mort, la reine est réticente à faire exécuter la sentence, et pendant des mois, l’ordre d’exécution reste non signé.
C’est seulement le 7 juin 1594, qu’il est sorti de son cachot de la Tour de Londres pour être pendu, traîné et écartelé devant un auditoire public. Il continue à maintenir son innocence jusqu’au dernier moment et déclare avant sa mort qu’il aime sa reine autant qu’il aime Jésus. La foule y voit l’aveu de sa judéité et s’esclaffe.

Deux ans après ces événements, Shakespeare donne son célèbre Marchand de Venise.
Un certain nombre d’historiens et de critiques littéraires estiment que c’est l’histoire de Rodrigo Lopez qui a donné à Shakespeare, qui n’a jamais croisé un Juif de sa vie, l’idée du personnage de Shylock, le Juif qui voue aux chrétiens une haine inextinguible.
Quant au stéréotype du médecin juif qui complote d’empoisonner le chef de l’état, il aura comme on sait, une belle postérité.