30 novembre 1215
Clôture du quatrième Concile de Latran qui instaure le dogme de la transsubstanciation. Il s’en suivra un long cortège de souffrances pour les Juifs en pays chrétiens.
La transsubstantiation est un phénomène surnaturel, qui signifie littéralement la conversion d’une substance en une autre. Le terme désigne, pour certains chrétiens (en particulier les catholiques et les orthodoxes), la conversion du pain et du vin en Corps et Sang du Christ lors de l’Eucharistie.
L’Église catholique emploie le terme de «transsubstantiation» pour expliquer que, dans l’Eucharistie, le pain et le vin, par la consécration de la messe, sont «réellement, vraiment et substantiellement» transformés ou convertis en corps et sang du Christ, tout en conservant leurs caractéristiques physiques initiales. La conséquence en est la «présence réelle» du Christ dans les espèces consacrées.
L’accusation de profanation d’hosties contre les Juifs est l’un des thèmes majeurs de la propagande antisémite depuis le Moyen Âge. Les accusateurs appartiennent aux différentes branches du christianisme : l’Église catholique, l’Église orthodoxe, le luthéranisme, l’anglicanisme… Le fait de profaner une hostie consacrée signifie, dans la plupart des confessions chrétiennes, que l’on profane le corps du Christ lui-même, présent dans l’eucharistie selon la transsubstantiation catholique ou la consubstantiation luthérienne. Aux yeux d’un chrétien, il s’agit là de l’un des pires crimes qui soient.
Le «cas» le plus ancien d’une prétendue profanation d’hostie, enregistré par un grand nombre de chroniques de cette époque, a été signalé à Paris en 1290. Jan van Tielrode, par exemple, écrivait dans son Chronicon qu’un Juif parisien du nom de Jonathas Ben Haym, prêteur sur gages, fut accusé par une servante chrétienne du nom de Marie la Hautière, d’avoir gagé une hostie consacrée en échange de vêtements d’une valeur de 10 livres d’argent. La communauté juive rassemblée aurait ensuite tenté de la lacérer avec des couteaux, des stylets et des clous, mais sans arriver à la détruire. Seul le plus grand couteau aurait été en mesure de partager l’hostie en trois morceaux. Du sang aurait alors coulé. Finalement, on aurait jeté les morceaux dans de l’eau bouillante qui se serait transformée en sang, et les morceaux d’hostie en une pièce de chair tout entière. Cet événement, appelé «miracle des Billettes», est commémoré par un vitrail qu’on peut toujours voir dans l’église Saint-Étienne-du-Mont près du Panthéon à Paris.
Cependant, ce n’est pas en France mais dans l’espace linguistique allemand que cette légende s’est rapidement répandue et maintes fois modifiée. On reprenait le reproche depuis longtemps enraciné d’être responsables de la mort du Christ et on reportait sur la totalité de la génération actuelle des Juifs le désir de continuer sa passion et de répéter son meurtre. À présent tous les Juifs étaient considérés comme des criminels religieux en puissance ; la seule solution qui leur restait était la conversion au christianisme.
Dès 1298 de telles légendes ne servaient plus qu’à justifier des pogroms contre les Juifs. À cette époque, Rintfleisch un chevalier ruiné, prétendit qu’il y avait eu profanation d’hostie à Röttingen en Franconie, ce qui provoqua des allégations identiques, entre autres à Iphofen, Lauda, Weikersheim, Möckmühl et Wurzbourg. Rintfleisch se vit par un message personnel du ciel désigné pour exterminer tous les Juifs et pendant six mois, à la tête d’une bande de plus de 140 meurtriers, parcourut les villages de Franconie et de Souabe, violant, torturant et brûlant par milliers des Juifs et des Juives et massacrant leurs enfants. Une partie des malheureux pourchassés réussit à s’enfuir en Pologne et en Lituanie.
