Ephéméride | Avrom Sutzkever [ 15 Juillet ]

15 juillet 1913

Naissance à Smorgon (Lituanie) d’Avrom Sutzkever, un des plus grands poètes yiddish et héros de la résistance au nazisme.

« Je viens à vous d’un autre monde » (Sutzkever)

Véritable salamandre du peuple juif, mille fois jeté dans la fournaise ardente, mille fois ressuscité, Avrom Stuzkever aura traversé tous les bûchers et les incendies des hommes, pour disparaître à 96 ans le 20 janvier 2010 à Tel-Aviv, et avec lui tout un monde, et aussi une grande part de sa langue le yiddish dont il était l’un des plus grands poètes.

« Bien sûr la neige m’entoure
mais jamais nous ne fusionnerons
Aussi je veux déposer contre ma tête
une pierre douce, une pierre juive… »

Sang dans le sang, il aura été le poteau indicateur du génocide fait au peuple juif, et depuis ce lointain de la hutte de neige de son enfance, là où il repose maintenant, une stèle juive soutient sa tête.

Lui qui avait survécu au gel de son enfance, aux flammes et aux balles des bourreaux, aura été le poète juif qui a « fait fondre goutte à goutte le silence déshabillé du temps » afin que l’on se souvienne aussi bien de ces wagons de chaussures d’enfants roulant vers Berlin que du traîneau de son enfance glissant sur les cristaux. Depuis plus rien ne sera enseveli des ténèbres et des secrets des profondeurs. Cerné par le feu il est parvenu jusqu’à nous par ces mots, refusant l’ensevelissement. Il fut « l’ambassadeur de la langue yiddish » et en tout cas l’un de ses plus grands poètes contemporains. Il nous parle d’homme à homme pour que l’on se souvienne que tous ceux partis en fumée étaient « hommes comme les autres hommes, nourris de pain, de rêve, de désespoir. ».

Et pourtant non en fait, pas tout à fait comme les autres hommes:

« Ces hommes pourtant dont « on a jeté à l’égout leurs petits, comme des chats encore sans yeux, et qui ont connu les désastres à l’aube, les wagons de bestiaux et le sanglot amer de l’humiliation ».
(Fondane; Préface en prose 1942)

Dans « cette langue de personne », le yiddish, comme l’appelle Rachel Ertel, monte le chant d’une sorte de prophète annonçant la victoire de l’homme contre l’anéantissement.

« Je suis la vie même,
Et la trace d’un renard argenté sur la neige
Est ma mémoire.
La hache qui viendra me déraciner
Devra et saura rester soumise à mon emprise.
Je suis le silence.
Suis son pain et son sel. » (traduction de Batia Baum)

« Ma biographie est plus grande que ma vie. »

Avrom Sutzkever est un miracle permanent, aussi bien dans sa vie que par son œuvre qui proclame « la victoire de l’homme » sur l’extermination et les ténèbres.
Il est né le 15 juillet 1913 à Smorgon, bourg industriel près de Vilno (Vilnius) ville de Pologne maintenant en Lituanie. Cette ville surnommée « La Jérusalem de Lituanie » comprenait une grande communauté juive d’une grande richesse intellectuelle. C’était la fin pleine de soubresauts de l’empire tsariste. Cette ville du Gaon de Vilno (1720-1797), du mouvement des Lumières juif, la Haskala, était aussi la ville des pogroms et la famille dut s’enfuir en Sibérie à Omsk pour ne pas être tuée devant également l’avancée des troupes allemandes qui brûlèrent la ville. Cette rencontre avec le froid, l’immensité, la neige, les traîneaux, son fleuve étincelant, l’Irtich, le marquera à jamais. Cette lumière, ces arbres en feront un poète de la nature dans laquelle il fusionne. Toute son enfance jusqu’à l’âge de 8 ans sera imprégnée de cet espace sans fin et du silence crissant des glaces, de la blancheur étincelante de la nature. Jamais il ne s’en départira:

« La neige, ma première fête. »

Son père meurt en 1920 à Omsk d’une crise cardiaque, et il revient s’installer avec sa mère Rayne à Vilno (Vilnius) qui demeurait le centre de la vie culturelle juive, le plus avancé, le plus divers, c’est là d’ailleurs que naquit le parti progressiste juif le Bund. Il va suivre les cours de l’école juive
traditionnelle, le Heder, où l’étude des livres saints est primordiale.
Dans les années 1930, il sera à l’avant-garde des mouvements modernistes en langue yiddish et il est membre actif du mouvement « Yung Vilne » (Jeune Vilno). Il passera son temps dans les bibliothèques et les librairies.

