26 avril 1914
Naissance à Brooklyn de Bernard Malamud, immense écrivain juif et un des maîtres du roman américain.
Selon le magazine « Time », son deuxième roman, « The Assistant » (Le commis) est des 100 livres du XXe siècle.
Pour Morris, épicier à Brooklyn, la vie se résume à sa boutique. Très jeune, il a fui la Russie : à presque soixante ans, que reste-t-il de ses grandes espérances ? Un soir, il subit un braquage et en ressort profondément atteint. La malchance semble le laisser en paix lorsque Frank, un Italien, lui propose son aide. Dans « Le commis », fable bouleversante, Malamud réussit un tour de force : faire d’une épicerie de quartier un lieu de dramaturgie intense, où l’on s’interroge sur le destin et la rédemption.
Voici sa préface rédigée par d’Adam Thirwell, traduite par Hélène Cohen (Editions Rivages)
« Être un romancier juif en Amérique au XXe siècle, c’était comme faire partie du décor. Bien sûr, ce n’est pas toujours une bonne chose que d’être si facilement enfermé dans ces mots : Juif, américain et XXe siècle… mais parfois, cela peut aussi passer pour une opportunité, comme le suggéra Saul Bellow lors de son hommage rendu à l’American Academy of Arts and Letters à un autre représentant de la littérature juive américaine, Bernard Malamud. Pour Bellow, Bernard Malamud et lui-même faisaient la paire : « Nous étions deux chats de la même espèce. De parents juifs émigrés d’Europe de l’Est, nous avons très tôt grandi à l’école de la rue, chacun dans nos villes respectives… » Ils partageaient une histoire, poursuivait Bellow, mais aussi le même médium : « Nous étions la première génération à naître sur le sol américain, à parler anglais –la langue est une maison spirituelle, personne ne peut vous en déloger. Dans ses romans et nouvelles, Malamud a découvert une sorte de génie communicationnel au sein du jargon âpre et rudimentaire des immigrés new-yorkais. » Dix ans plus tôt, Bellow était d’une humeur plus chagrine. « J’ai essayé de me glisser, corps et âme, dans la catégorie des écrivains juifs, mais je m’y sens trop à l’étroit. Il m’arrive de me demander si, avec Philip Roth et Bernard Malamud, nous ne sommes pas devenus les Hart Schaffner & Marx de la profession. » Hart Schaffner & Marx était un célèbre tailleur pour hommes. Autrement dit, ils étaient les juifs de service de la culture américaine.
Comme l’évoquait Bellow, cette similarité cachait des différences irréconciliables, notamment sur le plan de la reconnaissance. Le 21 octobre 1976, Malamud, alors âgé de soixante-deux ans, notait amèrement dans son journal : « Bellow a reçu le prix Nobel. J’ai gagné vingt-quatre dollars et vingt-cinq cents au poker. » Mais aussi sur le plan du style. Les cogitations mélancoliques des personnages de Bellow et les assauts répétés du désir sur la conscience orchestrés par Philip Roth appartiennent à deux univers bien distincts. Chez Malamud, le moi ne jouit pas d’autant de liberté. Son écriture se déploie dans les limites qu’elle s’est imposées.
« Certains hommes naissent déjà construits, a écrit Malamud, tandis que d’autres doivent atteindre cet état de félicité au prix d’une lutte qui leur permettra d’achever l’ordre. Il ne s’agit pas d’une perte à proprement parler ; au bout du compte, une telle quête devient le sujet même de la littérature. » Il entendait par là qu’il fallait pour ça du talent et de l’argent. Le père de Malamud, venu en Amérique pour fuir les pogroms de Russie, était un épicier au bord de la faillite. Du coup, son fils grandit dans un quasi-dénuement, aussi bien financier que culturel. Son ambition de devenir écrivain était une anomalie qui perturbait l’ordre des choses –et afin de la préserver des possibles réprimandes paternelles, Malamud dut se battre avec acharnement. Il n’est donc pas surprenant que ses premiers écrits aient puisé leur énergie de ce contexte –l’univers des commerces misérables et des petits boutiquiers juifs –et aient eu à livrer bataille afin de survivre, dans de telles conditions, à leur propre allégorie. Dans ce domaine, Le Commis surclasse tous les autres.
Deuxième roman de Malamud, Le Commis fut publié en 1957. Paru cinq ans plus tôt, son premier, Le Meilleur1, était une parabole qui se déroulait dans l’univers du baseball. Aucun personnage n’était juif. Ce livre connut un petit succès, puis en 1953, Bellow publia Les Aventures d’Augie March, la première œuvre consacrée à l’expérience juive aux États-Unis. Malamud s’autorisa alors à retourner à son territoire fondamental : les quartiers pauvres des immigrés juifs.
