24 mai 1904
Décès à Moscou de Kalonimus Wolf Wissotzky, le roi du thé russe.
Vous avez dit tchaï? Vous faites peut-être partie des gens qui ont la nostalgie du thé à la russe, avec du citron, et qu’on avale brûlant sur un morceau de sucre candi dans la bouche? Vous avez même peut-être, dans un coin de votre cave, ou trônant sur votre buffet, un samovar ramené d’Union soviétique à la belle époque où c’était un des principaux produits d’exportation touristique avec les matriochkas et le caviar périmé. Et vous ne savez rien de Wissotzky?
Kalonymus Zeev (Wolf) Wissotzky est né à Zagare, dans le nord de la Lituanie. Son père était propriétaire d’une petite entreprise.
Le fils reçut une éducation juive traditionnelle, et quand il se fut marié, à l’âge de 18 ans, avec le soutien des parents de sa femme, il commença à étudier à la prestigieuse Yeshiva de Volozhin, mais dut arrêter quand il tomba malade. Plus tard, il étudia avec Rabbi Israel Salanter, le fondateur du mouvement Musar, qui insistait sur le comportement éthique, autant que sur l’étude de la Torah et l’observation des rites.
Sous l’influence de Salanter, qui était également originaire de Zagare, il décida de consacrer sa vie non seulement à l’étude de la Torah, mais aussi au travail acharné et aux bonnes actions, et résolut de consacrer 10% de ses revenus futurs à des bonnes oeuvres.
Avant d’entrer dans le monde des affaires, Wissotzky s’essaya à l’agriculture en rejoignant une colonie agricole juive établie par le gouvernement russe près de Dvinsk (aujourd’hui Daugavpils, Lettonie). Quand il devint clair que cela ne suffirait pas pour subvenir aux besoins de sa famille, il déménagea à Moscou et se lança dans le commerce du thé.
Le soir et le Shabbat, il se rendait, en mission spéciale, auprès des cantonistes – jeunes hommes juifs qui avaient été raflés encore pré-adolescents et enrôlés de force dans un long service militaire pour le tsar, et qui étaient ainsi coupés de toute vie juive. Wissotzky parvenait à pénétrer dans leurs casernements en soudoyant les gardes. Une fois à l’intérieur, il recherchait les soldats juifs et les conduisait dans les prières et dans l’étude des bases de la Torah. À Pessakh, il leur fournissait de la nourriture cachère.
Les affaires prospéraient et Wissotzky faisait croître l’entreprise. Au moment de sa mort, en 1904, il contrôlait plus d’un tiers du marché russe du thé, était fournisseur officiel du tsar, et était le plus grand fournisseur mondial du produit. Son entreprise possédait des plantations de thé à Ceylan et en Inde, et finit même par ouvrir des bureaux à Londres, à New York, en Allemagne et au Canada.
Pendant la guerre civile qui suivit la Révolution d’Octobre, un diction antisémite populaire dénonçait la soi-disant domination juive avec ce slogan: « Le thé de Wissotsky, le sucre de Brodsky et la Russie de Trotski ».
L’ouverture d’une succursale new-yorkaise devint évidente lorsque la population juive de l’empire tsariste commença à fuir massivement vers l’Amérique, dans les décennies qui suivirent l’assassinat du tsar Alexandre II, en 1881, et les pogroms et politiques violemment antisémites de son successeur. Alors que le marché du thé Wissotzky se réduisait en Russie, les centaines de milliers de Juifs d’Europe de l’Est qui émigrèrent aux États-Unis emportèrent leur goût pour le thé avec eux.
Kalonymus Wissotzky fut également un participant précoce et actif au groupe Zion Hovevei (ou Hibat), un mouvement pré-sioniste dont les membres peuplèrent des colonies agricoles en Palestine à partir du milieu des années 1880. Il fournit des fonds pour les colonies, et en 1884-85, il effectua une visite sur place, et sa correspondance de Palestine fut publiée plus tard sous forme de livre.
