27 mai 1939
Joseph Roth meurt à Paris, détruit par l’alcool et le désespoir.
J’écris pour que le printemps revienne. (Joseph Roth, réponse à un enfant)
Une heure c’est un lac
Une journée une mer
La nuit une éternité
Le réveil l’horreur de l’enfer
Le lever un combat pour la clarté.(Joseph Roth).
L’ombre immense, démesurée et surévaluée, de Robert Musil dans son odyssée de L’Homme sans qualités a fait de celui-ci indûment le chroniqueur reconnu de la chute de l’empire austro-hongrois. Pourtant il en est un autre bien plus profond, bien meilleur écrivain, Joseph Roth, qui sans utiliser l’ironie de médecin légiste de celui de la grande Cacanie, est dans ses deux chefs-d’œuvre, La marche de Radetzky et la Crypte des Capucins allé bien plus profond dans la vision de cet obscurcissement de ce monde dansant sur « une apocalypse joyeuse ». L’histoire de la famille des Von Trotta est celle de tout un pan d’un monde qui s’effondre et les qualités d’écrivain de Joseph Roth sont magistrales et toujours modernes alors que Musil avec son souci clinique du beau langage lisse semble appartenir au passé.
Sur les flonflons détournés de la Radetzky-Marsch opus 228 de Johann Strauss, c’est un requiem émouvant qui est érigé, requiem à l’Autriche, et plus encore à toute l’Europe Centrale. Car cet empire qui meurt est pour lui « et avec lui notre terre natale, notre jeunesse et notre monde ».
Il avait d’abord évoqué un microcosme du monde pour embrasser le monde tout entier.
Mais qui donc était Joseph Roth ?
Joseph Roth, comme la plupart de ses personnages, semblait jouer à la marelle avec son destin qui errait sans but et parfois sans lui, et il ne semblait pouvoir vivre que dans l’exil :
« Il n’avait pas de profession, pas d’amour, pas d’envie, pas d’espoir, pas d’ambition et même pas d’égoïsme. Il n’y avait personne d’aussi superflu au monde. » (La fuite sans fin).
Et son exil s’est dissous à 45 ans, à Paris, dans l’alcoolisme et la misère.
Errance géographique de la Galicie, puis Vienne, Berlin enfin à Paris, errance intérieure devant l’écroulement de tout un monde occidental et particulièrement de la société autrichienne hantée par sa splendeur passée avec la figure obsédante et absente à la fois de François-Joseph II de Habsbourg, dont les yeux bleus dévisageaient le peuple entier avec lassitude et indifférence.
Marginal au monde, marginal dans sa vie d’homme, Joseph Roth est un écrivain autrichien de l’envergure de Stefan Zweig, son grand ami, et plus fascinant que le trop parfait Robert Musil.
Lui était un exclu désespéré du monde, un exilé dont on sait d’où comme le disait Magris.
Son seul besoin d’exister fut son combat contre tout régime totalitaire.
En plus de ses talents d’écrivain, très attaché à la langue allemande classique, il joignait celui de l’art du reportage. Ce qui le rend à la fois étrange et unique dans la littérature.
Lui personne déplacé dans son propre destin, vivant dans le no man’s land de l’histoire et des humains, marqué à jamais par le mythe habsbourgeois qu’il aura vu s’effondrer quand il n’avait que 24 ans au lendemain de la Première Guerre mondiale, il était en fait plutôt homme errant que juif errant. Il aura vécu dans ces heures incertaines qui verront l’annihilation d’une civilisation et le génocide du peuple juif, et sa déchirante lucidité l’aura amené au plus près de l’indicible :
Il est temps de partir. Ils vont brûler nos livres et c’est nous qu’ils brûleront à travers eux. Nous devons partir pour que seuls des livres soient livrés aux flammes.(Roth, lettre)
Lui, il était ce personnage qu’invoque Claudio Magris, qui écrivain immense de Trieste aura eu l’approche la plus empathique de Josef Roth et dont le livre Loin d’où est la plus belle approche de cet auteur viennois. Rattaché aux juifs d’Europe Centrale qui refusent leur assimilation sans pouvoir pour autant conserver leur propre intégrité individuelle et vivent donc dans une sorte de territoire de fantômes.
Joseph Roth avait sa patrie dans ses douleurs.