Il est si facile de résumer Le Commis à une fable tout droit sortie de la Mishna –un goy braque un épicier juif extrêmement pieux, est pris de remords, devient son commis puis se convertit peu à peu au judaïsme et à la Loi –qu’il faut souligner que ce conte populaire est imprégné de culture américaine : on y croise des détails du quotidien, comme des sacs en papier kraft ou des delicatessen. Cela dit, le vrai sujet du roman est la conversion du holdupnik Frank Alpine, criminel devenu homme vertueux, commis secouru par son propre patron. À aucun moment Malamud ne cède aux sirènes de la psychologie. C’est là sa singularité, ce qui le différencie nettement de Bellow ou de Roth. Il a bien trop foi en des concepts plus abstraits, tels le destin ou la Loi, pour prendre au sérieux une quelconque vie intérieure. Par conséquent, quand survient la conversion, elle se passe d’analyse, comme s’il parlait du temps ou d’un fait accompli : « Et puis un jour, sans raison apparente –mais au fond n’était-ce pas toujours la même ? – il cessa de grimper dans le monte-charge pour épier Helen et redevint scrupuleux vis-à-vis des clients. » Et voilà, le « holdupnik » a opéré sa conversion. C’est vrai, elle fait l’objet d’un plus ample développement quelques pages plus loin, à la toute fin du roman : « Un jour d’avril, Frank se rendit à l’hôpital et se fit circoncire. Pendant deux jours, il se traîna pitoyablement, avec une brûlure entre les jambes. La douleur qui l’enrageait enfiévra son esprit et provoqua l’inspiration. Après la Pâque, il se fit Juif. » Mais son essence réside dans cette phrase exquise, prosaïque et on ne peut plus banale, qui signale qu’un changement s’est produit de manière irrévocable, sans apporter la moindre explication.
Bien sûr, on peut être troublé par les rigueurs de l’imagination du romancier. Philip Roth aimait Malamud, mais Roth – le pape du désir fou – ne savait quoi penser de cette circoncision finale et du refoulement qu’elle semblait symboliser, de même qu’il était embarrassé que la bonté soit, chez son confrère, toujours l’apanage des Juifs, saints en souffrance et martyrs. Mais cette punition enchantée dans la fiction de Malamud est, après tout, ce qui lui donne sa terreur provocante. Plus d’une fois dans Le Commis, un personnage tente de définir ce que c’est qu’être juif. Morris Bober, le héros du roman, fait cette réponse simple et terrible : « Un Juif doit croire à la Loi », et si le rabbin officiant lors de ses funérailles avance une définition plus engageante (« Il ne demandait rien pour lui-même et ne pensait qu’à assurer à sa fille bien-aimée une meilleure existence. C’est en quoi il fut un bon Juif aux yeux de notre Dieu »), son discours semble décalé tant il est rempli de bons sentiments. Être juif ne peut se réduire à des mots aussi faciles que espoir.
En chacun des grands récits de Malamud se cache la trame du livre de Job. Tous sont des récits de souffrances totales et inévitables, des tentatives avortées de justifier tant de désolations. « La littérature, depuis qu’elle valorise l’homme en le prenant comme sujet, tend vers la moralité », écrit Malamud. Peut-être que le passage le plus triste du Commis est celui où notre « holdupnik » a « soudain un accès de lucidité : même quand il agissait mal, subsistait toujours en lui un profond sens de la morale ».
Dans les romans traditionnels, la moralité est pervertie par le désir ; chez Malamud, le désir est toujours anéanti par une plus grande tentation, celle de la Loi.
Le Commis est l’aboutissement des nouvelles écrites par Malamud au début des années 1950. On y découvre Breitbart, le vendeur ambulant d’ampoules électriques, des boutiques en faillite, des propriétaires rapaces et une nouvelle entièrement consacrée à un personnage mineur du Commis : « Artie, le fils du boucher, un petit blond à la vilaine peau qui ne rêvait que d’équitation ». Le texte en question, qui ne fut jamais publié, s’intitule Riding Pants et met en scène Herm, le fils d’un boucher, qui, dégoûté par le métier sale et sanguinolent de son père, chérit son pantalon d’équitation. Une nuit, son père réduit en pièces l’objet de son adoration, « comme s’il s’agissait d’un saucisson, chaque tranche tombant l’une après l’autre au sol sous les coups du hachoir ». Herm prépare sa vengeance, (il veut tuer le chat du paternel), mais sa propre maladresse l’empêche de mettre son plan à exécution. Le lendemain matin, il assiste à l’humiliation de son père par un client goy, fâché d’avoir eu son manteau d’hermine accidentellement taché. Ne supportant pas de voir son père si affligé, il se met à assumer son héritage : « Il se leva et se saisit du tablier taché de sang suspendu au crochet. Il passa la tête dans l’ouverture du haut puis le noua autour de la taille. Le tablier recouvrait l’endroit où se trouvait autrefois le pantalon d’équitation, qu’il pouvait encore sentir sur lui. » Nul besoin d’évoquer l’essai que Malamud écrivit trente ans plus tard (« l’écrivain monte son propre Pégase, qu’importe que ce soit un canasson distrait qui n’a jamais foulé les champs de course ; une ascension a lieu et la course est lancée »), pour saisir le sous-texte de cette histoire. Le cheval que rêve d’enfourcher Herm est l’étalon fougueux de l’imagination. Pourtant, le garçon noue les liens du tablier autour de sa taille, comme un tefillin : il renoncera aux plaisirs, et endurera la punition et la souffrance. Que d’autre peut-il faire dans un tel monde ?
Voilà, les amis, ce qui rend Malamud si unique. Oui, il est juif, oui, il est américain. Il est aussi tout autre. Certes, il partage avec Bellow et Roth une époque et un territoire, mais qu’importent les époques et les territoires ? Revenons à ces deux courtes phrases écrites dans son journal en 1976 : « Bellow a reçu le prix Nobel. J’ai gagné vingt-quatre dollars et vingt-cinq cents au poker. » Elles résument à elles seules le style Malamud. On y lit une histoire triste et comique, et surtout, indéniablement, une leçon sur le monde. »
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