Il publie son premier livre en 1937 à Varsovie et étudie l’hébreu et le vieux yiddish, mais aussi la littérature contemporaine avec ses recherches modernistes.

Il se marie en septembre 1939. Mais la guerre le précipite en enfer.
La Lituanie est envahie le 19 septembre 1939 par l’Armée Rouge en vertu du pacte germano-soviétique Molotov-Ribbentrop et la Lituanie est engloutie dans l’Union Soviétique le 15 juin 1940. Mais les troupes allemandes attaquent l’URSS le 22 juin 1941 et pénètrent très vite le 24 juin dans la ville de Vilno,, empêchant des milliers de fuyards, dont Sutzkever, de rejoindre l’URSS. Elles sont accueillies en libérateurs par les habitants non juifs. D’ailleurs les Lituaniens seront d’enthousiastes auxiliaires de la mort pour les nazis.

La traque aux juifs bat son plein, et plus de 12 000 juifs sont tués dès le premier mois. Le 6 septembre 1941 le ghetto est institué. Et la machine de mort commence à marcher à plein régime, par la famine, les rafles, les tortures, la Shoah par balles à Polnar. Les juifs sont parqués comme du bétail. Et décimés. Ainsi une proclamation dit entre autres : Il est interdit d’accoucher. « Les femmes qui accouchent seront mises à mort avec leur enfant ». L’enfant de Sutzkever connaîtra ce sort.
« La première nuit dans le ghetto fut comme la première nuit dans la tombe. » (Journal de Sutzkever).

Avrom Sutzkever, ce jeune homme de 28 ans, joue à cache-cache avec la mort de juin 1941 à septembre 1943, se cachant dans le vide sanitaire de l’appartement de sa mère, dans la cave d’un étranger parfois. Mais il arrive malgré tout, toujours en fuite, toujours survivant, toujours témoin, à écrire des poèmes déchirants en plusieurs copies qui passent de main en main et qu’il parvient à sauver en les enfouissant ou les faisant passer aux maquisards.

Il écrit même terré dans un cercueil pour échapper aux Allemands. Dans le ghetto, Sutzkever fait partie de ces « brigades de papier » chargées de récupérer une partie des écrits juifs afin d’en faire un musée à Berlin, « le musée de la race disparue ». Il en profite pour, avec ses camarades, sauver en les cachant, en les enterrant, quelques trésors incunables en hébreu et en yiddish. Qu’il retrouvera miraculeusement après la guerre.
L’anéantissement systématique de tous les juifs, soit par balles dans les fossés ou le camp d’extermination de Ponar, soit par privations, est la réalisation de la solution finale à Vilno, comme ailleurs.
La mort est le seul quotidien inéluctable – sa mère Rayne est fusillée et son fils, encore nourrisson, est empoisonné par les Allemands. Lui-même est arrêté en septembre 1941 par les Lituaniens, et forcé de creuser sa propre tombe pour y être abattu. Il est sauvé par des paysans qui le cachent un temps.

Il participe activement à la résistance aussi bien culturelle (dans le ghetto de Vilnius, des écoles, des théâtres fonctionnaient contre la déshumanisation) que par la lutte armée (fabrication d’armes en fondant les plombs d’imprimerie, formation de commandos…).

« Il nous fallait rêveurs, devenir combattants,
Muant l’esprit du plomb en balles meurtrières…
Nous avons fondu le plomb comme nos ancêtres dans le temple ont versé l’huile dans les menorahs d’or. » (Le plomb de l’imprimerie Rom, 1943).

Ses mots souvent devenus des chansons deviendront presque des hymnes comme « Unter dayne vayse shtern », (Sous tes étoiles blanches). Son attitude héroïque en fait une légende du ghetto.

