21 janvier 1953
Lydia Timachouk reçoit l’ordre de Lénine pour avoir démasqué des médecins assassins.
Le 13 janvier 1953, en haut et à droite de la première page de la Pravda un gros titre dénonce « De misérables espions et assassins sous le masque de professeurs de médecine ». L’article qui suit stigmatise « DES HOMMES VIVANTS, ennemis cachés de notre peuple ». En page quatre, un communiqué de presse précise la portée de ces menaces. Il annonce en titre l’« arrestation d’un groupe de médecins saboteurs […] qui cherchaient, en leur administrant des traitements nocifs, à abréger la vie des hauts responsables de l’Union soviétique ». Ils sont accusés d’avoir assassiné Jdanov et Chtcherbakov et de préparer le meurtre de cinq chefs militaires soviétiques (Vassilievski, Govorov, Koniev, Chtemenko et Levtchenko).
Il énumère neuf noms de médecins dont six juifs (Vovsi, les deux frères Kogan, Feldman, Etinguer, Grinstein) et trois Russes (Vinogradov, Iegorov, Maiorov), plus Mikhoels, assassiné cinq ans plus tôt, jour pour jour, et Chimieliovitch, fusillé le 12 août 1952. À la fin de la liste, la mention « et d’autres » annonce de nouvelles arrestations et inculpations et laisse ainsi la menace planer sur tout médecin connu. Le communiqué distingue cinq médecins « liés à l’organisation nationaliste juive bourgeoise internationale Joint, créée par les services d’espionnage américains », et trois agents des services de renseignements britanniques et sionistes.
Arrivant à son travail ce jour-là, Lila Lounguina est accueillie par une exclamation haineuse d’une employée de la section des cadres qui glapit en lui tendant la Pravda : « Vous avez vu, les vôtres, ce qu’ils ont fait ? » « En lisant cela, écrit-elle, je sentis mes jambes se dérober sous moi et je me dis : cette fois-ci on va tous y passer […] ; nous étions rejetés de la vie qui avait été jusqu’ici la nôtre. Les voisins ne nous parlaient plus, les malades refusaient de se faire soigner dans les polycliniques par les quelques médecins juifs qui n’avaient pas encore été licenciés. »
Les accusations de crimes rituels réapparaissent dans les campagnes.
À Moscou même la rumeur court que les médecins et les pharmaciens juifs tentent d’empoisonner les simples gens et que des pogromes se préparent. La mairie ferme la pharmacie de la rue du 25-Octobre qui jouxte la place Rouge.
Parmi ces bruits fantastiques, que l’on prend trop souvent aujourd’hui pour l’ombre ou l’écho de faits avérés, circule l’« information » que tous les juifs vont être envoyés en Sibérie pour les sauver –aurait dit Staline –du courroux légitime du peuple russe.
Dans la classe de la fille du docteur Jacob Rappoport, les élèves discutent du châtiment futur des criminels destinés à être pendus sur la place Rouge et se demandent s’ils pourront y assister.
La rumeur galope. Les ouvriers de l’usine des Tracteurs de Stalingrad votent à l’unanimité une résolution en faveur de la déportation totale des juifs.
Le 20 janvier, Malenkov convoque Lydia Timachouk au Kremlin et, à sa grande stupeur, lui transmet les remerciements de Staline pour le courage qu’elle avait manifesté quatre ans et demi plus tôt en dénonçant les médecins qui avaient soigné Jdanov comme des « saboteurs ». Elle n’écrivait pourtant rien de tel dans sa lettre d’août 1948 qu’à dater de ce jour, la presse de Moscou évoque sans jamais la citer. Aucun des médecins, en effet, que Timachouk critiquait pour avoir rejeté son diagnostic sur l’infarctus du myocarde de Jdanov (Vinogradov, Iegorov, Vassilenko et Maiorov) n’était juif.
Staline confie alors à Mikhailov, antisémite convaincu, chargé de prononcer le discours solennel pour l’anniversaire de la mort de Lénine le 21 janvier, un projet de lettre ouverte à publier dans la Pravda. Du 20 au 23 janvier, de nombreux intellectuels juifs sont reçus au siège de la Pravda par deux apparatchiks juifs dociles, l’historien Mints et Khavinson (Marinine), qui les invitent à apposer leur signature au bas de cette lettre dont le texte s’est perdu ou a été détruit. Il proposait le transfert –c’est-à-dire la déportation –, après le procès des médecins-assassins, d’une partie de la population juive soviétique vers l’Est sous le prétexte de la protéger de la fureur des Russes indignés.
Certains signent, la honte au ventre, d’autres refusent, comme l’artiste Mark Reizen, le général Jacob Kreizer, l’historien Arkadi Jerusalimski, le compositeur Dounaievski et les écrivains Benjamin Kaverine et Ilya Ehrenbourg. Un troisième écrivain, Eugène Dolmatovski, refuse en susurrant : « Ça n’aurait pas de sens, pour tout le monde je suis un poète russe » et non juif.