Il n’était pas le prophète silencieux qui assiste à la mise en place de la déshumanisation d’une civilisation sans rien dire ni écrire, mais un « saint hurleur » qui avec sa lucidité absolue, son ironie féroce nous aura alertés en vain devant la marche à l’abîme se passant sous nos yeux.
Il fut l’incarnation « du malaise de l’homme moderne emporté par les fureurs de l’Histoire, toujours engagé dans une fuite sans fin, à travers un monde qui n’a plus ni centre ni sens. »
Joseph Roth analyse, avec son acuité unique en son temps, la montée de l’antisémitisme et du nazisme. Mais il dénonce aussi violemment les dérives du communisme soviétique. Il s’interroge également sur la tyrannie exercée sur l’individu par un monde occidental avide, basé sur le seul progrès technique aveugle, l’argent, la réussite à tout prix et le profit frénétique.
Joseph Roth fut un homme moderne, la véritable conscience de son temps, un Cassandre juif, qui aura fait honneur à la mission de l’écrivain et du journaliste, et qui désespéré se perdra dans l’alcool et l’exil.
Il aura été emporté par les fureurs de l’Histoire, pris dans une fuite sans fin, à travers un monde qui n’a plus ni centre ni sens.
Quel monde que celui où les imaginations les plus hardies de Balzac pâlissent, où les plus grandioses inventions de Shakespeare s’affadissent et où l’on se sent forcé de reconnaître que cette décennie, avec ce qu’elle contient d’intense perversité infernale, aurait de quoi déshonorer des siècles… (Une heure avant la fin du monde)
« Je suis juif d’Europe orientale, et notre patrie se trouve partout où sont enterrés nos morts. » (Hôtel Savoy)
La vie de Joseph Roth est un roman, fait d’errances,de mensonges aussi, car Roth était hâbleur, mythomane, et s’inventait bien des récits imaginaires où il était valeureux officier catholique autrichien ou tant d’autres choses encore.
Il s’exilait déjà intérieurement avant d’aborder le grand exil.
« Surtout chantre de l’exil absolu pour qui l’exil réel à Paris ou la fuite dans l’alcool ne furent jamais que l’ultime métaphore d’une vie et d’une œuvre qui furent toujours « loin, mais loin d’où ? » (Claudio Magris).
Moses Joseph Roth est né le 2 septembre 1894 dans une famille juive à Brody en Galicie, une province reculée de l’Empire austro-hongrois, située dans l’actuelle Ukraine.
La Galicie est retirée loin du monde. Mais elle a une joie qui lui est particulière, des chants bien particuliers, des êtres bien particuliers et un éclat bien particulier : le triste éclat de ceux qui ont subi l’outrage. (Roth)
Il était le fils de commerçants aisés, sa mère Maria Grübel, appartient à une famille de négociants juifs. Nachum Roth, son père, est issu d’une lignée de juifs hassidiques, et il travaille comme représentant pour une firme de céréales hambourgeoise.
Dans cette Galicie si bien décrite par Isaac Bashevis Singer se mélangeaient chez ses habitants juifs le hassidisme mystique et le rationalisme et la tentation des Lumières.
Dans les lycées impériaux et royaux on enseignait l’humanisme allemand à des populations polonaise, allemande, juive, ukrainienne, pour les assimiler et détruire leur identité. Cet univers de partout et de nulle part à la fois va le marquer à tout jamais.
Mais ce qui va façonner son rapport à la vie est le destin tragique de son père. Son père devient fou peu avant la naissance de Joseph, il doit être interné. Et sa famille cachera ce déshonneur, et Joseph aura donc un père absent qu’il ne rencontrera jamais et qu’il mythifiera en se déclarant fils naturel de pères illustres. Son vrai père meurt en 1910.
Comme beaucoup de juifs « éclairés » il refuse de vivre au milieu de langues qu’il juge inférieures, après avoir été élevé à la fois dans le yiddish qu’il ne pratique pas, mais surtout la langue allemande qui le fascine.