Il sera l’un des rares rescapés en s’enfuyant par les égouts en septembre 1943 avec son épouse, ayant appris la liquidation imminente et totale du ghetto. Ces égouts nommés par les juifs « La ville secrète », auxquels il consacrera un recueil du même nom, en 1948, devinrent le lieu où croire encore aux étoiles. Il en fut l’habitant et voyait des étoiles au fond du trou. Il rejoint, en parcourant avec sa femme plus de cent kilomètres à travers les mines, une unité de partisans juifs sous le commandement de Moshe Judka Rudnitski et sous contrôle soviétique, dans les forêts avoisinantes.

En hiver 1943, il fait passer par un maquisard quelques poèmes pour qu’ils soient remis au grand Peretz Markish, qui saurait les comprendre. Ces poèmes parvenus jusqu’à Moscou seront chocs immenses pour Ilya Ehrenbourg et Boris Pasternak et le nom de Sutzkever devient une légende en URSS. On supplie pour qu’il soit sauvé. Il fut rapatrié avec sa femme Freydke dans un tout petit avion militaire en URSS en mars 1944 depuis les forêts de Narocks près de Vilno, afin de témoigner, sur la barbarie nazie et aussi sur l’héroïsme soviétique.

Il est pour eux le héros de la lutte contre le fascisme et non pas le poète juif parlant pour son peuple.

A Moscou avec son épouse, en mars 1944 il écrit « Vilner Geto » (Le Ghetto de Vilno) qui aura un immense retentissement. Boris Pasternak le célèbre et le traduit. L’écrivain Ilya Ehrenbourg le salue comme « un héros de tragédie grecque ». Il participe comme témoin fondamental à la rédaction du « Livre noir », recueil de témoignages réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman et qui sera interdit par Staline. Il servait sans doute ainsi aussi de caution. Il va animer le Comité antifasciste juif, utile en ce moment-là au stalinisme. Il devint ainsi un héros, un « homme de fer », « un homme de marbre » que l’on célébrait partout en URSS.

Il sera parmi les tout premiers à pénétrer dans Vilno libérée par l’Armée Rouge. Tout le ghetto était en ruines et quelques poignées de survivants sur 70 000 juifs erraient dedans. Il va récupérer ses textes et les livres sauvés par sa brigade de papier.

« Je vous écris de Vilno. Cela fait deux semaines que je flotte dans ses ruelles. J’ai exhumé les trésors culturels que nous avions enterrés et je suis allé à Ponar. Je n’y ai trouvé personne. Rien que des cendres. On a déterré les juifs de Vilno et on les a brûlés. Les cendres humaines sont gluantes et grises. J’ai rempli un sachet de cendres (c’est peut-être mon enfant ou ma mère et je le garde sur moi » (cité par Rachel Ertel dans sa préface).

II est également choisi par l’Accusation soviétique pour être cité comme témoin devant le Tribunal militaire international, en janvier 1946, à Nuremberg, en tant que survivant et témoin de l’extermination par la Wehrmacht, suivie par les Einsatzgruppen, dans le ghetto de Vilnius et le camp d’extermination par balle de Ponar qui le jouxtait. Mais son témoignage, qu’il voulait dire en yiddish, lui fut ordonné en russe et d’ailleurs fut soigneusement filtré par les Soviétiques et interdit de publication par Staline.

Dans son discours lu debout, comme pour un Kaddish pour les disparus, il évoque après un long silence, un silence assourdissant, cette tragédie : « Je voyais devant moi ma mère qui courait, nue, sur un champ de neige, et le sang chaud qui coulait de son corps transpercé se mettait à ruisseler des murs de ma chambre et m’encerclait. […] Il m’est difficile de comparer mes sentiments. Lequel est le plus fort, de l’affliction ou du désir de vengeance? ». Il fut donc le premier des survivants à dire le génocide envers les juifs. Ses poèmes relaieront sa vérité jetée à la face du monde. Signalons, qu’un peu plus de 4 ans plus tard, Staline procédera lui à l’extermination de l’intelligentsia yiddish avec une balle dans la nuque pour tout viatique, par exemple en 1952 le grand poète Peretz Markish. C’est la triste nuit des poètes assassinés, le 12 août 1952.

