Ephéméride |Charles Dickens [7 Février]

7 février 1812

Naissance de Charles Dickens. Avec le Fagin de son roman « Oliver Twist », il a créé un des personnages de Juif les plus abjects de la littérature universelle.

Quand « Oliver Twist » fut publié en feuilleton en 1837, ce fut un succès phénoménal. Et le vieux Juif retors qui dirige une école pour enfants voleurs était au centre de son portrait irrésistible de la vie des criminels et des prostituées de l’East End de Londres. Le roman prêta à controverse dès le début. Les romanciers bien élevés n’écrivaient sur ce que Dickens a décrit plus tard comme « la véritable lie de la vie ». C’était tout un monde loin de la gaieté des « Pickwick Papers ». Mais c’est ce que beaucoup ont vu comme l’antisémitisme qui parcourt la description de la figure menaçante de Fagin qui était le plus controversé.

Le livre, comme tout l’oeuvre de Dickens, ne fut jamais épuisé – ce qui n’est guère surprenant car il combine récit captivant, caractérisation imagée, conscience sociale et sentimentalité déchirante dans les bonnes proportions. L’intrigue d’Oliver Twist a été adaptée pour l’écran plus de 20 fois, dont la dernière par Roman Polanski en 2005. Mais le personnage de Fagin a transcendé l’intrigue du roman pour devenir, comme seulement une poignée d’autres figures littéraires, un personnage à part entière.

La communauté juive s’en inquiéta dès le début. En 1854, le « Jewish Chronicle » s’attristait que « les Juifs seuls étaient exclus du « cœur compatissant » de ce grand auteur et puissant ami des opprimés ».
« Oliver Twist », comme tant d’autres romans de Dickens, avait été un livre de propagande, ciblé contre le Poor Law Amendment Act de 1834 qui condamnait un grand nombre de démunis à des conditions de semi-emprisonnement. Mais le livre se réfère à Fagin à de multiples reprises – pas moins de 257 fois dans les 38 premiers chapitres – comme « le Juif » alors que la race et la religion de l’autre méchant, Bill Sikes, ne sont pas mentionnées.

Malgré tout, la réponse de Dickens fut ou naïve ou hypocrite. « Je ne vois aucune raison pour que les juifs me considèrent comme « hostile envers eux », en rappelant que dans son Histoire d’Angleterre pour les Enfants, il avait exprimé « une profonde horreur » du sort fait aux Juifs.

Mais en 1860, il mit sa maison en vente. Elle fut achetée par un homme que Dickens décrivit à un ami comme « un juif prêteur d’argent » mais qu’il décrivit plus tard comme honnête, attentionné et un gentleman. Trois ans plus tard, l’épouse du nouveau propriétaire, Eliza Davis, écrivit au romancier en exprimant sa surprise que « Charles Dickens, le grand cœur, dont les œuvres plaident si éloquemment et si noblement pour les opprimés de son pays … ait encouragé un vil préjugé contre l’Hébreu méprisé ». Il avait fait, dit-elle, « un grand tort » au peuple juif.

Au début, Dickens se tint sur la défensive. Fagin était le seul Juif dans l’histoire, dit-il, et « tout le reste des méchants personnages du drame sont des chrétiens ». Fagin avait été décrit comme un Juif, expliqua-t-il, « parce que c’était malheureusement le cas à cette époque, cette classe de criminels était presque invariablement juive ». Si les Juifs se sentent offensés, dit-il, alors « ils sont beaucoup moins sensés, beaucoup moins justes et de beaucoup moins bon caractère que ce que j’ai toujours supposé ».

