Ephéméride | Lilli Jahn [5 Mars]

5 mars 1900

Naissance de Lilli Jahn. Miraculeusement préservée, sa correspondance avec ses enfants durant ses mois d’internement à Breitenau avant son départ pour la mort à Auschwitz, est un témoignage d’une force comparable au Journal d’Anne Frank.

Lilli Jahn, née Lilli Schlüchterer, était la fille d’un riche marchand du milieu juif assimilé libéral de la ville de Cologne. Elle reçoit une éducation très avancée pour une fille de son temps.
En 1924, Lilli termine ses études avec succès ses études de médecine. Après avoir passé l’examen, elle travaille d’abord comme remplaçante dans un cabinet médical ainsi qu’à l’asile juif pour malades et séniles de Cologne.

Elle abandonne son projet de devenir pédiatre et s’installe à Halle, où elle rencontre un médecin protestant du même âge, Ernst Jahn, qu’elle épouse en 1926 malgré les objections des parents.
Le couple différent aussi de tempérament – Ernst Jahn est maussade et hésitant, Lilli Schlüchterer, vive et gaie – s’installe à Immenhausen au nord de la Hesse, où ils ouvrent un cabinet en commun.
Leurs cinq enfants communs, Gerhard, Ilse, Johanna, Eva et Dorothea sont baptisés et reçoivent une éducation protestante. Dans la région, les Jahns fréquentent les notables de l’endroit. La foi juive de la doctoresse de famille appréciée, qui fréquente régulièrement la synagogue de Kassel, ne pose pas de problème au début.

Tout change après la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes et le remplacement du maire SPD par un membre du NSDAP, d’abord insidieusement car il n’est guère soutenu par la majorité de la population traditionnellement social-démocrate de la ville.

Jusqu’en 1943, Lilli Jahn reste relativement protégée par son statut de « mariage mixte privilégié ». Cependant, Lilli Jahn n’est plus autorisée à exercer comme médecin. Elle vit de plus en plus isolée.
Ce n’est que grâce aux nombreuses lettres qu’elle écrit à ses amis et à ses proches qu’elle parvient à rester connectée au monde extérieur.
Bientôt, Lilli Jahn demeure la seule Juive à Immenhausen. La sœur de Lilli, Elsa, et sa mère, Paula – le père était déjà mort en 1932 – ont pu émigrer en Angleterre à temps.

La situation change radicalement lorsque Ernst Jahn tombe amoureux d’un jeune collaboratrice médecin non juive qui accouche de son enfant dans sa maison en 1942. Lilli Jahn aide même son mari à le mettre au monde.
La même année, elle consent, contre l’avis de ses amis, au divorce désiré par Jahn. En novembre 1942, Ernst Jahn épouse sa maîtresse, qui s’installe à Kassel avec son enfant, tandis que lui continue à habiter avec son « ancienne » famille à Immenhausen.

En juillet 1943, Lilli Jahn est chassée de la ville à l’instigation du député NSDAP et maire de la ville d’Immenhausen et doit emménager dans un appartement loué à Kassel, qui a été durement touchée par les bombardements alliés.
Son fils de 15 ans, Gerhard Jahn, est à l’époque mobilisé dans la défense anti-aérienne, le père a rejoint le service dans un hôpital militaire. Dans la maison familiale vit maintenant la nouvelle épouse Jahn avec son enfant.

Fin Août 1943 Lilli Jahn est l’objet d’une dénonciation – elle a omis la mention « Sara », ,obligatoire pour toutes les femmes juives, dans le nom inscrit sur sa porte.
Elle est arrêtée par la Gestapo, interrogée et transférée pour avoir violé le règlement du 17 Août 1938, dans le camp de travail de Breitenau au sud de Kassel.
Les enfants mineurs restent largement livrés à eux-mêmes. Une seule fois, sa fille Ilse réussira à rendre visite à sa mère déjà considérablement affaiblie.

En mars 1944, Lilli Jahn est déportée via Dresde vers Auschwitz. Avant son départ, elle parvient à faire sortir les lettres de ses enfants de Breitenau: elles échoient entre les mains de son fils, Gerhard, futur ministre de Willy Brand, qui les conservera jusqu’à sa mort en 1998 à l’insu de ses sœurs.
En septembre 1944, les enfants reçoivent la notification de la mort de leur mère à Auschwitz.