« Joseph Roth était un personnage énigmatique dans sa vie plus que dans son travail. Bien que juif, il parlait rarement de sa judaïté. Tourmenté par la pauvreté, il admirait l’aristocratie. Bien que très doué, sa reconnaissance vraiment méritée ne vint à lui qu’à titre posthume. » (Elie Wiesel sur Joseph Roth, dans une critique de Radetzky Marsh, New York Times, 3 novembre 1974)
Après des études brillantes au Kronprinz-Rudolf-Gymnasium à Brody, puis en 1913 des études de philologie à Lemberg, il s’inscrit la même année à l’université de Vienne pour des études de littérature allemande qu’il interrompt en 1916 pour partir sur le front comme correspondant de guerre. Pendant la guerre, Roth publie de très nombreux articles et poèmes dans des revues praguoises ou viennoises.
Il est follement amoureux de « sa ville » Vienne :
« Mais Vienne est ma ville. D’ici, je t’offre une couronne, un manteau de pourpre et un sceptre. La couronne d’or de l’imagination, le manteau de pourpre de la solitude et le sceptre de l’ironie. » ( Roth).
La Première Guerre mondiale met à bas en 1918, le monde de la monarchie austro-hongroise qui rendra cet homme, à tout jamais irrémédiablement nostalgique de ce supposé âge d’or, tout au long de sa vie.
À Vienne, il travaille pour le prestigieux quotidien Neuer Tag où il tient aussi bien des chroniques de la vie quotidienne que de la vie littéraire.
En 1920 il déménage pour Berlin où il continue son activité de journaliste, tout en observant la montée vers l’obscur de l’Allemagne.
En 1922, sa mère meurt d’un cancer. La même année Roth épouse à Vienne Friederike Reichler.
En 1923, il retourne dans sa chère ville de Vienne et travaille comme correspondant pour le Berliner Börsenkurier et le Prager Tagblatt. Il va publier ses premiers romans La Toile d’araignée en 1923. L’année suivante suivent les parutions de Hôtel Savoy et La Rébellion. Il devient célèbre.
En 1925 il est nommé correspondant étranger de la Frankfurter Zeitung pour laquelle il séjourne en France, qu’il admire, en Pologne, en Allemagne, en Italie, en Tchécoslovaquie, et en 1926 l’Union soviétique. Ce sera son « Voyage en URSS » et comme Gide il rompt brutalement avec le communisme, et même la gauche, pour devenir monarchiste.
Il se lie d’amitié avec Karl Kraus, mais aussi Hofmannsthal, Schnitzler ou Werfel, et surtout Stefan Zweig qui sera son ami inséparable à partir de 1928.
Toujours démuni et pauvre il sera sans cesse secouru matériellement et intellectuellement par celui-ci qui fait tout pour le faire connaître et reconnaître principalement en France.
Il écrit beaucoup, dont La Fuite sans fin et d’innombrables essais et articles. Sa femme schizophrène doit être internée. Roth mène alors une vie nomade, en séjournant dans les hôtels.
Il se lie avec Andrea Manga Bell, fille d’une Allemande et d’un pianiste noir cubain.
En 1930 la parution de Hiob (Le Poids de la grâce), puis en 1932 de Radetzkymarsch (La Marche de Radetzky), son chef-d’œuvre qui décrit avec empathie le déclin d’une famille de militaires et de fonctionnaires durant les dernières années de la dynastie des Habsbourg, lui assurent une renommée immense.
Le 30 janvier 1933, jour de la prise de pouvoir de Hitler au poste de chancelier du Reich, Roth s’exile à Paris, et ses livres sont brûlés. Son exil parisien durera de 1933 à 1939.
« La montée inexorable du nazisme, la folie et l’internement de sa femme Friedl, ont pour lui des conséquences dramatiques : ébranlement moral, sentiment de culpabilité, difficultés matérielles, alcoolisme qui s’apparente de plus en plus à un lent suicide ».
Tous ses livres sont interdits de diffusion et de parution en Allemagne.
Malade, sans droits d’auteur, il n’arrive plus à honorer les rares commandes des éditeurs. Il ne subsiste que grâce à Stefan Zweig et Landauer, et quelques autres amis. Ses voyages ne l’apaisent pas, tant la peste brune qui grandit l’accable.
En dépit de ses problèmes de santé mentale et physique, qui sont noyés dans l’alcool, il tente de sauver des juifs le plus possible.
Il rompt en 1936 avec sa maîtresse Andrea Manga Bell, comme avec d’autres rencontres, du fait de sa jalousie démentielle, et il sombre dans l’alcoolisme.