On ne connaît de ce projet de lettre que les brèves remarques faites par plusieurs d’entre eux. Ainsi Benjamin Kaverine y voit « une sentence qui confirmait les bruits qui circulaient depuis longtemps sur les baraquements construits en Extrême-Orient pour y installer de futurs ghettos ». Le pianiste Blanter, qui signe, racontera plus tard à Jacob Rappoport, l’un des médecins arrêtés : « Chaque matin, j’ouvrais la Pravda les mains tremblantes, de peur d’y trouver ce document infâme avec ma signature. »
Kaganovitch refuse de donner sa signature à Mikhailov, venu le trouver de la part de Staline qui lui demande ensuite les raisons de ce refus, Kaganovitch répond : « Je suis membre du bureau politique du comité central du PCUS et non une personnalité sociale juive. Je signerai un papier en tant que membre du bureau politique […] mais pas en tant que personnalité sociale juive. Si nécessaire, j’écrirai un article en mon nom. » Il offre ainsi ses services. Staline accepte.
Le 10 février, la Sécurité arrête Maria Weizmann, la sœur de Haim Weizmann, le président de l’Organisation sioniste mondiale et le premier président d’Israël. Le 13, la Pravda dénonce « Pour une juste cause », où « Grossman n’a pas créé une seule image vive, vivante, de communiste de l’épopée de Stalingrad ». Au lecteur de deviner tout seul qu’un juif ne peut créer une telle image. L’auteur de l’article n’ose pas aller au-delà de l’implicite.
Les petits bureaucrates n’ont pas cette réserve. Ce même 13 février, le comité du parti de l’arrondissement de Krasnaia Presnia à Moscou informe le comité central : « Les ouvriers du combinat Tkhekhgornaia proposent d’expulser tous les juifs de Moscou et de reloger dans leurs appartements les ouvriers qui réalisent le plan quinquennal. »
Le 22 février, une circulaire de la direction de la Sécurité, envoyée dans tous les services du ministère, ordonne d’en chasser immédiatement tous les juifs, indépendamment de leur âge et de leur rang. Dans tous les services de la Sécurité, le 23 février, tous les agents juifs, convoqués en hâte, doivent rendre immédiatement leurs dossiers, leurs laissez-passer, leur uniforme. Motif officiel : « Réduction d’effectifs. » Une telle mesure semble suggérer leur arrestation prochaine. « Au mois de mars, déclarera plus tard son chef, le MVD d’Estonie, sur ordre du MVD d’URSS, a limogé des organes, sans étudier leurs dossiers tous les fonctionnaires de nationalité juive, sans tenir compte de leur situation ni de leurs années de service. Cela a fait naître une situation de chasse aux sorcières contre les juifs. »
Depuis des mois, le Kremlin lançait une campagne internationale contre les États-Unis accusés de déclencher la guerre bactériologique en Corée. De faux témoins confirment que les avions américains lâchent sur la Corée des bombes truffées de microbes chargés de répandre la peste. Présenter les médecins juifs comme des espions américains, c’est stigmatiser le juif comme porteur de miasmes et de bacilles. Le complot des blouses blanches réactive ainsi à la fois le mythe du juif empoisonneur buveur de sang et de la conspiration internationale, puisque le juif, membre d’une diaspora mondiale, transporte les bacilles venus d’Occident à travers les frontières.
Le 1er mars, Staline est frappé par une congestion cérébrale. La Pravda du lendemain ne publie aucune des imprécations rituelles depuis deux mois contre les « ennemis du peuple », « les saboteurs », les « espions, » les « assassins » et les « nationalistes bourgeois ».
Ironie du sort, le 6 mars à six heures du matin, après un long et lugubre roulement de tambour suivi de l’hymne national, c’est la voix du speaker le plus célèbre d’Union soviétique, le juif Levitan, qui annonce : « Le cœur de Joseph Vissarionovitch Staline, compagnon d’armes de Lénine et génial continuateur de son œuvre, guide sagace et éducateur du parti communiste et du peuple soviétique, a cessé de battre. »
Dans la Pravda du 4 avril, un communiqué du ministère de l’Intérieur dirigé par Beria annonce que le complot des blouses blanches a été fabriqué, que l’instruction est interrompue, les accusés libérés et réhabilités.
Dans une des lettres hystériques qu’il rédige au lendemain de son arrestation, après la mort de Staline, l’ancien vice-ministre de la Sécurité d’État Rioumine vocifère : « Les Juifs sont bien plus dangereux que toutes les bombes atomiques et à hydrogène réunies ! Ces Juifs, si on ne les arrête pas à temps, vont forcer toute l’humanité à cracher le sang. »
