Ephéméride | Gustav Klimt [6 Février]

6 février 1918

Il y a 100 ans disparaissait Gustav Klimt.

Ni Gustav Klimt, ni Egon Schiele, ni Oskar Kokoschka, ces peintres emblématiques de la modernité viennoise au tournant du XXe siècle, n’étaient juifs. Pourtant, ils furent accusés par les antisémites d’imposer le « goût juif ». Et avec quelque raison.

Le manifeste des artistes regroupés dans la » Wiener Secession », mouvement lancé en 1897 avec Klimt à sa tête, ne se donnait-il pas, parmi ses buts, d’instaurer des contacts avec les artistes étrangers, de favoriser l’échange international des idées, de lutter contre l’élan nationaliste qui s’était emparé des pays européens?
Contre ces idées libérales, cosmopolites, soutenues par la grande bourgeoisie juive viennoise, se dressait le courant conservateur, nationaliste, pan-germaniste et antisémite dont le héraut était le maire de Vienne et maître à penser du jeune Hitler, Karl Lüger.

L’industrialisation de la monarchie habsbourgeoise, ainsi que son développement financier furent indissociables de l’activité des entrepreneurs juifs. Dans la partie autrichienne de l’empire austro-hongrois, c’est avant tout à Vienne qu’il faut chercher les grandes dynasties de capitalistes juifs, héritières des Juifs de cour. Au début du XIXe siècle, des banquiers comme Nathan Arnstein ou Bernhard Eskeles s’allient et montent des opérations financières qui en font les pionniers de la révolution industrielle en Autriche ; ils sont notamment parmi les premiers bailleurs de fonds du chemin de fer. Parallèlement, les salons de leurs épouses contribuent à consolider leur position sociale. Après l’émancipation, la politique volontairement bienveillante de François-Joseph et de ses gouvernements envers les Juifs, encourage les possibilités d’investissement et la dynamique du capitalisme juif dans tous les domaines de la vie économique.

Le lien entre l’élite intellectuelle juive et la vie économique étair personnifié par les patrons de presse, deux noms sont évocateurs à cet égard : Moritz Szeps, directeur du Neues Wiener Tagblatt, et Moritz Benedikt, maître tout puissant de la Neue Freie Presse. Un regard sur la famille Szeps permet de comprendre l’entrée des juifs dans la vie intellectuelle de la monarchie. Moritz Szeps est né en Galicie où son père était médecin. Ses propres enfants seront tous des personnages de la scène culturelle viennoise.

Les juifs sont présents dans tous les domaines de la création artistique et littéraire, sur les scènes des théâtres puis même dans les débuts du cinéma, ils sont à l’avant-garde de la médecine et des autres sciences. L’apport du monde juif au rayonnement culturel exceptionnel de Vienne au tournant du siècle est essentiel.

Mais, fait notable, alors que les intellectuels et artistes d’origine juive occupent une place dominante dans presque tous les domaines de la vie intellectuelle dans la Vienne « fin-de-siècle », (70% des écrivains significatifs dans une liste établie par Arthur Schnitzler en 1891!), ils sont quasi absents de la création picturale et des arts plastiques en général.

