Ephéméride | La Jewish Colonization Association [11 Septembre]

11 septembre 1891

Création de la Jewish Colonization Association par le Baron de Hirsch dans le but de faciliter l’émigration des Juifs de Russie et d’autres pays de persécution vers des colonies agricoles dans le Nouveau Monde.

Le baron de Hirsch, promoteur de l’émigration juive en Amérique du Sud, naquit en 1831 à Munich. En 1896, peu avant la fondation du mouvement sioniste par Theodor Herzl, il mourrut subitement pendant son sommeil lors d’un séjour dans une de ses résidences de chasse en Hongrie. Il avait 65 ans.
Dans l’intervalle, les différentes vies de Moritz von Hirsch évoquent un roman rempli d’aventures rocambolesques tant sur le plan économique, géographique, que social, politique et familial, avec pour toile de fond les débuts de la Révolution industrielle, l’émergence du capitalisme moderne qui s’internationalise à travers la banque et les chemins de fer qui sont ses deux principaux secteurs d’activité, mais aussi les mouvements d’émancipation des communautés juives d’Europe de l’Est encore dépourvues de droits de citoyenneté dans la deuxième partie du XIXe siècle.

Après avoir habité en Bavière puis, pendant une dizaine d’années, en Belgique, Hirsch s’installe à Paris en 1873.
En France, l’origine mal définie de sa fortune, son physique exotique de magyar, sa générosité, sa faconde aussi, lui confèrent d’emblée un halo de mystère qui rappelle la personnalité du héros d’Alexandre Dumas, le comte de Monte-Cristo, tandis que les antisémites, le considéraient comme un aventurier interlope, un « rastaquouère ».

Mais chez les Juifs opprimés de Russie et de Pologne russe dont les conditions d’existence s’étaient aggravées depuis 1880, son nom était vénéré dans chaque village, même dans les shtetls les plus reculés, non « pas pour ce qu’il avait déjà fait pour eux, rappelle le sioniste russe, Nahum Sokolov, dans son « Histoire du sionisme », pas davantage pour ce qu’il leur avait promis, mais parce qu’au pire moment de leur vie, sa main tendue leur avait redonné l’espoir et le courage de survivre et de surmonter leur désespoir. »
Chaïm Weizmann, le premier président de l’État d’Israël, qui était lui-même originaire de Motol, près de Pinsk en Biélorussie, témoigna que son père se recueillait souvent devant le mur où étaient accrochées les portraits de Maïmonide, du Mur des Lamentations, de Tchékhov et du baron de Hirsch.

Qui était au juste ce personnage hors du commun et dans quelle direction exerça-t-il une philanthropie qui ne l’est pas moins ?

Moritz von Hirsch auf Gereuth appartenait à une importante dynastie de banquiers de cour, plus récente d’une génération que celle des Rothschild. L’ascension avait commencé avec le grand-père, Jacob Hirsch, une personnalité remarquable à divers titres. Après avoir connu une réussite exceptionnelle dans les affaires immobilières et la finance, Jacob avait beaucoup œuvré pour l’émancipation des Juifs bavarois, ce qui ne l’avait pas empêché de toujours se comporter en nationaliste très attaché à son pays natal. Malgré sa fortune et sa position sociale, il était resté très pratiquant tout au long de sa vie, veillant à ce que ses enfants et ses nombreux petits-enfants soient élevés dans la stricte observance d’un judaïsme non réformé. En dépit de cette éducation, Maurice de Hirsch cessa précocement de croire en Dieu et rompit avec toute pratique après sa bar-mitsva.

