Ephéméride | Sholem Yankev Abramovitch dit Mendele Moykher Sforim [8 Décembre]

8 décembre 1917

Décès de Sholem Yankev Abramovitch, dit Mendele Moykher Sforim, le grand-père de la littérature yiddish.

Né en 1835 et décédé il y a exactement 100 ans, Sholem Yankev Abramovitch est reconnu, presque universellement, comme le fondateur de la prose artistique moderne en hébreu et en yiddish. Né dans une famille bourgeoise de la ville biélorusse de Kapulye (Kopyl), il perd tout soutien familial dès l’âge de 15 ans. Après avoir passé plusieurs années comme étudiant dans diverses yeshivas, il fait un périple périlleux au sud de l’Ukraine, à pied et en compagnie de mendiants itinérants. Arrivé à Kamenets Podolski en 1853, il y reste cinq ans comme instituteur puis comme gendre d’une famille bourgeoise. Il cultive l’amitié des quelques représentants locaux de la Haskalah (en particulier Avraham Ber Gottlober) et commence à écrire sur les questions relatives à l’éducation.

Après la dissolution de son premier mariage, Abramovitch épouse la fille d’un notaire respecté de Berdichev et s’installe dans ce centre commercial animé de Volhynie, où il passe une décennie reposante (1858-1868). Chez ses beaux-parents, Abramovitch consacre son temps à des études séculières, à une série de projets littéraires et à des activités communautaires et caritatives. C’est alors qu’il développe une sensibilité aiguë aux difficultés des pauvres et des exploités.

Comme auteur, Abramovitsh lance très ambitieusement sa carrière dans quatre directions différentes. Son apparition dans la littérature hébraïque est ressentie dès 1860 quand il suscite un scandale en attaquant un recueil littéraire édité par un collègue maskil plus âgé (Eli’ezer Zweifel). En même temps, il se fait connaître comme journaliste et essayiste. Il consacre beaucoup de temps à ce qu’il considère alors comme son projet central: la préparation de manuels scientifiques en hébreu, dont le premier volume de Toldot ha-teva (Histoire naturelle, 1862). Il commence également à écrire un roman didactique en hébreu, Limdu hetev (apprendre à faire le bien), dont la première partie paraît en 1862. Ce déplacement entre les genres indique non seulement qu’Abramovitch est toujours à la recherche de sa véritable vocation littéraire, mais aussi qu’il introduit dans cette écriture une notion assez complexe de la forme que la littérature devrait adopter et de ce qu’elle devrait accomplir.

Deux qualités caractérisent cette première phase du développement d’Abramovitch. D’abord, il s’avère dès le départ innovateur. Il est non seulement l’un des fondateurs de la critique littéraire hébraïque en tant que discipline professionnelle avec son essai célèbre de 1860, mais son travail de romancier centré sur la vie juive contemporaine en Europe de l’Est se révèle tout aussi précurseur. Deuxièmement, les efforts disparates d’Abramovitch sont unifiés par son idée centrale d’orienter les esprits des lecteurs hébreux vers la réalité concrète et de les éloigner des abstractions. Le peuple juif doit reconnaître son existence dans l’environnement physique de l’espace, du temps et du cycle existentiel de la vie. Une telle reconnaissance, qui ne peut naître que de l’étude disciplinée des sciences naturelles, bannira le mysticisme brumeux et la superstition (mais pas la religion pure, Abramovitch, comme la plupart des maskilim, n’est pas athée) et préparera la jeunesse juive à entrer dans la société contemporaine.

