Ephéméride | Eric Vogel [8 Janvier]

8 janvier 1943

Eric Vogel soumet au commandant du camp de concentration de Theresienstadt une requête pour l’autorisation d’un orchestre de jazz amateur, les « Ghetto Swingers ».

Le premier groupe tchèque amateur jouant au Café était dirigé par Eric Vogel et Pavel Lipensky. Les Ghetto Swingers étaient composés du Dr Brammer au piano, du Dr Kurt Bauer aux percussions, Fr. Goldschmidt à la guitare, Fasal à la contrebasse, l’ingénieur Vogel à la trompette, Langer, saxo ténor et clarinette, et Fr. Mautner, trombone.

« En décembre 1943, l’embellissement de Thérésienstadt commença. Des équipes de travail aménagèrent des terrains de jeux, les baraques qui bordaient les rues principales furent rénovées, des rosiers furent plantés et les «boutiques» furent équipées de vitrines. Le programme officiel fut élargi, une culture qui avait été interdite dans le Reich pendant plusieurs années commença à s’épanouir.

La Croix-Rouge internationale avait annoncé qu’elle inspecterait Theresienstadt. Les nazis ne pouvaient pas ignorer cette demande. Ils ne le voulaient pas. Au contraire, en définitive, le plan qui se prolongeait derrière le camp modèle serait rempli. Les stratèges de la propagande et l’administration ont tout préparé en détail minutieux et cruel.

La première étape consistait à déporter environ sept mille détenus âgés et malades à Auschwitz-Birkenau pour assurer une certaine «jeunesse» dans le camp. Après cela, l’image «embellie» du camp fut complétée par des installations grotesques comme une banque pour la monnaie ridicule du ghetto. Les rues et les simples chemins furent lavés à l’eau savonneuse, les fenêtres donnant sur la rue furent décorées de rideaux colorés et les troisièmes étages des lits furent démolis.

Les ensembles de théâtre et de cabaret durent répéter des scènes choisies de différentes pièces de théâtre, une chorale composée d’une centaine de chanteurs prépara le Requiem de Verdi, nous mêmes et l’orchestre à cordes de Karel Ancerl dûmes étudier un programme spécial pour le jouer au « parc de la ville », dans un dans pavillon en bois construit spécialement pour nous – du « Bugle Call Rag » à « Bei mir bist du schön », à un arrangement jazz de l’opéra pour enfants de Hoffmeister et Krása, écrit à Prague, qui deviendra plus tard un succès international, Brundibar.

Theresienstadt fut transformé en un village Potemkine: la duperie du comité de la Croix-Rouge internationale fut un succès incompréhensible. La vie du camp disparut sous un grand manteau de cadavres sentant la rose. On ne put trouver nulle part le moindre soupçon de souffrance et de misère. Partout où la commission d’inspection se rendit, ils virent des acteurs répétant ou jouant une pièce devant un public enthousiaste et dûment amené.

Dès qu’ils furent partis, la mise en scène fut interrompue et les conditions «normales» furent rétablies. Nous avions espéré que la délégation de la Croix-Rouge verrait au travers de la mascarade quand ils auraient interrogé individuellement les détenus et appris la véritable ampleur de l’horreur. Mais loin de là. Peut-être qu’ils ne voulaient pas connaître la vérité en détail? Ces productions macabres étaient une répétition générale d’un film infâme intitulé « Der Führer schenkt den Juden eine Stadt » (Le Führer offre une ville aux Juifs). Je n’ai jamais été capable de comprendre comment on pouvait croire que les nazis eux-mêmes avaient trouvé ce titre.
Je présume que le titre était le résultat d’une blague juive typique. Le fait qu’il ait été accepté sans question pendant si longtemps nous en dit sur ce qu’il reste à réexaminer avant de pouvoir faire face à certains événements du passé.

Au début de 1944, peu après l’arrivée de Martin Roman, l’acteur, ancien ténor et commédien d’opérette, Kurt Gerron, fut amené de Westerbork à Theresienstadt. Il était devenu une célébrité en 1928 quand il joua Tiger Brown dans la première du « Dreigroschenoper » (l’Opéra de quat’sous)de Brecht et Weill. En 1930, il avait joué le magicien Kiepert dans le film « Der Blaue Engel » (L’Ange bleu) avec Emil Jennings et Marlene Dietrich, le point culminant de sa carrière.