Moritz était le fils de Joseph de Hirsch et de Caroline Wertheimer, elle-même issue d’une riche famille de banquiers de Francfort. Comparée aux autres dynasties de banquiers de cour, la famille Hirsch, qu’il s’agisse de Jacob ou de ses deux fils, se démarquait par un amour passionné de la terre et de l’agriculture. Une étrange vocation pour des Juifs lorsqu’on sait qu’à l’époque, le droit de cultiver la terre leur restait formellement interdit en Allemagne.
Fort de la protection du prince-évêque de Würszburg, Jacob contourna l’interdit en achetant au préalable un titre nobiliaire, seul moyen pour lui d’acquérir un vaste domaine ayant appartenu à des nobles et de le transformer en exploitation agricole.
C’est à partir de cette époque que son patronyme devient Hirsch auf Gereuth. Le titre héréditaire de Freiherr ou baron sera conféré à son fils cadet Joseph, principal financier du roi Louis Ier de Bavière, pour service rendu à la nation en temps de guerre et aussi parce que Joseph « oubliait » de lui réclamer l’argent qu’il lui prêtait à des taux très bas, de la même façon qu’il financera les folies architecturales de Louis II par la suite.

Ces deux particularités de la famille Hirsch, l’esprit d’entreprise et l’amour de la terre, eurent une influence déterminante dans l’orientation de la carrière de Maurice, ses choix existentiels et ses options philanthropiques. La tradition des banquiers de cour lui avait enseigné, disait-il souvent à ses proches, que les Juifs doivent payer le prix fort pour les protections et les privilèges qu’ils sollicitent auprès des puissants de ce monde, tant à titre personnel que pour leur communauté.
Il se tint toujours à cette règle de conduite tant dans ses affaires que dans ses relations avec les grands de ce monde. Ainsi, s’il prêta sans espoir d’être remboursé d’importantes sommes d’argent à l’héritier de la couronne d’Autriche, l’archiduc Rodolphe, comme au prince d’Orléans, le prétendant à la couronne de France, ou encore au prince de Galles, le futur Édouard VII, comme à nombre de politiciens, diplomates et aristocrates désargentés, ils le payèrent de retour en l’aidant d’une part à se faire accepter par la haute société, très méfiante à l’égard de celui qu’elle avait toujours considéré comme un parvenu, de l’autre en le secondant dans ses démarches ultérieures auprès du Tsar pour faciliter l’émigration légale des Juifs russes.

Maurice hérita également de sa famille les raisons qui présidèrent à sa confiance inébranlable dans la capacité des Juifs russes à réussir leur reconversion en devenant, dans un contexte favorable, des agriculteurs aussi compétents que l’avaient été jadis, en Palestine, leurs lointains ancêtres.

Moritz von Hirsch, comme ses frères et sœurs, bénéficia d’abord d’un enseignement à domicile dispensé par des précepteurs. Après sa bar-mitsva, son père l’envoya à Bruxelles continuer ses études secondaires dans un lycée d’élite. Un choix qui s’explique pour commencer par le fait que, dans les années 1840, les Juifs n’étaient pas admis dans les lycées munichois, parce qu’ensuite, Moritz n’était que le cadet. Or, la loi du matricule, toujours en vigueur à l’époque en Allemagne, impliquait que seul le fils aîné soit autorisé à demeurer dans sa ville natale, à s’y marier et à y travailler. Les autres devaient s’établir ailleurs, à moins de racheter un matricule à prix d’or. C’est pourquoi, du reste, tous les fils d’Amschel de Rothschild, le fondateur de la banque Rothschild de Francfort, essaimèrent dans les principales capitales financières européennes.

Moritz retourna néanmoins à la fin de ses études secondaires à Munich pour travailler dans la banque familiale parce qu’entre temps son frère aîné était décédé et qu’il avait hérité des privilèges inhérents au statut de fils aîné. Cependant, après quelques années d’apprentissage dans la banque familiale et des stages agricoles dans les exploitations familiales où l’on pratiquait l’élevage et l’agriculture selon les techniques contemporaines les plus performantes, Moritz décida de retourner en Belgique. Il ne supportait plus de vivre en Bavière où les Juifs, y compris les protégés et les anoblis, étaient toujours victimes de discriminations et restrictions de droits de tous ordres. Par ailleurs, il considèrait que la place financière de Munich présentait infiniment moins d’intérêt que celle de Bruxelles.

