Ephéméride | 30 août-4 septembre [30 août-4 septembre]

30 août-4 septembre 1908

A Czernowitz, première conférence internationale sur la langue yiddish.

La Conférence de Czernowitz se tint à une époque où plus d’une douzaine d’autres langues sur trois continents organisaient leurs propres « premières » conférences (généralement sous des auspices non, voire antigouvernementaux). Elle fut initiée par Nathan Birnbaum (1864-1937), éducateur juif itinérant, prolifique et novateur, essayiste, philosophe, politicien et organisateur social.

Le comité administratif de la conférence était constitué de membres du club yiddish de l’université de Vienne, « Yidishe Kultur », que Birnbaum avait fondé quelques années auparavant. L’appel à la conférence avait été lancé au début de 1908, et signé par une poignée de personnalités distinguées, liées au yiddish, en particulier Khayim Zhitlovski et Dovid Pinski. Cette genèse présentait non seulement le tableau inhabituel d’un parrainage lié à aucun parti ou organisation, mais les invitations envoyées par courrier étaient adressées à « toutes les organisations juives intéressées par le yiddish » pour des raisons éducatives, culturelles ou politiques, et inégalement réparties selon les zones géographiques et les affiliations politiques. Il en résultait que le Bund était sous-représenté, tandis que les divers clubs sionistes locaux, en particulier de Galice, étaient sur-représentés.

Parmi les « classiques » yiddish, seul Y. L. Peretz fut présent, mais Sholem Asch, Avrom Reyzen et Hersh Dovid Nomberg, parmi les jeunes écrivains yiddish, participèrent activement. Leur aide fut extrêmement importante pour assurer la publicité de la conférence dans les journaux avant, pendant et après les délibérations. Inévitablement, cette publicité – étant donné l’extrême diversité idéologiques parmi les Juifs d’Europe de l’est à l’époque attira une participation très hétérogène dont la plupart n’avait jamais participé à une conférence de leur vie. Elle constitue néanmoins le seul témoignage historique de cette conférence sans précédent, les minutes conservées par Solomon Birnbaum (le fils de Nathan et lui-même un linguiste yiddish réputé et un paléographe hébraïque) ayant été irrémédiablement perdues pendant la Première Guerre mondiale.
iC’est ainsi que débuta, sous des auspices peu favorables, la première étape de l’organisation de la langue yiddish.

Les premières conférences engagées en dehors de toute tutelle gouvernementale couraient toujours le risque de se noyer aussitôt dans la politique, souvent à leur propre étonnement, même quand ces sujets avaient été explicitement écartés par les organisateurs.
Le programme de la conférence était vaste:
– le besoin d’écoles et d’enseignants yiddish;
– le soutien à la presse, au théâtre et à la littérature yiddish;
– l’inversion de la tendance croissante parmi la jeunesse à préférer l’hébreu ou la langue majoritaire non juive du pays au yiddish;
– le soutien à la traduction des oeuvres de la littérature canonique juive, de l’hébreu et de l’araméen en yiddish;
– la standardisation de l’orthographe yiddish.

Une question, que Pinski avait anticipée à New York au début de l’année, apparut vite comme cruciale: celle du statut du yiddish. Le sujet émergea immédiatement et monopolisa pratiquement les débats pendant toute la conférence.
Les arguments avancés à Czernowitz pour déterminer si le yiddish devait être « LA » langue nationale ou seulement « UNE » langue nationale du peuple juif polarisèrent et scindèrent irrévocablement les délégués.
Les autres points à l’ordre du jour, que Birnbaum et Zhitlovski, espéraient traiter et avaient consciencieusement planifiés obtinrent peu d’attention.

Les positions adoptées par les délégués sur la place du yiddish variaient considérablement, tout comme leurs raisonnements.
Ester Frumkin (Malke Lifshits), une Bundist (et plus tard communiste), s’inquiéta du manque de conscience de classe de la conférence et qu’il en résulte un abandon de la position antérieure du Bund selon laquelle le yiddish était « LA » langue nationale du peuple juif. À un moment, elle quitta un banquet pour protester contre le fait que les délégués travailleurs qui ne portaient pas de vestons, ne soient pas admis à cause de leur « tenue inappropriée ».
De fait, le Bund continua pendant longtemps de caractériser la conférence comme un événement mineur qui ne constituait en rien l’initiation d’un mouvement ou d’une idéologie majeure (yiddishisme) dans la vie juive.