« Je ne peux pas contester le fait qu’à l’époque à laquelle Oliver Twist se déroule, il y avait des Juifs receleurs de biens volés », rétorqua Eliza Davis dans une lettre récemment découverte. Les perspectives professionnelles ouvertes aux juifs ashkénazes étaient sévèrement limitées à cette époque, comme le reconnaît Ben Kingsley, qui joue le rôle de Fagin dans la version de Polanski: « Cela se résumait pour l’essentiel à … vous pouvez acheter et vendre des vêtements d’occasion, vous pouvez être chiffonnier et vous pouvez prêter officieusement de l’argent. »

Mais même ainsi, déclara Mme Davis à Dickens: « Je ne pense pas que cela nuirait à un auteur d’examiner de plus près les moeurs et le caractère des Juifs britanniques et de les représenter tels qu’ils sont réellement. »

La réponse de Dickens fut double. Il arrêta la réimpression d’Oliver Twist – qui était à mi-chemin – et modifia le texte qui n’avait pas encore été imprimé (c’est pourquoi, aujourd’hui encore, Fagin est appelé «le Juif» 257 fois dans les 38 premiers chapitres mais seulement dans un petit nombre des 179 références dans le reste du livre).

Et dans son roman suivant, qui s’avéra être le dernier, « Our mutual Friend », il inclut un personnage majeur, Riah, dont la bonté est presque aussi totale que la méchanceté de Fagin – et qui offre cette condamnation éloquente des préjugés anti-juifs « Les gens disent: » C’est un mauvais Grec, mais il y a de bons Grecs, c’est un mauvais Turc, mais il y a de bons Turcs « . Il n’en va pas ainsi pour les Juifs … ils prennent les pires de chez nous comme des échantillons des meilleurs, ils prennent les plus bas d’entre nous comme des représentations des plus élevés, et ils disent: « Tous les Juifs sont pareils ». Mme Davis envoya à Dickens une copie de la Bible hébraïque et anglaise de Benisch, en remerciement pour sa réparation.

Mais il y a plus dans l’histoire de Fagin que les intentions de son créateur. Car Fagin a acquis un statut mythique. Dickens ne connaissait aucun Juif quand il conçut le personnage (il s’était basé sur des compte-rendus de journaux au sujet d’un Juif réel nommé Ikey Solomons, mort en 1850). Mais Fagin se tient sur les épaules d’une longue lignée de méchants Juifs littéraires: la représentation de Barrabas dans les mystères médiévaux, les égorgeurs du conte « la Prieure » de Chaucer; le monstrueux Juif de Malte de Marlowe et le Shylock de Shakespeare. Aucun d’entre eux n’était tiré de la réalité – il n’y avait plus de Juifs en Angleterre après leur expulsion en 1290 jusqu’à ce qu’ils soient invités officieusement par Oliver Cromwell en 1664. Mais le Juif était une abstraction vilipendée dans la légende médiévale et le folklore. Fagin sortit tout droit de cette tradition.

« Fagin n’est pas un méchant ordinaire », dit Milton Kerker. « C’est l’épouvantail juif médiéval traditionnel, le Juif qui n’est pas simplement le vicaire atavique de Satan, mais le Juif grotesque, le Juif retors dans le coeur duquel Satan est réellement logé. »
Et si vous pensez que c’est fantaisiste, lisez comment Dickens présente son scélérat – debout devant un feu, une fourchette à la main, avec un visage vil et repoussant, et des cheveux roux emmêlés. Le diable portait des cheveux roux dans les pièces de mystère médiévales. Dickens mentionne à plusieurs reprises Fagin comme le «vieux gentleman», un euphémisme ancien pour le diable, comme le dit Bill Sikes quand il dit que Fagin a l’air de sortir tout droit du «vieux» sans aucun père du tout entre vous ».

Dans l’inconscient littéraire, Fagin est projeté dans le rôle satanique traditionnel du corrupteur d’innocents, un diable méphistophélique qui cherche des enfants chrétiens. Dans la cellule de prison de Fagin, Oliver propose de prier avec le condamné. Dites-en une, à genoux, avec moi, et nous parlerons jusqu’au matin. Mais le Juif est imperméable à ces prières chrétiennes. Quelle qu’ait été l’intention de Dickens, il colporta un mythe qui avait empoisonné la psyché du monde occidental.