Grâce à des recommandations, il entra en apprentissage dans la banque Bischoffsheim et Goldschmidt qui possèdait des filiales aux Pays-Bas, en France et en Angleterre. Très vite il impressionna son entourage par ses dons pour la finance, ce qui lui valut d’obtenir à 25 ans la main de Clara Bischoffsheim, la fille préférée de son employeur, le sénateur Jonathan Bischoffsheim, une personnalité de premier plan dans la vie politique et économique belge.
Clara Bischoffsheim, qui deviendra son mentor en philanthropie, lui apporta une dot considérable, supposée de loin supérieure à celle donnée par lord Rothschild à sa fille, alors fiancée à un membre de la haute aristocratie.

Bien qu’élevé dans un milieu fortuné, Moritz n’eut jamais une mentalité d’héritier mais un tempérament de self made-man et un esprit d’entreprise hors du commun. Dès ses débuts dans la banque de son beau-père, son instinct et son savoir-faire lui valurent la réputation d’un magicien de la finance, un talent qu’il conserva toute sa vie. Tout ceux qui l’avaient côtoyé de près et vu à l’œuvre ajoutaient qu’il possédait aussi une grande intelligence stratégique et un sens aigu de la diplomatie, façon élégante de laisser entendre que, dans certaines circonstances, il savait se montrer particulièrement retors, jusqu’à élaborer des combinaisons capables de berner l’un des plus fins politiques de son temps, Bismarck.
L’un de ses très proches amis, Ludwig Bamberger, le futur ministre de l’Économie du Chancelier et aussi le premier Juif allemand à accéder à des fonctions gouvernementales, estimait que, dans un autre contexte, Hirsch serait devenu un grand homme d’État. Une opinion partagée par Oscar Strauss, le premier ambassadeur américain d’origine juive qui servit quatre présidents des États-Unis.

Moritz n’avait que 24 ans quand il fonda, en association avec son beau-frère, la banque Bischoffsheim et de Hirsch qui, après de multiples mutations et joint-ventures deviendra Paribas (aujourd’hui BNP), l’un des plus importants établissements financiers européens. Son portrait trône toujours du reste dans la prestigieuse salle du conseil d’administration aux côtés des autres pères fondateurs.
L’année suivante, Maurice se lança aussi dans les affaires de chemins de fer, suivant en cela l’exemple de son grand-père et de son père, constructeurs de la première ligne bavaroise. A trente ans, sa réputation était déjà celle d’un Crésus ayant réussi à faire remarquablement fructifier la dot de son épouse Clara.

Mais la fortune de Maurice, déjà plus que conséquente, devint faramineuse après son association sulfureuse avec un aventurier belge peu scrupuleux, spécialisé dans les assurances et les montages financiers internationaux, André Langrand-Dumonceau. Traduit en justice à la suite d’une banqueroute retentissante, ce dernier s’enfuit au Brésil pour échapper à la prison. Accusé de complicité et appelé à comparaître en justice, Maurice fut non seulement acquitté mais totalement blanchi. Grâce néanmoins à la déconfiture de Langrand, Maurice de Hirsch put lui arracher la concession des Chemins de fer ottomans, soit à l’origine 2 200 kilomètres de voies ferrées devant relier Vienne à Istanbul à travers les Balkans, avec des bifurcations vers les villes européennes importantes situées sur le parcours. L’affaire achèva de lui valoir la notoriété dans les monde des affaires et de la haute finance, et ce jusqu’à ce jour.