Son dernier séjour à Vienne en 1938 le fait assister à l’annexion, le 12 mars, de l’Autriche par l’Allemagne. Un monde est bien mort.
Épuisé, il publie quand même la suite essentielle à son roman La Marche de Radetzky, qui s’appelle La Crypte des capucins, caveau des empereurs d‘Autriche, en 1938.
En 1939 il écrit dans les revues monarchistes, se rapproche du catholicisme et ne survit que par ses amis passant ses journées au café Tournon, près de son hôtel Foyot, hagard, déjà ailleurs, ne vivant que dans l’utopie, refusant la réalité qu’il fuit.
« Il fut l’un des buveurs les plus prodigieux de son temps », a déclaré Hermann Kesten de son ami Joseph Roth.
Le 24 mai, apprenant le suicide de son ami Ernst Toller, Roth s’effondre. Il est transporté à l’hôpital Necker, il meurt trois jours plus tard, le 27. Il est enterré au cimetière de Thiais. Sa tombe se trouve dans la section catholique du cimetière.
L’année suivante, le 15 juillet 1940 son épouse sera euthanasiée par les nazis.
« Mon passeport ne prouve pas que je suis moi. Il prouve que je suis un sujet quelconque. Que je suis un citoyen. Par une inscription portée sur mon passeport, l’État auquel j’appartiens demande à toutes les autorités de me laisser passer sans encombre. À la frontière, les fonctionnaires font l’inverse de ce qu’on leur demande. Je doute de la sincérité de mon État. Toute requête est une perfidie. Ils sont de connivence, les uns et les autres : l’État et ses exécutants aux frontières. Ils veulent m’anéantir ».
« On dirait même que Dieu en personne ne veut plus porter la responsabilité du monde. » (Marche de Radetzky).
« Il est plus facile de mourir pour les masses que vivre avec elles. »
Claudio Magris montre comment l’œuvre de Roth prend sa source dans la douleur d’une double perte : celle de l’Empire, celle du shehtl natal. Voyant se déchirer sous ses yeux cette symbiose judéo-allemande dont il était issu, il en sera désespéré.
Certes le monde des Juifs d’Europe Centrale aura été une source d’inspiration essentielle pour Roth tout en occupant des rôles parfois secondaires sauf dans ses livres Job, Tarabas. Mais le monde moderne est aussi présent avec la crainte de son capitalisme triomphant et sa marchandisation, de ses pertes de valeur, une société dépourvue du sens du sacré, emplie de solitude, poussant à la dépersonnalisation.
Il va se poser les questions fondamentales de son époque, la guerre, la révolution, la réalité, le sort des juifs…
Et puis il faut signaler les constants rapports père-fils qui passent dans ses romans, et qui ramènent à sa douleur de quasi bâtard, avec un père à jamais absent.
Il faut se souvenir qu’il était journaliste avant d’être écrivain. Aussi son style incisif, documentaire va s’inspirer d’un courant prôné par le mouvement de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité), dont les principes refusent le romantisme et même le lyrisme pour ,comme un ancêtre du Nouveau Roman français, rendre compte du monde par sa description objective. Ses romans comme l’Hôtel Savoy (1924), La Révolte (1924), La fuite sans fin (1927), en portent les démonstrations.
Le talent, le génie ne le dispensent en aucun cas du devoir manifeste de combattre le réel. (Roth 1934)
Mais il saura s’en éloigner, et refuser les faits bruts, quand il aura à témoigner pour une sorte de requiem pour la monarchie des Habsbourg, et du monde civilisé. Là l’objectivité n’avait plus sa place et l’empathie naturelle de Joseph Roth envers ses personnages peut se donner libre cours, tout en collant au réalisme. Pour cela il ne révolutionne pas la langue allemande, il s’y inscrit classiquement avec toutes les conventions afférentes, et il est plus proche de Henrich Heine que de ses contemporains. Il refuse tout « folklore yiddish » dans sa langue.