Celle-ci prit cependant un tour décisif et macabre quand, en échange de la vie sauve, il fut chargé de diriger un film, écrit en 1943, sur la vie confortable des Juifs à Theresienstadt – pendant que «les soldats allemands risquaient leur vie pour eux au front».
Le film présentait tout ce que le cynisme cruel des nazis avait à offrir. Et c’était beaucoup: des scènes de foule avec jusqu’à dix-sept mille figurants souriants, une ville entière transformée en un décor de théâtre en sucre, un camp de concentration sous les dehors d’un parc d’attractions. A tous ceux qui participèrent à la production fut promise la liberté. Les images ensoleillées montraient les sourires pleins d’espoir des jeunes filles qui marchaient vers les champs, une chanson aux lèvres, les familles qui faisaient du shopping, allaient à la banque, surveillaient les enfants au terrain de jeu ou regardaient un match de football.

Le commandant du camp, le SS Rahm, était engagé dans une discussion animée avec les enfants qui avaient reçu l’ordre de se plaindre de la nourriture. « Oncle Rahm, pourquoi devons-nous encore manger des sardines? »
Les « Ghetto Swingers », installés dans le pavillon, chauffaient le public enthousiaste. Nous devions porter des smokings. Certains d’entre nous, dont moi-même, en avaient déjà reçu un. Il n’y avait pas assez de tenues de soirée pour tout le monde, mais nous reçûmes tous de nouvelles chemises blanches avec l’étoile de David cousue.
Le problème posé par nos chaussures usées fut résolu en plaçant une rangée de pots de fleurs devant nous et des banderolles portant notre logo, très adaptées pour un ensemble populaire.

Des jeunes hommes bien choisis exhibaient leurs torses nus et balançaient leurs marteaux sur la musique d’Offenbach. Des mères élégamment habillées lisaient à leurs enfants des livres de la bibliothèque du camp vraiment bien achalandée.

Kurt Gerron lui-même se planta devant la caméra et, devant deux mille spectateurs, déclama la chanson de Macky Messer sur une scène en plein air du camp. Tous les participants reçurent l’assurance qu’ils recevraient des rations spéciales et des colis alimentaires, même s’ils savaient d’où ils venaient: les détenus du camp de Theresienstadt étaient autorisés à avoir une correspondance limitée avec leurs proches restés à la maison. Ces messages ne pouvaient pas dépasser vingt-cinq mots sans autorisation spéciale et ne pouvaient rien contenir de négatif. La plupart du temps, ils se limitaienbt à une lettre pré-imprimée: « Je vous remercie de la réception de votre colis. . .  » et incluaient une demande d’envoi du paquet suivant. L’administration du camp était ravie que les familles réagissent rapidement à ces demandes puisqu’elles savaient comment exploiter cette situation. Des prisonniers sélectionnés devaient écrire des lettres pré-datées et demander plus de paquets. Au moment où les paquets arriveraient, les destinataires seraient déjà morts.

Le 23 septembre, après le service du soir pour Yom Kippour, le responsable juif Epstein, annonça, au nom du commandant du camp, le début de l’Arbeitseinsatztransporte nach Osten (transport de travailleurs vers l’Est). C’était là notre récompense: la déportation à Auschwitz-Birkenau. Jusqu’à la fin, nous nous étions accrochés à la croyance que nous pouvions croire ce que l’administration et les gardes avaient promis. Maintenant nous avions compris. Une bonne trentaine de milliers de personnes, parmi lesquelles sept mille enfants, commenceraient leur dernier voyage au cours des semaines suivantes. »

Tous les membres de l’orchestre furent envoyés à Auschwitz. Martin Roman et Coco Schumann survécurent. Coco publia plus tard ses mémoires, dont ce témoignage est extrait. Eric Vogel parvint à s’évader d’un convoi vers Dachau. Les autres furent gazés.