Ephéméride | Ossip Mandelstam [27 Décembre]

27 décembre 1938

Décès à Vtorava Rechka, près de Vladivostok, Archipel du Goulag, d’Ossip Mandelstam, un des plus grands poètes en langue russe du XXe siècle.

Je puise, à chaque fois que c’est possible, dans les superbes notices biographiques du regretté Gil Pressnitzer. Quand un poète parle d’un poète, c’est tout de même autre chose.

« En me persécutant, Monde, que retires-tu ?

Où est l’offense puisque j’essaie seulement

De mettre des beautés dans mon intelligence

Plutôt que mon intelligence dans les beautés. »

(Mandelstam)

Philippe Jaccottet nous rapporte ceci :

« On raconte que Mandelstam, dans le camp, le goulag, de Sibérie où il a passé ses dernières années, aurait récité des poèmes de Pétrarque aux autres prisonniers. Malgré la faim, le froid, ils écoutaient, les oiseaux noirs aussi, qui s’arrêtaient un instant de tourner autour de la mort, seule libération des déportés. Dieu sait qu’il n’est rien de plus éloigné du lumineux Pétrarque que ces hommes en haillons. Mais ajoute-t-il, la poésie dans ce cas, c’était un peu comme la goutte d’eau pour un homme qui marche dans le désert, quelque chose qui tout à coup prend un poids d’infini et vous aide à traverser le pire.

Des récits de la Kolyma, l’enfer des camps russes, nous disent que la poésie aura été parfois la forteresse, et non pas du tout une échappatoire. La poésie parle toujours au nom de la vie. »

Cette parole au nom de la vie nous n’en aurions connu presque rien si l’amour insensé de Nadejda Mandelstam ne lui avait pas fait apprendre par cœur les poèmes de son mari, les cachant au fond d’elle-même, là où les sbires de Staline ne pouvaient les débusquer. Tout avait été soigneusement brûlé des écrits de Mandelstam. La parole de sa femme, la fervente mémoire d’une femme, l’ont sauvé de la nuit.

« Contre tout espoir » est son récit pathétique, le témoignage de la résistance morale et spirituelle de l’humanité face au monde concentrationnaire. Pour elle et son ami Varlam Chalamov, auteur de Récits de la Kolyma, le poète a une responsabilité morale et « il offre son propre sang pour donner vie à un paysage surgissant. Si cette limite n’existe pas, s’il ne sait pas se donner, il n’est pas un poète ».

« Il ne vivait pas pour la poésie, il vivait par elle. Il lui était donné de savoir avant de mourir que la vie c’était l’inspiration. » (Varlam Chalamov)

Mandelstam était donc un grand poète, il s’est donné.

Il nous a fait comprendre la signification de l’exil et du passé dont il faut prendre congé, de la foi en l’avenir. Et les petits matins de torture des révolutions usurpées. Et cette terre russe qui a tant besoin de sang aujourd’hui encore.

Parmi les nombreux poètes juifs assassinés par Staline, Mandelstam demeure la figure de proue, le symbole de cette barbarie, car il était en son temps considéré comme l’un des plus grands poètes en langue russe avec Akhmatova et Pasternak. On l’imagine toujours émacié s’appuyant au sol vide de sa vie. Ce ne fut que vers la fin dans les cercles infernaux de la Kolyma.

Il faut se rappeler qu’il ne fut pas seulement cette pantelante victime du fascisme soviétique. C’était un être hallucinant de vie. Incroyablement brillant, attentif aux autres, immergé dans la musique, voguant par-dessus les langues qu’il apprenait d’instinct. Mandelstam était l’éblouissement même. Il était un feu-follet, il virevoltait dans les mots

Il était naturellement le meneur en poésie imposant le respect à tous, et même à Maïakovski !

« Ce garçon plutôt malingre avec des fleurs de muguet à la boutonnière », est celui qui jetait « des éclairs de conscience dans la syncope des jours ». Comme Marina Tsétaëva qu’il n’aimait pas, il vivait dans une misère digne et noble.

Sa grande amie Akhmatova nous a laissé des souvenirs poignants de ce personnage irradiant:

C’étaient des temps apocalyptiques et le malheur nous suivait à la trace.

Il était né à Varsovie le 15 janvier 1891. Il mourra dans les camps le 27 décembre 1938 à Vtorava Rechka, près de Vladivostok, à 12heures trente, comme le mentionne le constat officiel, vieillard épuisé de quarante-sept ans. Camp de transit n°3/10 près de Vladivostok est-il mentionné par les bureaucrates de la mort. Ce froid comme un couteau, ce froid qui le dévore est alors son seul horizon. Si faible qu’il ne tenait même pas debout, il verra la glaciation du corps prendre possession de lui. Mort de faim et de froid, lui qui avait fait la célébration de la pelisse !

Iossif Emilievitch Mandelstam écrit à sa femme Nadejda dont il est alors séparé : « je suis complètement anéanti. J’ai même laissé tomber les poèmes. Je ne tiens pas en place ».

« Ces doigts sont comme des vers

et ses mots ont le poids lourd de la vérité

Il rit au travers de son épaisse et broussailleuse moustache

et le cirage brille au sommet de ses bottes

Autour de lui, un tas de chefs minces de cou

Les sous-hommes zélés dont il joue et se joue,

Tel siffle, tel miaule, geint ou ronchonne,

Lui seul frappe du poing, tutoie et tonne,

En forgeant, tels des fers à cheval, ses décrets… »

Les dictateurs ont rarement le sens de l’humour, leurs adorateurs encore moins. Mandelstam le savait, il a pourtant défié « le montagnard du Kremlin ».

Nous vivons, sourds au pays en dessous de nous,

Dix marches plus bas personne n’entend nos paroles,

Mais si nous tentons la moindre conversation

Le montagnard du Kremlin y prend part. »

(de « Staline » – 1934)

Pour ces épigrammes de 1933, Mandelstam fut condamné à mourir dans la lointaine Sibérie. Il sera arrêté durant la nuit du 16 mai 1934 avec le mandat n°512, tentera de suicider en s’ouvrant les veines, puis en se jetant par la fenêtre. Il est condamné à trois ans d’exil « pour composition et diffusion d’œuvres contre-révolutionnaires ».

Désormais il est dans les mâchoires du Moloch. Une pseudo-clèmence obtenue par Pasternak, le même qui dédiera ses poèmes à Staline, l’amènera en exil à Voronej .

En mai 1937, il retourne à Moscou à la fin de son bannissement. Et il est à nouveau arrêté le 2 mai 1938, et condamné à cinq ans de travaux forcés au goulag. Personne n’ose intervenir cette fois. Et il sera déporté dans un camp de Sibérie, celui « des deux rivières ». Il mourra trois mois plus tard et son corps sera jeté dans la fosse commune :

« La mort de l’artiste ne doit pas être exclue de la chaîne de ses actes créateurs; il faut plutôt voir en elle son maillon final. »

Il aura mis en pratique son jugement.

On peut lire l’intégralité de l’article ici:
http://www.espritsnomades.com/sitelittera…/…/mandelstam.html