Les délégués sionistes et religieux protestèrent contre toute formulation pro-yiddish qui portait atteinte à la primauté et à la dignité de l’hébreu. De nombreux délégués de Galicie anticipèrent le problème posé par le recensement prévu en 1911, où tous les habitants d’Autriche-Hongrie allaient devoir déclarer leur « langue de la vie quotidienne ». Ce recensement devait fournir la base factuelle des nouvelles lois sur l’autonomie culturelle qui seraient adoptées à une date ultérieure non précisée. Ils déploraient l’incapacité de la conférence à résoudre le fait que pour tous les Juifs dans la monarchie, le yiddish était censé être leur « Umganfsprache », (langue de communication générale), sachant que beaucoup d’entre eux parlaient l’allemand même chez eux et que certains (y compris Birnbaum lui-même) n’avaient appris que récemment le yiddish.
Certains pleurèrent de façon incontrôlable lorsque l’hébreu fut désigné comme un « cadavre en putréfaction », et d’autres hurlèrent quand des orateurs se demandèrent si le yiddish était vraiment une langue.
La définition « UNE langue nationale du peuple juif », initialement formulée par Nomberg, fut finalement retenue comme la meilleure position de compromis possible, même si elle laissa beaucoup d’insatisfaits.

Birnbaum fut élu secrétaire général de « l’organisation culturelle post-conférence ». Sa tâche serait d’aider toutes les parties à inviter des conférenciers, à publier des livres, à organiser des cours, à organiser des écoles, à organiser des manifestations chorales et théâtrales et les futures conférences qui devaient prendre la suite.
Mais, comme la fonction n’était pas rémunérée malgré son titre ronflant, l’organisation culturelle ne décolla jamais vraiment.
De fait, presque aucune collecte de fonds ne suivit la conclusion de la conférence. Birnbaum quitta Czernowitz et se tourna bientôt vers l’orthodoxie religieuse et le parti Agudas Yisroel comme seul moyen de préserver et d’unir le peuple juif dispersé.
Des années plus tard, il considérait la conférence de Czernowitz comme une période d’angoisse et d’erreur dans sa définition « hédoniste » des Juifs et de la judéité.

Mais depuis la Shoah, la conférence a pris une grande valeur symbolique. Elle en est venue à être réinterprétée comme une apogée du moment de grâce que le yiddish et l’activisme en faveur du yiddish avait atteint dans les premières décennies du XXe siècle. Le yiddish fut officiellement reconnu dans plusieurs des accords d’armistice européens qui suivirent la première guerre mondiale. Le YIVO fut créé en 1925. Le réseau TSYSHO d’écoles yiddish laïques fut créé en 192. Le Yidisher Kultur Farband (Association pour la culture yiddish, YKUF) fut créé en 1937, et le Congrès mondial pour la culture yiddish peu après la fin de la Seconde guerre mondiale. Pourtant bien que certains continuent à prétendre le contraire, il y a peu de lien direct entre ces faits et le nébuleux « esprit de Czernowitz », ou les résolutions et les participants à la conférence. Peut-être parce que le yiddishisme a besoin d’un événement festif pour compenser ses années, la mémoire de Czernowitz est régulièrement sollicitée à cette fin.

A l’issue de la conférence de Czernowitz, Y.L. Peretz déclara à un journal de Cracovie :
« En fait, nous vivons avec trois langues: le peuple en yiddish, les intellectuels à moitié assimilés dans les langues de leur pays, et l’intelligentsia juive dans l’ancienne langue de notre passé.
Une nation doit avoir une seule langue nationale, et non pas deux ni trois. Quel doit donc être dans l’avenir notre langue
nationale?
Les langues des pays ne peuvent pas être nos langues nationales. Elles sont pour nous antinationales.
Si nous acceptons les langues de ces pays, nous nous soumettons à une sentence de mort par strangulation.
L’hébreu est-il notre langue de l’avenir ? On ne peut pas remonter une langue comme un mécanisme.
Je ne crois pas en des langues mortes pour des peuples vivants. On ne peut pas retourner au berceau.
Il nous reste le yiddish.
Sans la langue du pays, nous restons sans civilisation. Sans l’hébreu, le peuple n’a pas de passé. Sans le yiddish, nous n’avons pas de peuple…
Il faut faire de la langue du peuple une langue nationale, il faut y créer de si nombreux liens de culture que le Juif cultivé puisse vivre en yiddish. Il faut traduire tous les liens de notre passé, le yiddish doit devenir la langue de toute la littérature de la nation juive, partout et en tout temps. La voie vers une
nation juive et unie est la transformation de la langue du peuple en langue nationale. Toutes les autres langues deviendront des voisines ou des étrangères. L’hébreu, lui, sera la langue de notre passé, pour laquelle nous serons remplis de piété, notre « langue sacrée ». C’est une voie longue et dure, mais c’est la seule possible. »

Comme on peut le constater, on peut être un immense génie littéraire et un mauvais prophète. A sa décharge, il ne pouvait pas prévoir la destruction de la civilisation yiddish par Hitler, ni la naissance d’Israël.

L’histoire a tranché « la guerre des langues ». Mais le yiddish reste la langue d’une civilisation millénaire fauchée en pleine apothéose, une langue et une culture dont l’oubli serait une perte tragique pour le peuple juif et l »humanité.