Les historiens du cinéma offrent un commentaire intéressant à ce sujet. Au cours des 100 dernières années, le portrait des Juifs au cinéma a évolué de manière révélatrice. Dans l’ère du cinéma muet, les Juifs, lorsqu’ils n’étaient pas des prêteurs d’argent, étaient représentés avec les Irlandais et les Noirs comme des bouffons. Dans les années 1920, on leur donnait des caractéristiques pittoresques de minorité ethnique avec des noms comme Frisco Sally Levy et Kosher Kitty Kelly. Et le conflit entre un Américain et un Juif était le sens sous-jacent du premier vrai film parlant, « The Jazz Singer », bien que les personnages juifs aient été remarquablement absents des écrans dans les années 1930. Les Juifs n’étaient présents que timidement dans les films de la Seconde Guerre mondiale et ce n’est qu’en 1948 que « Gentleman’s Agreement » affronta l’antisémitisme américain, bien que son producteur, Darryl Zanuck, n’était pas juif.

Cette année-là vit également la première version cinématographique significative d’Oliver Twist (il y avait eu une version oubliable à petit budget de Tod Browning avec Lon Chaney en 1922). La sombre version de David Lean en 1948 fut grandement acclamée à l’époque, mais son Fagin, jouée par Alec Guinness, réveilla les vieilles controverses.

Aux États-Unis, ce conte moralisateur fut censuré pour retirer les représentations de Fagin qui étaient considérées comme les plus offensantes. C’est une preuve extraordinaire de la profondeur et de la puissance du mythe qu’il ait été jugé possible de faire un tel portrait cinq ans seulement après qu’un monde sous le choc ait découvert des images de l’intérieur des camps de concentration nazis et appris l’horrible vérité sur l’extermination de six millions de Juifs.
Bien que l’histoire ait été revisitée sur les écrans petits et grands à plusieurs reprises, la plupart des versions furent des séries télévisées ou des dessins animés pour enfants. La version majeure suivante fut l’adaptation par Carol Reed en 1968 de la comédie musicale « Oliver » de Lionel Bart dans laquelle la question de la judéité fut contournée par Ron Moody jouant un Fagin rigolo, abandonnant le côté menaçant au Bill Sikes d’Oliver Reed.

La version de Polanski aurait due être à l’abri de toute controverse. Après tout, Roman Polanski est un survivant de la Shoah qui n’avait que 11 ans à la fin de la guerre et dont les parents avaient été envoyés dans les camps de concentration. Son affinité avec Oliver venait d’une direction totalement différente de celle des versions précédentes. Son scénariste Ronald Harwood était également juif – alors que l’acteur qui incarnait Fagin, Ben Kingsley, a une ascendance juive du côté de sa mère. « J’ai eu une étoile jaune sur trois pardessus différents dans trois films différents avec trois numéros différents », disait-il, rappelant qu’il avait joué Simon Wiesenthal, Otto Frank et peut-être son rôle le plus acclamé, Itzhak Stern dans la liste de Schindler. .

Mais cela peut ne pas suffire. « Alors que Fagin est blanchi de sa judéïté explicite », se plaignit le critique de cinéma Saul Austerlitz après la sortie de la version de Polanski à New York, « Fagin est toujours équipé d’un nez proéminent comiquement exagéré … [il] arpente la pièce en marmonant « oy, oy ». Fagin ne porte peut-être pas de kippa, et personne dans le film de Polanski ne l’appelle Juif, mais à un niveau un peu plus souterrain, cet Oliver Twist se livre encore à des stéréotypes physiques assez rances ».

« S’il vous plaît, monsieur, j’en veux plus », est une phrase fameuse du jeune Oliver. Mais beaucoup de gens pensent clairement que nous en avons déjà eu assez.