C’est à la faveur d’une des secousses qui ont affecté l’Empire ottoman à cette époque, précisément sa défaite dans la guerre russo-turque de 1877-1878, que naquit la vocation philanthropique du Baron.
Soucieux de défendre leurs intérêts dans les Balkans et la zone des Détroits, les représentants des grandes puissances européennes se réunissent en congrès à Berlin en 1878 dans l’intention de contenir les appétits de la Russie en Méditerranée orientale. Il s’agissait donc d’y discuter de l’avenir de l’Empire ottoman, et notamment du sort de ses ex-possessions balkaniques qui aspiraient à l’autonomie, en attendant l’indépendance.
L’avenir des réseaux ferrés dans cette partie du monde étant en cause, Hirsch se rendit au Congrès pour veiller sur ses intérêts économiques dans les Chemins de fer ottomans, mais aussi pour défendre les droits de ses coreligionnaires balkaniques pris dans cette tempête politique. Il avait en effet été mandaté dans ce rôle par l’Alliance israélite universelle (AIU), qui tablait sur ses liens privilégiés avec d’éminents diplomates et hommes politiques des pays concernés, avec lesquels il était en relations d’affaires. D’autres financiers juifs européens – les Rothschild, le banquier Bleichröder, proche du chancelier Bismarck, le baron Samuel Poliakoff, surnommé le roi des Chemins de fer russes – y représentaient également des institutions juives de leur pays respectif.

La mission de ces personnalités juives était d’obtenir des responsables politiques la reconnaissance de droits civiques pour les Juifs vivant en Russie et dans les anciennes possessions ottomanes des Balkans, où sévissait une forte tradition antisémite. Autant l’Empire avait toujours fait preuve de tolérance envers ses populations juives, autant c’était loin d’être le cas dans les provinces roumaines, désormais autonomes, en Bulgarie et en Grande Russie où quatre millions de Juifs vivaient cantonnés dans la zone de résidence, dépourvus des droits élémentaires et sous la menace permanente de pogroms et de nouvelles restrictions juridiques.

Maurice de Hirsch était d’autant plus motivé par la défense de ses coreligionnaires que la construction des Chemins de fer ottomans lui avait fait découvrir, ainsi qu’à Clara, la misère et l’arriération profonde des communautés de l’Empire ottoman. Le couple s’était particulièrement apitoyé sur le sort des Juifs d’Istanbul et surtout de Salonique, considérée comme la Jérusalem de l’Orient.
Ce n’est donc pas un hasard si Salonique reste la ville européenne où le souvenir des bontés de Clara et de Maurice de Hirsch est resté le plus présent. Constatant le dénuement de ces populations, il avait déjà fait une dotation de 1 million de francs-or à l’Alliance en 1872.
Dix ans plus tard il mit à nouveau à la disposition de l’Alliance 10 millions afin qu’elle puisse consolider et développer son réseau d’écoles primaires et d’apprentissage dans les pays du « Levant », Grèce, Irak, Iran, Turquie, Bulgarie etc. ainsi qu’au Maghreb, en Libye mais surtout au Maroc et en Tunisie où les Juifs subissaient les mêmes conditions de vie lamentables. Au total, le baron de Hirsch sera l’un des plus grands contributeurs de l’AIU au même titre que sa femme.

C’est cependant après le Congrès de Berlin que le baron de Hirsch entra véritablement en philanthropie. Dès lors, il se préoccupa d’améliorer les conditions d’existence des communautés juives d’Europe de l’Est, y compris en Galicie et en Bukovine, enclaves de l’empire austro-hongrois où résident de vastes communautés particulièrement démunies. Mais il s’intéressa surtout à ses coreligionnaires de Russie, de Roumanie et de Pologne, car le Congrès de Berlin lui avait révélé leur situation désastreuse et l’avait convaincu qu’aucune amélioration n’était envisageable dans un avenir proche, bien au contraire. Les représentants russes à Berlin avaient refusé en effet d’accorder des droits civiques aux Juifs. Quant aux Roumains, une fois leur indépendance acquise, ils eurent vite fait d’oublier leurs engagements en faveur des Juifs.

Aussi l’investissement philanthropique de Maurice de Hirsch va-t-il prendre d’énormes proportions après le meurtre en 1881 du tsar Alexandre II, bientôt suivi de pogroms sanglants dans toute la zone de résidence et d’une avalanche sans fin de mesures discriminatoires et de brimades diverses. Alors qu’Alexandre II était un tsar réformateur, du moins dans la première partie de son règne, son fils, Alexandre III, était un personnage timoré, superstitieux, ultra-conservateur qui délèguait le pouvoir aux hiérarques de l’Église orthodoxe. Désormais, la générosité du Baron se concentra exclusivement sur ses coreligionnaires russes et roumains. Il confia d’ailleurs déjà à des intimes son intention de consacrer la plus grande partie de sa fortune à l’émigration en masse des Juifs russes, sans pour autant léser son fils.