Une autre vague de persécution se produisit entre 1336 à 1338. À ce moment-là des paysans ruinés et des bandes de voleurs errants, se réunirent sous la direction d’un chevalier pillard, «le roi Armleder». Ils se nommaient eux-mêmes «les tueurs de Juifs» et ils exterminèrent de nombreuses communautés juives en Alsace, en Souabe, en Hesse, sur les bords de la Moselle, en Bohême et en Basse-Autriche, y compris celle de Deggendorf, en Basse-Bavière. Là, les Juifs avaient, disait-on, torturé des hosties et les avaient jetées dans un puits. Là-dessus un moine anonyme écrivit en 1390 :
«Cette année (1337)on retrouva à Deggendorf le corps du Seigneur, que les Juifs avaient martyrisé, et ils furent pour cette raison brûlés en 1338»
L’endroit devint alors un lieu de pèlerinage enrichi d’indulgences. L’Église du Saint-Sépulcre de Deggendorf, consacrée en 1360, porte l’inscription : «Do bart Gotes Laichenam funden» (Ici a été retrouvé le corps du Christ en dialecte bavarois). Des retables de 1725 portent l’inscription : Les hosties consacrées ont été frottées avec des épines jusqu’à ce que jaillît le Saint-Sang, et au milieu d’un tel martyre il apparut un petit enfant. Encore en 1800 à Regen, dans la forêt bavaroise, on jouait des pièces de théâtre où l’on montrait la profanation d’hosties.
Toutes les légendes ultérieures sur des vols d’hosties suivaient le modèle de la légende de Deggendorf. Dans leurs descriptions détaillées se reflètent les méthodes de torture des autorités ecclésiastiques et laïques, et surtout de l’Inquisition. Là où l’on racontait qu’on avait essayé de brûler une hostie, l’idée de brûler les Juifs venait d’elle-même. Tous ces reproches imaginaires visaient souvent à exproprier les communautés juives de l’endroit pour établir un culte de l’hostie martyrisée et enrichir la localité grâce aux revenus du pèlerinage. À cette fin, là où le méfait était censé avoir eu lieu, on construisait des chapelles ou des églises, souvent à l’emplacement même des synagogues, que l’on brûlait d’abord entièrement, et on y exposait les «hosties sanglantes».
D’autres accusations de profanation d’hosties sont signalées par la suite à :
– Bruxelles. En 1370, la communauté juive de Bruxelles a été accusée de profanation du Saint-Sacrement. Le vendredi saint 1370 à la Synagogue, des Juifs auraient transpercé de poignards des hosties dérobées dans une chapelle. Du sang aurait coulé de ces hosties. Ils seront jugés, tenaillés en public et brûlés sur le bûcher. Le duc de Brabant confisque les biens des accusés (Sacrement du Miracle).
– Enns (avant 1420) : cet incident servit de prétexte pour la Gesera de Vienne, la destruction des communautés juives dans le duché d’Autriche.
– Breslau en 1453 : après que les Juifs de Breslau eurent été accusés de profonation d’hosties par le moine franciscain Jean de Capistrano, 41 Juifs furent brûlés sur le bûcher en 1453, et le reste expulsé de la ville. Le privilège impérial de 1455 accordé à Breslau de non tolerandis Judaeis (privilège de ne pas tolérer les Juifs») resta de jure en vigueur jusqu’en 1744.
– Sternberg (Mecklembourg) en 1492 : on arrêta tous les Juifs de la région, et 27 d’entre eux furent brûlés à la suite d’aveux arrachés sous la torture ; le reste fut chassé du duché. Un pèlerinage commença et procura d’importants revenus supplémentaires au doyen de la cathédrale de Schwerin.
– Le village de Knoblauch près de Brandebourg-sur-la-Havel en 1510 : en juillet, 38 Juifs furent brûlés à Berlin, à la suite de quoi furent expulsés tous les Juifs de la Marche de Brandebourg. Ils n’étaient pas seulement accusés de profanation d’hosties, mais d’infanticide. Ils auraient également tenté de se servir pour leurs Matzot de fragments de l’hostie consacrée : Après leur « découverte » les « preuves » furent exposées à la cathédrale de Brandebourg, mais avec beaucoup moins de résonance dans le simple peule que le clergé n’avait espéré.
L’église du Saint-Sépulcre à Deggendorf est restée jusqu’en 1992 un lieu de pèlerinage. Le pèlerinage a été supprimé cette année-là et l’évêque Manfred Müller a fait apposer en 1993 une plaque qualifiant expressément la profanation d’hosties de légende créée pour justifier un crime, et a demandé pardon aux Juifs pour les torts qui leur avaient été causés.
(Illustration: Prédelle du Miracle de l’hostie profanée peinte en 6 panneaux par Paolo Ucello entre 1467 et 1469. Elle est exposée à la Galerie Nationale des Marches à Urbino.