Tout autre est le panorama si l’on considère les soutiens qui permirent aux figures de proue le l’art moderne d’émerger.
Deux des principaux critiques d’art, Ludwig Hevesi et surtout Berta Zuckerkandl, étaient d’origine juive. C’est elle, qui grâce à ses liens avec l’élite culturelle parisienne (sa soeur était mariée avec le frère de Clémenceau), qui avait organisé la visite de Rodin à Vienne en 1902, et c’est dans son salon, où l’on pouvait croiser Gustav Klimt, Gustav et Alma Mahler, Arthur Schitzler, Hugo von Hoffmannstahl, Sigmund Freud ou Stefan Zweig, que prit naissance le mouvement de la « Secession ».
S’agissant du mécénat privé dont bénéficièrent les artistes de ce mouvement, il était essentiellement juif.
Le Palais de la Secession lui-même, construit pour exposer les oeuvres du mouvement et où se trouve aujourd’hui la fameuse frise « Beethoven » de Klimt, fut financé par Karl Wittgenstein, la magnat autrichien de l’acier et père du philosophe Ludwig Wittgenstein.
La « Wiener Werkstätte », une branche du mouvement dévolue aux arts appliqués fut entièrement subventionnée par Fritz Wärndorfer, héritier de la plus grande entreprise de tissage de coton de l’empire, héritage qu’il faillit d’ailleurs engloutir dans l’affaire.
On peut se faire une idée du soutien dont bénéficia Klimt dans la grande bourgeoisie juive viennoise à travers ses portraits de femmes:
– Margarete Wittgenstein, fille cadette de Karl Wittgenstein et épouse du riche collectionneur américain Jerome Stonborough (né Steinberger). On peut admirer son portrait en jeune mariée par Klimt à la Neue Pinakothek de Munich.
– Szerena Lederer, née Pulitzer, épouse d’August Lederer. August Lederer constitua la plus grande collection d’oeuvres de Klimt en son temps, rachetant la frise Beethoven, faisant réaliser les portraits de sa femme, de sa mère, de sa fille. Il fut également le mécène d’Egon Schiele. En 1938, sa collection fut « aryanisée », c’est-à-dire volée, par les nazis et transférée au château de Immendorf. Lorsque les Alliés s’en approchèrent en mai 1945, les nazis préférèrent y mettre le feu.
– Frederike Maria Beer, fille de l’industriel Emil Beer. Elle fut sans doute une des nombreuses maîtresses de Klimt, sans être pour autant insensible au charme d’Egon Schiele. Son portrait par Klimt, dans un style japonisant, est un des joyaux du musée de Tel-Aviv.
– Adèle Bloch-Bauer, fille du banquier Moriz Bauer et épouse de Ferdinand Bloch, propriétaire de la plus grande raffinerie de sucre du pays. Fait unique, Klimt fit son portrait deux fois. Le premier portrait, peint en 1907, est mondialement célèbre. Spolié par les nazis, il ne fut restitué à la famille qu’en 2006, après une longue bataille judiciaire avec l’état autrichien. L’histoire a été portée à l’écran dans le film « La femme au portrait » (2015) avec Helen Mirren.
On estime aussi qu’elle servit de modèle au tableau « Judith et Holopherne » (1901), à l’érotisme incandescent, la pire des abominations juives aux yeux des antisémites.

Judith vient de tuer Holopherne et pourtant son visage, ses yeux mi-clos expriment le plaisir et la volupté.
La tunique de Judith est transparente, son sein droit est perceptible, en revanche son sein gauche et son ventre sont dénudés, sans pudeur. Un collier en or et en pierreries lui enserre le cou. Sa chevelure est volumineuse et ses cheveux semblent frisés.
La main de Judith ne tient pas la tête d’Holopherne, elle est à peine posée, presque caressante.
Sa bouche, petite et légèrement entrouverte, exprime la sensualité. C’est la bouche d’une femme qui vient d’être embrassée ou qui se prépare à l’être. Par pure provocation, le regard de Judith est fixé sur le spectateur, ce qui, compte-tenu de l’atrocité de l’événement, le met tout à fait mal à l’aise.
En règle générale, les femmes symbolisent la vie, qu’elles portent en elles alors que dans cette oeuvre un crime atroce vient d’être commis par une femme et celle-ci ne semble en rien tourmentée.

La sensualité de Judith et son expression orgasmique alors qu’elle tient la tête d’Holopherne choquèrent Vienne. Les Viennois ne pouvaient pas se résoudre à voir cette femme fatale effrontée, qui prenait clairement plaisir à ses actions, comme la veuve juive pieuse qui risquait sa vertu pour sauver sa ville. Une solution beaucoup plus acceptable était de prétendre qu’il s’agissait d’une image de la meurtrière Salomé, malgré son titre sur le cadre, et la peinture fut longtemps connue sous le nom de « Salomé ».

La peinture fut achetée presque immédiatement par le contemporain suisse de Klimt, le peintre Ferdinand Hodler (1853 – 1918), qui admirait beaucoup son travail.