Ephéméride | Esther Abrahams [26 Août]

26 août 1846

Décès à George Hall, Australie, d’Esther Abrahams, condamnée, fermière, buveuse, et au total femme remarquable.

En juillet 1786, une adolescente aux cheveux noirs et au long visageséduisant entra dans un magasin de Londres, apporta au comptoir deux cartes de dentelle noire et en demanda le prix.

« Vingt-cinq shillings », lui dit-on.

La jeune Esther Abrahams, car elle tel était son nom, répondit sur un ton acerbe qu’elle ne paierait pas plus qu’une guinée (21 shillings) et partit bientôt sans rien acheter. Quelques instants plus tard, la vendeuse se précipita dans la rue et rattrapa Esther, en l’accusant de vol. Esther nia, mais la vendeuse insista. Les marchandises contestées furent retrouvées et, comme on pouvait s’y attendre, Esther fut poursuivie, emprisonnée et – malgré d’excellentes références de caractère – condamnée à la déportation. Sept mois après l’incident dans le magasin, Esther donna naissance, dans la prison de Newgate, à une petite fille qu’elle appela Rosanna.

Jusque là, une si banale histoire de fille-condamnée-au-cœur-d’or-forcée-à-voler-par-circonstances-hors-de-sa- volonté.

Sauf qu’Esther et sa famille eurent une véritable et importante influence sur le cours de l’histoire de l’Australie. Et elle vécut une vie assez intéressante en cours de route. Oh, et elle était juive – la première femme juive arrivée en Australie. L’Australie était, dès les premiers jours de la colonisation, une société multiculturelle.

Esther et la petite Rosanna arrivèrent en Nouvelle-Galles du Sud avec la « First Fleet », le premier convoi de condamnés déportés vers l’Australie, avec 101 autres femmes à bord du « Lady Penrhyn ». Sa beauté attira l’attention de l’un des officiers mariniers, un brave bonhomme blond, d’environ sept ans son aîné, dénommé George Johnston. Le couple resta ensemble jusqu’à la mort de Johnston en 1823.

En 1790, Esther donna naissance à un fils que George reconnut avec joie comme le sien. Peu après le baptême, Esther, George et le nouveau bébé partirent pour l’île Norfolk. La petite Rosanna, cependant, resta à Sydney avec une famille d’accueil. George Johnston était de toute évidence un brave homme, mais même lui avait clairement ses limites. Au bout d’un peu plus d’une année, Esther put retourner à Sydney et à Rosanna.

En 1792, Esther donna naissance à un second fils, appelé Robert, qui allait devenir le premier officier d’origine australienne de la Royal Navy. Le gouverneur Phillip fut le parrain au baptême anglican de Robert, le seul enfant de la colonie auquel le gouverneur ait accordé cette faveur.
Esther était clairement une femme pragmatique en matière de religion, mais il ne pouvait guère en être autrement. Il y avait seulement une dizaine d’autres Juifs dans la « First Fleet », tous des hommes, et donc pas assez pour constituer une congrégation (à supposer qu’ils y aient tenus). Cela resta un problème pendant de nombreuses années et la première cérémonie juive officielle en Australie, un mariage, n’eut lieu qu’en 1832. Sur les 250 premiers détenus juifs arrivés avant 1820, seuls 45 se marièrent en Australie et tous se marièrent dans l’église anglicane. afin d’être mariés aux yeux de la loi.

En février 1793, Johnston, qui avait alors été transféré de la marine au Corps des Nouvelles Galles du Sud, reçut 100 acres (40 hectares), qui devinrent bientôt 390 acres. Le terrain qu’il choisit était situé à quatre miles le long de la route Sydney-Parramatta et il l’appela Annandale, d’après son lieu de naissance écossais. En 1796, Johnston fut renvoyé sur l’île Norfolk, et emmena avec lui son fils aîné, alors âgé de six ans. Esther resta derrière pour gérer la ferme.

En 1799, Johnston fut de retour à Sydney et Esther avait suffisamment réussi pour que la famille puisse construire une belle maison de briques. En quelques années, Annandale était devenu un petit village. Il y avait un abattoir, une boucherie, une boulangerie, une forge et des magasins, une orangeraie et un vignoble. Une allée de pins de Norfolk, considérée comme la première de la colonie, conduisait à la maison. Esther Abrahams prit l’habitude de se faire appeler Mme Esther Julian. Peut-être que dans son état de femme encore non mariée, cela sonnait plus raffiné. C’était peut-être le nom du père de Rosanna. Personne ne semble le savoir avec certitude.