Mais son style est inimitable. Lui qui « avait uniquement des racines dans l’air », a inventé des personnages aux antipodes des héros traditionnels à la mode alors en 1930, comme ceux volontaires de Thomas Mann. Les siens sont blafards, ballottés par le destin, apathiques souvent, simples témoins et non-acteurs, car ils sont écrasés par l’effondrement de toutes les valeurs, de toutes leurs certitudes. Il avait aimé cet « âge d’or » et traînait une culpabilité de ne pas avoir pu empêcher sa disparition :
Une volonté cruelle de l’Histoire a réduit en morceaux ma vieille patrie, la Monarchie austro-hongroise. Je l’ai aimée, cette patrie, qui me permettait d’être en même temps un patriote et un citoyen du monde, un Autrichien et un Allemand parmi tous les peuples autrichiens. J’ai aimé les vertus et les avantages de cette patrie, et j’aime encore aujourd’hui, alors qu’elle est défunte et perdue, ses erreurs et ses faiblesses. Elle en avait beaucoup. Elle les a expiées par sa mort. Elle est passée presque directement de la représentation d’opérette au théâtre épouvantable de la guerre mondiale.(Roth, 1932).
Pour faire revivre ce temps et faire comprendre sa chute, il invente un sens de la narration romanesque.
« L’essentiel d’un roman, ce n’est ni le contenu anecdotique, ni le contenu sentimental, c’est le rythme. Toujours je suis hanté par un thème musical. […] Ce qui s’impose d’abord à moi, c’est un cadre, sans plan ni détails. Je suis hanté par un lieu, par une atmosphère. J’écris avec soin. Je fais quatre manuscrits, je rature beaucoup. […]Je n’ai rien inventé, rien fabriqué. Plus rien n’a besoin d’être imaginé. Il s’agit de dire ce que l’on voit derrière des frontières »
Son écriture romanesque est portée par une éthique exigeante, un devoir d’alerte et de prise de conscience, sans jamais trahir la vérité, du moins sa vérité intérieure :
« La littérature c’est la sincérité même, la seule expression vraie de la vie. Quelle est sa mission ? Il n’est de mission que divine. Je n’ai foi en aucune mission humaine. […] »
Cet exclu désespéré, cet exilé volontaire, pouvait sembler être l’archétype du juif errant, il était en fait celui du prophète errant pressentant les ruines de l’Europe, dont la seule patrie était la littérature et la langue allemande. Sa nostalgie profonde, sa Sehnsucht, était ce qui lui faisait imaginer une patrie qui contiendrait comme le dit Magris « aussi bien tout l’empire austro-hongrois que son shtelt, Dieu et l’empereur, son existence historique et religieuse ».
Son mal d’être fut de ne jamais avoir pu ressusciter cette utopie de joindre le microcosme de son enfance et le cosmos de l’empire. Ni la fiction, ni les rabbins magiques ne l’auront sauvé du réel infernal. Mais ce grand écrivain a su faire passer le souffle de l’histoire sur la vie quotidienne, sur la souffrance.
Son univers cosmopolite avait sombré, assassiné par la haine meurtrière de la patrie de Goethe et de Schiller, et avec lui toute son espérance est morte. Et ses yeux tristes continuent à nous regarder, vides semble-t-il, mais lui est empli du cri d’une attente passionnée.
« Les pays étrangers ne s’épanouissent que derrière des frontières »
Joseph Roth aura sauté toutes les frontières, mais les pays demeurent étrangers.
(Gil Pressnitzer in « Esprits Nomades »)
Goûtons un peu la prose de Joseph Roth avec ce court récit.