Il dut pourtant surseoir un temps à ce vaste projet, après s’être heurté à l’hostilité des responsables de l’Alliance israélite universelle, des communautés juives de Russie, de Grande-Bretagne et d’Allemagne à l’égard de tout projet d’émigration de masse. En attendant, il se laissa convaincre de créer une fondation censée ouvrir dans l’ensemble de la Russie des écoles primaires laïques et des écoles d’apprentissage afin de permettre aux Juifs d’accéder à d’autres métiers que ceux traditionnellement pratiqués jusque-là. Il s’agissait de faciliter ainsi leur intégration non seulement en Russie mais dans le Nouveau monde où le Baron espère malgré tout les voir émigrer. Il dota cette fondation d’un capital de 50 millions de francs-or, une somme astronomique pour l’époque. Mais, après deux années de tractations sans résultats, Hirsch se convainquit que le gouvernement russe ne songeait qu’à détourner ses subsides vers d’autres fins et renonça à son projet.

C’est peu après ce fiasco qu’il perdit, en 1887, son fils unique Lucien, ce qui le laissait sans héritier direct. Éperdu de chagrin, il décida, avec Clara qui resta inconsolable, de consacrer la plus grande partie de sa fortune à aider les Juifs de l’Est. Ainsi, à ceux venus lui présenter leurs condoléances, Maurice de Hirsch répondait-il : « J’ai perdu mon fils mais pas mes héritiers, Désormais l’humanité sera mon héritière ».

De plus en plus inquiet des menaces d’extermination massives qui pesaient sur les Juifs russes, Hirsch était désormais convaincu que leur seule chance de survie était d’émigrer dans le Nouveau Monde. Il ne leur voyait aucun avenir en Europe où se développaient des mouvements antisémites virulents n’ayant rien de commun avec l’anti-judaïsme d’antan. Ainsi, malgré l’opposition catégorique des responsables de la communauté russe et des organisations juives européennes dont l’Alliance israélite, ainsi que des réticences croissantes des institutions juives américaines à venir en aide à ces Juifs misérables et encombrés de ribambelles d’enfants, le baron de Hirsch prit-il la décision de se charger, seul, de leur émigration vers l’Amérique.

Il créa dans ce but aux États-Unis, en 1889, le Baron de Hirsch Fund qu’il dota d’un capital de 50 millions de francs-or. Son objectif, entre autres, était d’aider les émigrants les plus démunis aussitôt débarqués afin d’éviter qu’ils ne soient renvoyés en Russie comme cela se produisait trop souvent. En conséquence, les plus pauvres d’entre eux étaient partiellement pris en charge par le Fund qui leur procurait un domicile, un emploi, parfois aussi un peu d’argent pour survivre. Afin de faciliter leur intégration, le Baron de Hirsch Fund créa des cours d’anglais accélérés et des écoles d’apprentissage qui leur ouvrirent des métiers plus en adéquation avec le marché du travail américain.

L’autre objectif du Fund, celui aussi qui tenait le plus à cœur au Baron comme il le précisa dans les statuts, était de fonder des colonies agricoles dans différents États américains afin d’éviter de recréer de trop grandes concentrations juives susceptibles de susciter l’antisémitisme.
Informé peu après la création du Fund que Washington s’apprêtait à imposer des quotas drastiques pour limiter l’entrée des Juifs russes sur son territoire, Maurice de Hirsch fit alors diffuser un peu partout dans le monde des communiqués disant que le baron de Hirsch, le célèbre philanthrope, était à la recherche d’immenses territoires dans des pays disposant de sols fertiles, où les conditions géographiques, climatiques et politiques se prêteraient à l’accueil d’un nombre considérable d’émigrants.
Comme on sait, son utopie de régénérer le peuple juif par le retour au travail de la terre remontait sans aucun doute à son enfance et à l’intérêt passionné de ses ancêtres pour l’agriculture, facteur qui avait contribué à leur propre ascension sociale. Son intention était aussi de prouver de manière éclatante aux antisémites que, contrairement à leurs attaques diffamatoires, les Juifs n’étaient pas des usuriers ou des commerçants par atavisme, qu’en d’autres termes, placés dans un contexte favorable, ils étaient parfaitement capables de renouer avec le travail de la terre que pratiquaient leurs ancêtres dans les temps anciens.