Au cours des dix années suivantes, bien que Johnston ait été envoyé brièvement en Angleterre, le couple eut cinq autres enfants – un autre garçon et quatre filles. L’une des filles décéda avant son troisième anniversaire mais les autres toutes jusqu’à un âge avancé.

En 1804, c’est Johnston qui réprima le soulèvement des condamnés irlandais de Castle Hill et en 1808, c’est Johnston qui dirigea officiellement la « Révolte du Rhum » contre le gouverneur Bligh. Macarthur et Johnston étaient professionnellement des collègues et à l’occasion des rivaux. La femme de John Macarthur, Elizabeth, et Esther Abrahams n’était pas du tout socialement égales, séparées comme elles l’étaient par les antécédents criminels, la vie maritale de facto et la religion juive d’Esther. Mais dans le petit monde de la colonie, où les maris étaient des collègues et des gentlemen farmers, elles devaient au moins se saluer.

En 1809, Esther dut de nouveau tenir la maison pendant que Johnston retournait en Angleterre pour affronter une cour martiale pour son rôle dans le renversement du gouverneur Bligh. S’il avait été reconnu coupable, il aurait bien pu avoir à affronter la corde. Cependant, le procès des officiers rebelles en 1811 accoucha finalement d’une souris.

Alors que c’était le lieutenant-colonel Johnston qui était officiellement jugé en tant que chef de la rébellion, l’accent fut beaucoup mis sur les activités du civil John Macarthur (dont les empreintes étaient partout sur la rébellion) et son ennemi juré Bligh. Aucun des trois hommes ne sortit très net de la boue de la trahison. Bligh resta à la barre des témoins pendant trois jours et demi et réussit à perdre son sang-froid à plusieurs reprises, confirmant l’argument de la défense selon lequel il se laissait trop facilement aller à un comportement indigne d’un gentilhomme. Johnston commença sa déposition en lisant une déclaration qui présentait clairement toutes les caractéristiques de la rhétorique de Macarthur. Et Macarthur lui-même débuta avec sa confiance et son humeur habituelles, mais découvrit rapidement que, même si ses dissimulations, ses évasions et ses contradictions pouvaient servir dans un tribunal colonial au pays des kangourous, ils s’écroulaient rapidement face à un contre-interrogatoire implacable et intelligent.

Quand tout fut terminé, Johnston fut reconnu coupable d’acte de mutinerie mais il fut condamné à la peine la plus légère, renvoyé de l’armée avec déshonneur. Les juges reconnurent que les circonstances existant dans la colonie en 1808 avaient menacé la paix et le bon ordre, fournissant au moins une justification à la mutinerie et Johnston évita la prison ou la peine de mort que beaucoup de ses pairs et même le Prince régent avaient estimées inévitables .

Un an après son retour dans la colonie, en novembre 1814, Johnston régularisa sa vie de famille et épousa Esther.

La plupart des historiens soutiennent que le mariage eut lieu à la demande du gouverneur Macquarie, mais on peut se demander si, libre du fardeau du respect de l’honneur du régiment, Johnston ne suivit pas simplement et finalement son cœur. Le couple vivait ensemble depuis vingt-sept ans. Dans un acte brutal de vandalisme académique, dans les années 50, les descendants de Johnston détruisirent tous ses nombreux journaux et lettres, espérant apparemment cacher le fait déjà connu que les enfants d’Esther et George étaient tous nés hors mariage.

La fille d’Esther, Rosanna, et le mari de Rosanna, Isaac Nichols, furent les témoins officiels du mariage. Mais le mariage ne fut pas tout à fait le bonheur qu’Esther avait pu espérer. Au cours des dix années suivantes, Esther perdit un gendre (Isaac Nichols, décédé en 1819), puis son fils aîné, George (mort dans un accident d’équitation dans la propriété des Macarthurs). En 1823, son mari George mourut aussi. La famille en proie aux difficultés se fit alors la guerre. George Johnston avait laissé à « la mère de ses enfants … pour la durée de sa vie naturelle la propriété d’Annandale » et Esther espérait hypothéquer la propriété et retourner en Angleterre.