AU NEUVIÈME JOUR D’AV
Au neuvième jour d’Av, les Juifs, comme l’exigeait la coutume, se réunirent au cimetière. Quelques-uns faisaient lecture des « kinot », les chants de lamentation. Chaque mot y avait l’amertume et le sel d’une larme. Ces mots avaient été écrits d’une grande plume blanche, trempée dans des larmes noires. Et sur ces larmes noires imprimées s’écrasaient durement celles, chaudes et limpides, des yeux des lecteurs. Par petits groupes, les Juifs étaient accroupis entre les stèles gris jaune rongées par le temps. Nombre de ces pierres proclamaient l’impérissable gloire de grands hommes. Gravée sur certaines, la menorah, le chandelier à sept branches, surmontait leurs inscriptions funéraires. Elle signalait que sous cette stèle se décomposaient les restes d’un Juif qui, jadis, de son vivant, avait pensé, compris, regardé et sillonné le monde, le cœur sage, le geste prudent, l’esprit lucide, le pied sûr et l’œil clair. Ç’avait été une véritable lumière en Israël, aussi le chandelier ornait-il à présent sa tombe. Sur d’autres tombes avaient été reproduites les deux tables oblongues jadis rapportées par Moïse du Sinaï. Bien qu’aucun arrière-petit-fils de ces voyageurs du désert n’ait jamais pu les voir, tous semblaient cependant parfaitement certains de connaître ces tables dans le moindre détail de leur forme et de leur aspect. En plein sommeil ils eussent été capables d’en refaire le dessin, tant elles étaient simples : elles ressemblaient aux deux battants étroits d’une grande porte close. Derrière cette porte logeait l’éternité. Sur chaque battant étaient tracées les initiales des Dix Commandements, cinq lettres à droite, cinq lettres à gauche. D’autres stèles arboraient l’étoile de David, d’autres encore des mains écartées en signe de bénédiction, attestant que reposait ici un Juif du sang des cohanim, un petit-fils d’Aaron, un Juif-prêtre. Maintes pierres étaient renversées, envahies de mousse, offraient un bon siège aux plus vieux d’entre les Juifs qui ont tant de peine à s’asseoir au sol et plus encore à s’en relever. L’été touchait déjà à sa toute fin, un été harassé, une veille d’automne. L’été lui-même semblait un vieux Juif, l’été lui-même semblait chercher repos au cimetière. Il débordait de douceur, de clémence, de sagesse dorée. Son soleil oblique qui commençait de décliner épanchait sa tendresse rousse sur les pins, les taillis et les cyprès, les brindilles et les pierres. Mouches et moustiques par milliers, de leurs ailes chatoyantes, couleur de verre et d’arc-en-ciel, vibraient, bourdonnaient, fredonnaient, chantonnaient autour de l’arbre, de l’arbuste et de la pierre et de la barbe des Juifs. Des papillons exotiques et bigarrés, comme on n’en pouvait voir qu’à Rome, élançaient dans l’air la splendeur colorée de leurs corps légers, au-dessus des têtes pesantes et appesanties des hommes. Pareils insectes ne prospéraient nulle part ailleurs. Les Juifs morts fécondaient la terre du cimetière. De leurs dépouilles putrescentes émanait une grâce dispendieuse. Tout n’était que jaillissement, lumière et rougeoiement. Bêtes et plantes qui avaient élu domicile ici proliféraient grassement. Il flottait, malgré le jour sec, une odeur d’humidité et de pluie. Et des pierres mortes dardaient brins et brindilles. C’était le cimetière, havre de paix suave et silencieux entre la mort et la vie.
Bientôt le triste jour allait toucher à sa fin. Bientôt il faudrait se relever, retourner prier. Bientôt le jeûne cesserait. Bientôt les jours ordinaires, les jours de repas, allaient reprendre leur cours, jusqu’au jeûne suivant. Les Juifs, hélas ! ne voyaient qu’à regret mourir cette triste journée − étrangement ! D’autres peuples, enfants cadets de Dieu, attendent peut-être la fin de leur jeûne, pleins d’une joie insouciante, dans l’allégresse, la danse et la mascarade. Les Juifs, eux, aînés de Jehova, aiment la douleur et les coups du père et leurs propres lamentations. Quand l’âme est sombre, l’on peut vivre vingt-quatre heures sans boire ni manger. Et comment voudriez-vous qu’elle le ne fût pas, à la lecture des « kinot », qui chantent la malédiction et l’infamie, la destruction du Temple ? − Un repas, qu’est-ce donc pour le palais d’un Juif ? Un aliment, qu’est-ce pour son estomac ? Lorsqu’il commémore le Temple, il n’a ni soif ni faim, ni ordinairement soif, ni ordinairement faim. Il est assoiffé du pardon de Dieu, affamé de Yerushalayim.
L’on refermait déjà les livres, l’on songeait déjà au départ. Quand soudain se fit entendre le grincement ténu, mélancolique, de la vieille porte du cimetière. Qui pouvait bien s’en être allé ou arrivé ? Par le portail pourtant verrouillé!
(Traduction, Alexis Tautou)
Lisez Joseph Roth! Absolument tout.