Après la mort de son fils Gerhard Jahn en 1998 à Marburg, ses héritiers trouvèrent des boîtes et des enveloppes contenant environ 250 lettres des enfants de Lilli Jahn à leur mère. Pris en charge par l’historien et rédacteur du Spiegel, Martin Doerry, lui-meme fils d’Ilse et petit-fils de Lilli, ces lettres, ainsi que des lettres de Lilli Jahns en possession de ses filles, et d’autres documents et photos sont publiés en 2002.
Le livre connait un grand succès auprès du public allemand. Des critiques et écrivains aussi connus que Eva Manassé, Martin Walser et Eve Rühmkorf lui reconnaissent une haute valeur littéraire et documentaire qui met l’ouvrage sur un pied d’égalité avec le Journal d’Anne Frank et les notes de Victor Klemperer.

Le 21 mars 1944, alors que le train de déportés est immobilisé à Dresde depuis 3 jours, Lilli parvient à envoyer à sa famille une dernière lettre.

« Mes chers enfants,

C’est un voyage long et pénible. Le premier jour, nous avons roulé via Halle jusqu’à Leipzig !! Combien j’aimerais voir Tante Lotte une fois de plus! Ille, Leipzig a l’air dans un état tout-à-fait horrible. La place Augustus et tout le centre-ville, rien que des monticules de gravats.
Le jour 2 nous sommes arrivés à Dresde. Nous sommes ici depuis trois jours et je vous ai écrit une carte que j’espère vous recevrez bientôt. J’espère que vous recevrez cette lettre aussi. J’en serais tellement contente.
Cela fait maintenant trois heures que nous sommes immobilisés à la gare de Dresde et je viens d’entendre que le train ne partira pas avant dix heures du soir. Donc demain soir nous serons à Auschwitz. Les informations sur ce qu’est l’endroit sont très contradictoires. Il est possible que je ne sois pas autorisée à écrire pendant quatre ou huit semaines, alors s’il vous plaît ne vous inquiétez pas. Même si c’est long, essayez de m’écrire en premier – peut-être que je la recevrai. Nous devrons maintenant attendre et voir comment tout se passe. Je vais continuer à être courageuse, à serrer les dents, à penser à vous et à tenir aussi dur que cela devienne.
Si vous êtes autorisés à m’envoyer des colis, souvenez-vous toujours du dentifrice, des épingles à cheveux et de la poudre de talc. Et s’il-vous-plait, ne soyez pas trop triste, mes enfants. Je trouve cela si rassurant de savoir que vous avez vos habitudes et votre papa qui s’occupe de vous et vous aime beaucoup.
N’oubliez jamais ça, même si vous ne pouvez pas comprendre son comportement pour le moment. Papa vous montrera toujours le chemin vers tout ce qui est beau et bon et noble – car l’homme ne vit pas que de pain.
Je regrette énormément que Tante Lore ne s’occupe pas de vous comme je l’espérais et attendais.
Aussi, Tante Rita s’est plainte à moi que vous lui donniez du mal. Pour l’amour de papa soyez bons et obéissants, alors tout sera plus facile.
Au cours des derniers jours, j’ai envié les familles qui ont été emmenées ensemble. Mais à la réflexion, il m’est plus facile, malgré mon désir ardent de vous retrouver et la souffrance de la séparation, de savoir que vous vivez des vies tranquilles et que la vue de tout ce qui est contestable et désagréable vous est épargnée.
Mon seul désir ardent est de vous revoir tous en bonne santé. Envoyez-lui [à Ernst] mon amour et dites-lui ceci: lui-même, et lui seul, ne doit plus rien épargner, même s’il doit remonter jusqu’au sommet à Berlin.
Dans le train, j’ai rencontré un ancien procureur et avocat de Fribourg qui connaissait bien l’oncle Max, c’est-à-dire oncle Ernst August et tante Lotte. Lui aussi est d’un mariage mixte, et son fils est prisonnier de guerre en Angleterre. Ce monsieur m’a dit que toutes les personnes juives seules, issues de mariages mixtes, en d’autres termes quand le partenaire est mort ou divorcé, sont déportées, mais seulement si leurs enfants ont plus de dix-huit ans.
Il a été très surpris quand je lui ai parlé de vous, et ne peut tout simplement pas comprendre. C’est sans précédent, dit-il, et cela ne devrait pas arriver du tout. Papa doit vérifier l’exactitude de ces informations et en faire la base de sa demande. Il doit exiger ma libération, d’autant plus qu’il est également membre des forces armées.
J’espère tellement que vous recevrez cette lettre! Avez-vous eu le colis contenant les lettres, la cuillère pour ma Dorle, et les autres petites choses? Et le paquet de livres? Sinon, demandez à Breitenau (pour les livres, j’ai envoyé les lettres secrètement!). Et maintenant, au revoir, vous tous – Gerhard, Ilse Petite Souris, petite Hannele, petite Eva et ma précieuse Dorle! Que Dieu vous protège! Les liens entre nous sont indissolubles.
Meilleurs voeux du fond du coeur et bisous de votre dévouée,

Maman