Son fils survivant Robert avait des vues différentes pour le domaine. Envoyé en Angleterre à l’âge de sept ans pour y étudier, Robert avait rejoint la marine à treize ans et ne rentra pas en Nouvelle-Galles du Sud avant l’âge de vingt-quatre ans. Son père et son frère aîné maintenant décédés, Robert vit son avenir sous un jour nouveau. En conséquence, il traina sa mère devant les tribunaux pour tenter de la faire déclarer folle.

Le procès qui s’en suivit, rapporté dans son intégralité dans les journaux de l’époque, se lit comme une étude de cas sur la façon dont la société percevait (et perçoit encore) les femmes victimes de violence familiale.

Un témoin en faveur des enfants, le docteur William Bland, témoigna qu’Esther « avait des habitudes plutôt excentriques, se mettait vite en colère et avait une façon brusque. » Il l’avait vue « conduire furieusement sa voiture dans les rues ». Bland expliqua qu’il lui fallait « faire la distinction entre l’excitation causée par la consommation d’alcool et celle qui résultait de la folie », mais à son avis, elle était complètement folle et non saoule.

Esther engagea David Poole, un colon libre juif, comme avocat de la défense, et même lui admit qu’Esther avait des habitudes excentriques, exacerbées par la consommation excessive de boisson à l’occasion. Mais « si toutes les personnes qui avaient l’habitude de boire ou de commettre des extravagances étaient en conséquence supposées folles, il serait difficile de trouver en nombre suffisant pour juger leur cause », affirma Poole.

Un des témoins d’Esther, Jacob Isaacs, décrivit comment elle se réfugiait fréquemment chez sa femme et lui, où elle présentait des « bleus, des traces de coups de pied et d’autres actes de violence » infligés par son deuxième fils, Robert. Isaacs nota qu’Esther avait « accumulé ses biens en travaillant durement » et il l’avait vue « superviser personnellement les travaux de la ferme ». Il la considérait comme « une femme pleinement capable de s’occuper de ses propres affaires… elle prend un verre, comme nous tous, les classes supérieures comme les inférieures. »
Pauvre Esther – même l’un des enfants de Rosanna témoigna contre elle, le jeune homme affirmant que sa grand-mère « était toujours une femme forte et industrieuse, mais que, depuis quelque temps, elle avait changé. Une partie du changement était apparemment qu’Esther se plaignait souvent de « ce qui se passait à Annandale » et de « délirer » à propos de son fils Robert.

En définitive, le jury conclut que, bien que Mme Esther Johnston « eût des intervalles de lucidité », elle n’était « pas saine d’esprit ni capable de gérer ses affaires ». Mais ce ne fut pas une victoire absolue pour son fils Robert. Il fut déclaré qu’il n’était pas l’héritier légal et que des administrateurs seraient nommés pour la propriété. Empêchée d’hypothéquer Annandale et de retourner en Angleterre, Esther s’en alla vivre avec son troisième fils, David, un éleveur possédant des propriétés importantes près de Bankstown, sur la rivière Georges. C’est là, qu’elle mourut une quinzaine d’années plus tard, mais son histoire comporte un post-scriptum approprié.

Le deuxième fils de Rosanna, George Robert Nichols, devint un avocat prospère, propriétaire de journaux et homme politique. Compte tenu de son ascendance, il n’est pas étonnant qu’il ait nommé le secrétaire honoraire de la synagogue de Sydney comme son secrétaire personnel, mais peut-être plus surprenant de découvrir qu’il était également un franc-maçon de premier plan.
En 1854, Nichols utilisa ses importants pouvoirs politiques pour que les Juifs soient placés sur le même pied que les chrétiens dans la distribution des aides d’État au cultes publics, en soutenant avec succès que les Juifs et les chrétiens contribuaient à égalité aux revenus de la colonie.
Le petit-fils d’une prisonnière juive, né d’une fille illégitime et de son mari condamné, reçut une coupe en argent en signe de gratitude de la synagogue de Sydney. Sa grand-mère, si elle avait encore été en vie, aurait sûrement levé son verre en cet honneur.

Et pourquoi raconter tout cela? Eh bien, il n’y a pas vraiment de raison – autre que de projeter un peu de lumière historique sur une femme juive australienne, à la fois ordinaire et extraordinaire.

C’est donc aujourd’hui, 26 août 2018, le 172e anniversaire de la mort d’Esther Abraham Johnston, juive, voleuse, déportée, exploitante agricole, mère bafouée, ivrogne ou folle, en 1846.

(Source: Michelle Scott Tucker)