Abramovitch comprend vite qu’un autre élément doit être intégré dans cette synthèse: la langue yiddish. Parlée et comprise par pratiquement tous les Juifs d’Europe de l’Est, son utilisation est logiquement dictée par le principe de réalité. Mettant de côté tous ses autres projets, Abramovitch publie sa première histoire yiddish en 1864, la nouvelle Dos kleyne mentshele (littéralement, Le Petit Homme). Un an plus tard, il publie « Dos vintshfingerl » (L’anneau magique). Des projets tels que le lancement en 1862 du premier magazine hebdomadaire yiddish, Kol mevaser, encouragent sans aucun doute son passage de l’hébreu au yiddish; néanmoins, la décision de le faire est difficile pour Abramovitch. Il sait qu’en adoptant le yiddish, il traverse une frontière culturelle, car pour les partisans de la Haskalah, le yiddish est considéré comme une langue dépourvue de grammaire normative, sans statut culturel et indigne d’une utilisation intellectuelle et littéraire sérieuse. En conséquence, en publiant les deux histoires, l’auteur prend toutes les précautions pour cacher son identité. Sa première histoire est publiée anonymement dans Kol mevaser, et présentée comme un testament authentique confié à un vrai colporteur de livres local, connu sous le nom de Senderl, changé par l’éditeur en Mendele, chargé de rendre le document public. La deuxième histoire, publiée sous forme de brochure, est signée de l’acronyme alef, yud, shin (ish, hébreu pour homme). Il est offert au public (sérieusement ou non, ce n’est pas clair) par le même colporteur itinérant, Mendele, en guise d’introduction et de publicité pour un prochain texte yiddish sur les sciences naturelles.

Les deux histoires sont présentées comme des autobiographies authentiques, organisées autour du thème de la désillusion et comportant une perception fallacieuse de la réalité qui finit par céder la place à une vision sensée fondée sur la raison et la morale. Elles reflètent clairement les objectifs du jeune Abramovitch, qu’il partage avec la plupart des maskilim: l’éducation est la panacée, la solution unique aux nombreux problèmes que rencontre la communauté juive de ce temps. Essentiels pour la formation de l’esprit et du cœur de la jeunesse juive, des outils éducatifs adaptés feraient émerger une génération de personnes épanouies, économiquement indépendantes et moralement structurées. Ainsi, «Dos vintshfingerl» – une allusion à la croyance superstitieuse aux solutions miraculeuses (y compris le messianisme) – sera remplacé par le réalisme et le bon sens de la science, «l’anneau magique naturel» qui seul pourra offrir de vraies solutions à tous les problèmes.

Peu à peu, cependant, l’emprise sur Abramovitch de ce credo typique du maskil, s’affaiblit. Traditionnellement, les Lumières juives et leurs représentants hébreux ont partie liée avec la classe moyenne commerçante. Ils s’appuient sur le patronage de ce groupe en expansion de grands et moyens entrepreneurs qui participent au développement du capitalisme en Europe de l’Est, et supposent en outre que ce groupe serait la source de la rationalité, du bon sens et des attitudes libérales, parmi la population juive dans son ensemble. Abramovitch partage au départ cette croyance, mais après avoir rencontré la hiérarchie des pouvoirs à Berdichev, il conclut que les classes moyennes ne se soucient que de leurs propres privilèges économiques. Ils se soucient peu de la moralité ou de la liberté de l’individu et sont tout à fait disposées à collaborer avec des éléments «obscurantistes» tels que les dynastes hassidiques et les dirigeants communaux corrompus au détriment des pauvres.

L’éloignement progressif d’Abramovitch des amarres socio-idéologiques de la Haskalah est sans doute lié à son passage au yiddish, qui signifie non seulement un changement de langage et de mode narratif – non plus autoritaire, omniscient, objectif, mais familier, monologico-dramatique, subjectif – mais qui marque également un changement en matière de thématique. Dans les deux ouvrages yiddish qu’il publie en 1869, Abramovitch change radicalement l’orientation sociale de sa fiction. Dans l’un, « Fishke der krumer » (Fishke le boiteux), un estropié simplet raconte l’histoire de sa vie dans le monde juif à deux membres de la classe moyenne inférieure: Mendele le colporteur de livres et Alter, un autre colporteur. Bien qu’inculte, l’estropié est un mentsh, et l’issue de l’histoire, dans laquelle les deux colporteurs sont moralement édifiés par les mots involontairement troublants de Fishke, aboutit à subvertir la notion d’éducation formelle comme panacée pour toute vie juive. En mettant en question le concept central de la Haskalah, Abramovitch apparaît ici comme un écrivain révolutionnaire, en phase avec la nouvelle vague européenne d’intérêt pour les pauvres, les couches inférieures de la société et les questions morales popularisées par Victor Hugo, Eugène Sue, Charles Dickens, et le jeune Dostoïevski. Le sous-titre de l’histoire, « A mayse fun oreme-layt » (Une histoire de pauvres), souligne cette connexion.