Wissotzky finança une école juive à Jaffa, et donna de l’argent à la Yeshiva de Volozhin, où il avait étudié. Il fournit des fonds de démarrage pour le journal en hébreu Hashiloah, édité par le penseur sioniste Ahad Ha’am, qui dirigeait également les bureaux de Wissotzky, d’abord en Russie puis à Londres.
Quand Wissotzky mourut, le 24 mai 1904, il s’avéra qu’il avait laissé toutes ses parts dans l’affaire de famille, évalué à l’époque à environ 1 million de roubles, à des causes philanthropiques. Le dixième de ce montant fut consacré à la création de l’Institut Technion de technologie à Haïfa, en 1912.
Après la révolution bolchevique, l’entreprise fut nationalisée et les membres de sa famille émigrèrent dans d’autres pays. La succursale de Palestine fut ouverte seulement en 1936, quand Shimon Seidler, dont la famille était liée aux Wissotzkys par mariage, déménagea de Dantzig à Tel Aviv.
Aujourd’hui, la société est dirigée par son fils Shalom Seidler et s’est diversifiée pour devenir un conglomérat alimentaire qui produit de l’huile d’olive, des produits de boulangerie et bien plus encore.
En 1911, Sholem Aleichem publia un de ses plus fameux monolgues, « Guittel Pourishkevitsh » où il est abondamment question du thé de Wissotsky: une pauvre vendeuse de thé en portez-à-porte de la compagnie Wissotsky, s’oppose courageusement à l’injuste système de conscription qui épargne les riches et frappe les pauvres. L’ouvrage a fait récemment l’objet d’une belle traduction de Nadia Déhan-Rotschild (éditions de l’antilope) et les auditeurs fidèles de Radio Yiddish Pour Tous en ont entendu la lecture par Patricia Chandon-Piazza.
En voici un avant-goût avec les premières lignes:
« Voyez donc tous ces gens ameutés comme pour assister à un tour de magie ! Disparaissez, bonnes gens, ainsi que le sel dans l’eau. On ne va pas vous jouer une comédie ni vous raconter des fariboles ou des coquecigrues. On m’a dit qu’il y avait ici un certain Sholem-Alacrème qui écrit. Ah, c’est vous justement, le Sholem-Alacrème qui écrit ? Eh bien, écrivez donc, et que votre main ne souffre pas le moins du monde en écrivant. Décrivez toute la ville de haut en bas. C’est égal, ils l’ont bien mérité. Et surtout les riches, les privilégiés de Dieu, qui se sont persuadés que le monde entier a été créé à leur intention. Nous, nous devons nous échiner et en voir de toutes les couleurs, tandis qu’eux se sortiront de tous les tracas et de toutes les persécutions avec leur argent et en plus, ils se moqueront d’une bonne femme, une pauvre veuve, qui vit du thé de chez Wissotzky. Je fournis du thé Wissotzky dans toutes les maisons bourgeoises sur abonnement et c’est ainsi que je gagne mon petit morceau de pain pour mon fils et moi, mon malheureux fils unique qu’on voulait m’enlever par la faute d’autrui. Vous allez écouter ça, ce qui peut arriver en ce monde. Moi il me semble que, depuis que le monde est monde, il ne s’est jamais trouvé qu’on prenne son seul et unique fils, un soutien pour ses vieux jours, à sa veuve de mère qui, grâce à Dieu d’abord, à Wissotzky ensuite, peut se vanter d’être en vie sur cette terre. Si on peut appeler ça une vie. Bien mourir, c’est aussi une vie. Car, entre nous soit dit, qu’est-ce qu’on a contre une livre de thé, avec la concurrence d’aujourd’hui où le premier pauvre diable venu passe de maison en maison pour vendre du thé ? Alors il faut casser les prix. Si l’autre fait un rabais de dix, je fais un rabais de quinze, et si l’autre fait un rabais de quinze, je fais un rabais de vingt. Où est la limite ? Je ne suis pas Wissotzky, moi ! »
Ce texte a inspiré à Joshua Waletzky la chanson « Visotski’s tey » dont voici une interprétation par le Klezmer Conservatory Band