Lui avait perçu la fureur de l’antisémitisme stalinien et de ses sanglantes purges, et il part quand il est encore temps, toujours sauvé par cet incroyable instinct de survie qui le caractérise, tel un chat, tel un phénix. On ne pouvait arrêter le héros proclamé. Il parvient à partir en 1946. Après une brève errance en Europe – ainsi Lodz en Pologne-, et aussi à Paris (1946-1947),puis après l’épisode du témoignage au procès de Nuremberg, il rejoint Israël , sa terre spirituelle, en septembre 1947, grâce à l’intervention de Golda Meir, et il s’installe à Tel-Aviv. Il dira « Ici chaque pierre est mon ancêtre ».

Il rejette à jamais cette Europe et la culture allemande en particulier. Jamais il n’acceptera les dédommagements allemands, n’achètera la moindre marchandise made in Germany, ni n’acceptera de voyager en Allemagne. La langue des bourreaux doit être chassée de sa tête. Il reste fidèle à sa langue de victime, le yiddish, et n’écrira pas en hébreu que les morts qu’il console ne pouvaient comprendre. Il devient aussi la figure dominante du mouvement d’écrivains yiddish « Yung Yisroel » (Jeune Israël). Ce qui n’allait pas de soi, dans ce nouveau pays qui voulait oublier le yiddish, considéré comme la langue des victimes, afin de fondre tout un peuple épars dans l’hébreu, et où la parole des témoins de l’holocauste n’était pas la bienvenue.

Il sera le pivot, le socle de la culture yiddish envers et contre tout. Contre la honte de la mémoire, contre le besoin de tout effacer. Il fonde et dirige la très importante revue littéraire « Di Goldene Keyt » (La Chaîne d’or) jusqu’à ce que celle-ci cesse de paraître en 1996 après 141 numéros qui publièrent toute la mémoire yiddish. Par ce lien il essaiera de faire revivre la culture yiddish en Europe. Tentative un peu désespérée. Il vivait au milieu du peuple israélien, mais avec sa patrie yiddish en lui, presque étranger. Il découvrira en 1950 l’Afrique qui lui inspirera quelques poèmes avec les figures emblématiques de l’éléphant et du lion qu’il rattache symboliquement au peuple juif. Il voyagera aussi en Amérique du Sud. Il s’arrête d’écrire en 1995 à 82 ans.

Il pouvait enfin goûter à sa légende, son immortalité :

« Si vous transportez avec vous votre enfance, jamais vous ne vieillirez ».

Il s’est éteint le mercredi 20 janvier 2010 à Tel-Aviv en Israël. Il a été inhumé le dimanche 25 janvier au cimetière de Kiryat-Shaul à Tel-Aviv. Nul officiel ne se rendit à son enterrement, même pas une centaine de gens l’accompagnèrent en sa dernière demeure. On ne voulait plus se souvenir de « l’Holocauste » et il n’était pas vraiment connu en Israël, car ses lecteurs étaient disparus, et le yiddish représentait la langue des victimes, de l’exil, des « moutons ». Et on voulait l’oublier. Pourtant on mettait en terre l’un des plus grands poètes ayant vécu en ce pays.

« Sous tes étoiles blanches (Unter dayne vayse shtern)

Sous tes étoiles blanches
tends-moi ta main blanche
mes mots sont larmes
qui veulent se reposer dans ta main blanche,
vois, comme leur lueur s’obscurcit
au travers de mon regard enfermé dans la cave
et je n’ai même pas un coin
pour te les renvoyer à nouveau.
et pourtant je veux, mon cher Dieu
te faire totalement confiance
car un feu brûle en moi
et ce feu consume mes jours
je ne peux trouver un repos misérable
que dans les caves et les fossés
Alors, je vole haut à travers les toits
Te cherchant ardemment. Où es-tu, où?

Des mauvais esprits me traquent
me chassant dans les escaliers et dans les cours
je pends comme la corde cassée d’un violon
et je chante ainsi vers toi :
Sous tes étoiles blanches
tends-moi ta main blanche
mes mots sont larmes
qui veulent se reposer dans ta main blanche. »
(Adaptation française: Gil Pressnitzer)

Retrouvez l’intégralité de ce superbe article de Gil Pressnitzer sur le site « Esprit Nomades » (http://www.espritsnomades.com/sitelitterat…/…/sutzkever.html)

et écoutez la bouleversante interprétation de « Unter dayne vayse shtern » par Chava Alberstein.