Dans son deuxième ouvrage et premier drame, Di takse (La Taxe sur la viande kasher), 1869, Abramovitch fait des efforts pour différencier les différents représentants de la classe moyenne. Cependant, la différenciation ne sert qu’à souligner leur dénominateur commun: la volonté de tous de coopérer tant que c’est profitable, ainsi que le désir commun d’exploiter les pauvres et les sans-pouvoir. Le « raisonneur » de la pièce, Shloyme Veker, tente d’aider les pauvres, mais, ce faisant, suscite l’hostilité des bourgeois. L’idée que l’éducation pourrait faire une différence significative est présentée comme absurde dans cette satire swiftienne. L’éducateur lui-même est englouti avant de réussir à transmettre la moindre connaissance.

Les années 1870 sont les années les plus éprouvantes de sa vie. Bien qu’ordonné au séminaire rabbinique parrainé par le gouvernement à Jitomir en tant que rabbin de la couronne après une brève période d’étude, il ne réussit pas à trouver une situation. Incapable de joindre les deux bouts, il gaspille beaucoup d’énergie dans des travaux d’amateur. Néanmoins, c’est au cours de cette période qu’il atteint sa maturité d’écrivain. En 1873, il écrit son brillant roman satirique et allégorique, Di klyatshe (La haridelle), et remporte un second triomphe artistique en 1878 avec la publication de la première partie de son épopée: Kitser masoes Binyomin hashlishi (Les brefs voyages de Benjamin III). Alors que ses premières fictions étaient rudimentaires et squelettiques, les réalisations des années 1870 sont illuminées par l’extraordinaire talent de l’auteur.

Libéré des préoccupations habituelles de la Haskala, Abramovitch commence à considérer la dynamique et l’évolution de l’histoire juive. Il aperçoit, par exemple, que l’antisémitisme n’est pas seulement un vestige du Moyen Age mais fait partie intégrante de la mentalité européenne qui ne montre aucun signe de disparition, changeant simplement de formes extérieures. Ses nouvelles idées (d’abord élaborées dans un journal d’écrivain dont de simples fragments survivent) trouvent leur expression dans Di klyatshe et le long poème allégorique Yudl (1875), ainsi que dans de long essais en hébreu tels que « Mah anu? » Que sommes-nous? 1875) et dans « Ahavah le’umit ve-toldotehah » (Le patriotisme et ses conséquences, 1878); ce dernier met en garde contre les conséquences du chauvinisme. Dans Di klyatshe, le protagoniste, Isrolik, un éducateur rationaliste maskilique typique, rencontre l’essence de sa propre identité historique nationale personnifiée par une malheureuse jument à la dernière extrémité. Au début, Isrolik offre à la bête le remède traditionnel de la Haskalah: l’amélioration de soi par l’éducation, mais aussi démoralisée et la soumise que soit la jument, elle a appris de sa longue expérience de persécution. Au fur et à mesure que l’histoire se déroule, la haridelle devient de plus en plus franche et intime avec son bienfaiteur autoproclamé. « Comment une créature affamée et persécutée pourrait-elle s’améliorer grâce à l’éducation? » demande-t-elle. La stipulation selon laquelle l’aide aux nécessiteux devrait dépendre de l’amélioration de soi est-elle réaliste, juste ou moralement soutenable? Sa réponse négative, «On ne danse pas avant de manger», est d’une logique dévastatrice au plan moral et pratique. Ainsi, l’intellectuel et érudit Isrolik, un peu comme Mendele et Alter dans «Fishke der krumer», est ramené au rôle d’un humble élève, et la jument ignorante devient son maître. Comme allégorie morale, conte fantastique psychologiquement convaincant et roman d’idées, Di klyatshe s’apparente au Candide de Voltaire et aux Voyages de Gulliver de Swift.