Là encore, la philanthropie du Baron de Hirsch n’est pas originale dans son essence : elle fait écho aux politiques des Juifs occidentaux émancipés et acculturés qui entreprennent de former leurs coreligionnaires pauvres à des « métiers utiles », loin des métiers traditionnels de la brocante et du colportage. C’était notamment le cas en France depuis l’Émancipation avec le mouvement de Régénération dont l’objectif était d’aider les Juifs pauvres à devenir des citoyens utiles à la société française dans son ensemble. Mais il innove par son ambition affichée de résoudre intégralement le drame des Juifs russes par l’émigration et, partant, par la dimension et le style qu’il imprime à son action.

La fondation à Londres en 1891 de la Jewish Colonization Association (ICA ou JCA) visait à créer l’outil nécessaire pour acheter de la terre en Argentine, au Brésil, au Canada, aux États-Unis et y installer des Juifs russes en tant que fermiers et ouvriers agricoles.
La ICA dispensait également aux immigrants des cours de langue, une formation aux techniques de l’agriculture ainsi que les premiers moyens pour lancer l’exploitation. Société de droit britannique, la ICA disposait d’un capital de 2 000 000 livres sterling, divisé en 20 000 actions de 100 livres chacune. Tandis que le baron de Hirsch possèdait 19 993 actions, le reste était réparti entre divers notables de la communauté juive de Londres.
Cette structure financière rapprochait le statut de la ICA de celui d’une entreprise. D’une façon générale, le Baron avait la même exigence de rigueur et de sérieux pour la gestion de ses organisations philanthropiques et celle de ses entreprises. À ses yeux, la philanthropie devait être dirigée, comme ces dernières, par des comités et des institutions dotés de statuts détaillés, produisant des rapports et des comptes rendus réguliers.

C’est surtout en Argentine que prit corps, dans une certaine mesure, ce rêve de retour au travail de la terre pour les Juifs de Russie. Les colonies de Moïseville (aujourd’hui Moisès Ville), de Mauricio et de Claraville y virent le jour respectivement en 1890, 1891 et 1894.
À la mort de Hirsch en 1896, la ICA avait acquis 100 000 hectares dans la pampa et installé un millier de familles. En 1907, la ICA accueillait près de 11 800 immigrants dans ce pays, un chiffre qui augmentait d’année en année. À cette époque, la province d’Entre Rios abritait le plus grand nombre de colonies et 7 000 habitants juifs, tandis que 400 personnes, soit 150 familles, résidaient à Moïseville dans la province de Santa Fe.
On peut se faire une idée de la vie dans ses colonies à travers le livre d’Alberto Gerchunoff, « Les gauchos juifs », qui réunit une série de courts récits, pétris des souvenirs d’enfance et d’adolescence de l’auteur, arrivé de Lituanie en Argentine en 1889 à l’âge de 5 ans. Il y dépeint la vie quotidienne de ces pionniers convaincus de bâtir une nouvelle Jérusalem, animés d’une foi fervente et du respect de la tradition, comme leur adaptation à un nouveau mode de vie, au travail de la terre et à l’élevage, leur façon de mêler le folklore yiddish au folklore criollo, leurs relations avec leur nouvel environnement.