En 1881, en pleine crise personnelle (entre autres malheurs, son fils aîné, Mikhail, se converti au christianisme et épouse une chrétienne), Abramovitch est invité à diriger une nouvelle école fondée par la communauté juive d’Odessa. Il accepte volontiers cette assurance de stabilité financière et la possibilité de déménager dans la ville qui a émergé dans la seconde moitié du XIXe siècle comme le creuset de la culture littéraire juive moderne et du mouvement sioniste naissant sous sa forme pré-Herzlienne d’Europe de l’Est. Il est rapidement intégré dans le cercle des intellectuels juifs nationalistes d’Odessa, et l’atmosphère revigorante ravive son élan littéraire. A partir de son mélodrame, Der priziv (La conscription, 1884), de nouvelles publications suivent en abondance.

Abramovitch développe maintenant un double programme littéraire: réécrire complètement toutes ses œuvres antérieures et tenter de donner une expression à l’atmosphère qui a émergé à la suite des pogroms de 1881-1882 et de la revitalisation de la politique nationale juive qui s’en suit. Le premier projet prend progressivement le dessus sur l’activité littéraire d’Abramovitsh et l’occupe pour le reste de sa vie active. Il n’écrit qu’un roman entièrement nouveau, l’autobiographique Shloyme Reb Khayims (jamais achevé, 1899-1912). Ses premières histoires, en particulier « Fishke der krumer » (1888) et « Dos vintshfingerl » (1888-1909), paraissent dans leurs versions maintenant canoniques en tant que romans.

Le deuxième projet donne lieu à une douzaine de nouvelles et courts romans écrits presque exclusivement en hébreu. Ces histoires comprennent « Be-Seter ra’am » (Dans les lieux secrets du tonnerre, 1886-1887), « Shem va-Yefet ba-‘agalah » (Shem et Japheth dans le compartiment du train, 1890), « Lo naḥat be -Ya’akov « (Il n’y a pas de bien dans Jacob, 1892), » Bi-Yeme ha-ra’ash « (Dans les Jours de Tumulte, 1894), et » Bi-Yeshivah shel ma’alah uvi-yeshivah shel mata  » (Dans l’Assemblée Céleste et la Terre (1894-1895). Ils captent l’atmosphère dense de la vie juive dans la Russie tsariste au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, mais voient cette période tumultueuse d’une distance ironique. Les œuvres s’adressent principalement aux lecteurs de littérature hébraïque en plein essor, dont l’attention à ces humeurs et ces problèmes est plus pressante que celle du public yiddish.

Au cours de ces années, Abramovitch se consacre à la refonte de presque toutes ses grandes fictions yiddish (sauf « Dos kleyne mentshele ») en hébreu, en les traduisant ou plutôt en les reconstituant artistiquement.

La vénération qui s’attache à Abramovitch est exprimée par le jeune Sholem Aleichem qui, en 1888, le surnomme « le grand-père » de la littérature yiddish. Alors que de nombreux lecteurs supposent à tort que le personnage principal d’Abramovitch, Mendele Moykher-Sforim, est un pseudonyme, Mendele est devenu un intime de chaque famille. La stature héroïque de l’auteur est avant tout une conséquence de ses réalisations artistiques. Elle est également favorisée par la montée du nationalisme juif et la fonction culturelle que la littérature juive s’approprie à l’époque. La perception du yiddish a été transformée d’un simple jargon en une langue nationale à égalité avec l’hébreu. Abramovitch, maintenant le parangon du bilinguisme yiddish-hébreu, soutient que pour un écrivain juif, s’exprimer dans les deux langues est comme respirer à travers les deux narines. Ainsi, deux «éditions du jubilé» de son œuvre ont été publiées, en hébreu (1909-1912) et en yiddish (1911-1913).

(Source: YIVO)