De 1907 à 1908, la superficie des terrains ensemencés en Argentine passa de 58 400 à 64 000 hectares et la ICA proposait aux colons des crédits pour aider aux récoltes.
Dans le même temps, le nombre de têtes de bétail passa de 104 000 à 142 000. Les agriculteurs et les éleveurs fondèrent des sociétés coopératives qui avançaient de l’argent aux colons et leur fournissaient des semences, des outils et diverses fournitures à des prix raisonnables, tout en assurant la commercialisation de leurs produits dans tout le pays. En 1908, 10 000 autres personnes vivaient du travail de la terre sur des colonies situées aux États-Unis et au Canada, où, d’après Salomon Adler-Rudel, vingt colonies seront ouvertes au total sans que le chiffre des immigrants ait jamais dépassé les 35 000 à 40 000 personnes.

Au total, sans être négligeables, ces chiffres étaient évidemment faibles en regard des trois millions et demi de Juifs russes que le Baron et la ICA se proposaient de sauver. Par ailleurs, les colonies juives feront long feu, les colons juifs quittant bientôt les terres où ils avaient été installés à grands frais pour gagner les villes.

De ce portrait du « munificent baron de Hirsch » se dégage l’image d’un visionnaire, d’un entrepreneur, d’un homme dont toutes les entreprises, de la banque à la philanthropie, se caractérisèrent par une ampleur sans équivalent chez ses concurrents ou confrères. À l’image de la vie du Baron, sa philanthropie ne connaissait pas de frontières : elle s’appliquait aux Juifs turcs ou russes ; elle était mise en œuvre aussi bien au Canada qu’en Argentine ; elle était administrée à partir de Paris ou de Londres. L’extraordinaire générosité du Baron fut à la mesure du monde.

L’action de l’ICA en faveur de l’établissement de colonies juives ne se limita pas au Nouveau Monde. À partir de 1896, l’ICA apporta une aide financière aux colons indépendants de Gederah, Ḥaderah, Nes Ẓiyyonah et Mishmar ha-Yarden. En 1899, le baron Edmond de Rothschild transféra à l’ICA les colonies dont il avait la charge et celles qu’il avait lui-même fondées, fournissant 15 millions de francs pour financer leur développement ultérieur.
Il présida un organe administratif, la Commission de Palestine, créée à Paris. Dans les colonies Rothschild, l’ICA introduisit de nouvelles formes de culture et d’autres réformes. L’ICA poursuivit également son travail indépendant antérieur et acheta des terres en Basse Galilée afin de fonder de nouvelles colonies, Jabneel (Yemma), Bet Gan, Mesḥa (Kefar Tavor), Sejerah (Ilaniyyah) et d’autres.
Malgré les progrès, le travail de l’ICA fut continuellement attaqué par des opposants sionistes qui l’accusaient de mauvaise gestion, de gaspillage des fonds gaspillés et autres.

Au cours de la Première Guerre mondiale, Rothschild se rendit compte que des changements politiques imminents nécessitaient la formation d’une organisation plus forte et la création de l’Association palestinienne de colonisation juive (PICA) en 1923.
L’ICA reprit le travail en Palestine après les émeutes de 1929, établissant l’Emica conjointement avec le Fonds d’urgence. Les plans d’assèchement des marais de Ḥuleh furent interrompus par le déclenchement de la guerre, mais l’Emica reconstruisit Be’er Toviyyah et fonda d’autres colonies: Kefar Warburg et plus tard Nir Banim, Sedeh Moshe, Kefar Maimon et Lachish.
En 1955, l’Emica devint « ICA in Israel », Israël devenant son principal domaine d’activité. Conjointement avec l’Agence juive, l’ACI participa au développement de la Haute Galilée et à un projet visant à aider une trentaine d’établissements d’immigrants. En plus des facilités de crédit pour l’agriculture, l’ICA fournit des subventions importantes pour les établissements d’enseignement en Israël, parmi lesquels Mikveh Israel, ORT et la faculté d’agriculture de l’Université hébraïque.

(Sources: Dominique Frischer: « Le Moïse des Amériques, Vie et oeuvres du munificent Baron de Hirsch » et « Jewish Virtual Library »)