Ephéméride | Henri Bergson [18 Octobre]

18 octobre 1859

Naissance à Paris du philosophe Henri Bergson, catholique par conviction et juif par solidarité.

Henri Bergson descendait par son père Michał Bergson d’une famille juive polonaise, et par sa mère d’une famille juive anglaise. 
Étudiant brillant, il gagna en 1877 le premier prix du concours général de mathématiques. Sa solution du problème fut éditée l’année suivante dans les Annales de mathématiques et constitue sa première publication. Après quelques hésitations à propos de sa carrière, balançant entre les sciences et les humanités, il opta finalement pour ces dernières, et entra à l’École normale supérieure l’année de ses dix-neuf ans. Il y obtint une licence en lettres, puis sortit deuxième de l’agrégation de philosophie en 1881.
Il fit une carrière de professeur de philosophie dont le couronnement fut l’obtention d’une chaire au Collège de France en 1900.
Il publia de nombreux ouvrages de philosophies parmi lesquels, « Essai sur les données immédiates de la conscience », « Matière et mémoire », « Le rire », « L’évolution créatrice » qui connut 31 rééditions en 10 ans et lui valut une renommée internationale, « Les deux sources de la morale et de la religion ».
Il reçut le prix Nobel de littérature en 1927.

Peu avant sa mort, le 4 janvier 1941, il put affirmer une dernière fois ses convictions en renonçant à tous ses titres et honneurs plutôt que d’accepter l’exemption des lois antisémites imposées par le régime de Vichy. Bien que désirant se convertir au catholicisme, il y renonça par solidarité avec les autres Juifs. Marque de cette solidarité, plusieurs témoignages indiquent qu’il s’est fait porter par des proches jusqu’au commissariat de Passy, malgré sa maladie, afin de se faire recenser comme « israélite « , alors qu’on l’en avait dispensé du fait de sa notoriété et qu’il avait rompu avec le judaïsme.

La philosophe spécialiste du judaïsme, Catherine Chalier, analyse l’attitude de Bergson vis-à-vis de sa judéité dans son ouvrage « Le désir de conversion » (Seuil, 2011). En voici quelques extraits.

« RESTER AVEC LES PERSÉCUTÉS

Le judaïsme, on l’a vu, est pour Bergson une religion nationale, liée au destin d’un peuple; il aurait préparé ce que le christianisme aurait accompli à l’intention de tous les hommes. Cette thèse n’a évidemment rien d’original puisque c’est là l’enseignement millénaire de l’Église. Le désir de cette Église de convertir les juifs, de façon violemment militante ou subtilement patiente, fut d’ailleurs d’autant plus fort au cours de l’histoire qu’il recouvrait une méconnaissance profonde de leur vie spirituelle – ignorance que bien des Juifs en perte de contact avec leurs sources partageaient dans la première moitié du XXe siècle –, mais il se fondait surtout, positivement, sur la foi aux dogmes de l’Incarnation et de la Résurrection.

Or, quand Bergson prononce le nom du Christ et dit regretter que les Juifs ne l’aient pas suivi jadis, ce nom recouvre une expérience éprouvée par lui à la lecture des Évangiles mais non la dogmatique qui a fait du Christ le Fils de Dieu, le Rédempteur mort et ressuscité pour sauver l’humanité du péché et donc de la mort. Comme déjà évoqué, Bergson se demande si l’élan vital pourrait triompher de la mort. Il parle aussi de « survie » de l’âme en laquelle il dit croire, mais il ne prononce pas le mot de « résurrection ».
(…)

Dans son testament, rédigé en 1937 et partiellement rendu public à sa mort en 1941, il écrit : « Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti, si je n’avais vu se préparer depuis des années (en grande partie, hélas, par la faute d’un certain nombre de Juifs entièrement dépourvus de sens moral) la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain des persécutés. Mais j’espère qu’un prêtre catholique voudra bien, si le cardinal archevêque de Paris l’y autorise, venir dire des prières à mes obsèques. Au cas où cette autorisation ne serait pas accordée, il faudrait s’adresser à un rabbin, mais sans lui cacher et sans cacher à personne mon adhésion morale au catholicisme, ainsi que le désir exprimé par moi d’abord d’avoir les prières d’un prêtre catholique ».

Bergson affirme donc qu’il s’est convaincu lui-même, philosophiquement, de la vérité du catholicisme. Cette conviction aurait été suffisamment forte pour le décider à se faire baptiser s’il n’avait constaté le malheur du peuple juif voué à une inévitable persécution, peuple avec lequel, pour cette raison même, il voulait rester. Aucune compassion pour lui n’apparaît pourtant dans ces lignes, aucun « amour d’Israël » (ahavat Israël), puisqu’il accuse même, de façon impitoyable, « un certain nombre de Juifs » d’être responsables de ce destin.
Sans doute pense-t-il aux Juifs qui jouaient un rôle important dans le mouvement révolutionnaire bolchevique, car il avait dénoncé ce mouvement comme de « l’athéisme en action » et ses membres comme animés d’un dessein « machiavélique pour ne pas dire satanique » qui allait contraindre l’Allemagne, si elle voulait marcher contre la Russie, à régler d’abord son compte à la France.

On peut d’autant plus regretter cette parenthèse du testament – d’abord omise par sa femme lors de sa première publication – qu’une telle identification des Juifs et du communisme se trouvait au cœur de la propagande nazie, alors même que Bergson affirme que « Hitler a démontré la vérité des Deux Sources: à savoir que le retour au paganisme suit toujours l’appel à la haine ».
Mais l’intelligentsia catholique française de l’époque partageait souvent cette idée, en dénonçant par exemple, avec Claudel, la présence des Juifs dans « les partis de la subversion sociale et religieuse », et en estimant que cela allait entraîner une réaction inévitable.

Or Bergson s’était beaucoup rapproché de cette intelligentsia, et s’il ne minimise en rien le terrifiant péril qui attend son peuple, il n’a aucune indulgence pour lui. Il ne veut pas, semble-t-il, qu’on puisse croire qu’il partage ce qu’il juge être ses fautes et sa part de responsabilité. La sévérité envers ce que l’on regarde comme les manquements et les forfaits des siens, parmi les juifs, est souvent redoutable. Est-ce une façon de trouver des raisons contingentes à la haine qui les menace plutôt que de savoir que la violence inouïe de celle-ci n’a aucunement besoin de ces raisons pour se transformer en puissance de mort ?

Quoi qu’il en soit, au même moment, Bergson s’affirme solidaire des persécutés. Il ne les abandonnera pas, il ne trahira pas son appartenance au peuple juif qui, malgré toutes ses critiques et en dépit de son amour inconditionnel de la France, est bien son peuple puisqu’il est celui de ses ancêtres. Devenir officiellement catholique, dans ces circonstances historiques de persécution, serait tourner le dos à un destin collectif terrible et, librement, Bergson estime cela impossible. Sa conversion au catholicisme demeurera « morale », mais il ne demandera pas le baptême qui, seul, l’aurait rendue effective.

Le regard de Bergson sur le peuple juif est ici aux antipodes de celui de Rosenzweig. Ce dernier éprouvait la force, bouleversante pour lui, du peuple juif fidèle, et désirait se tenir en sa proximité pour vivre, avec lui et pour lui, de cette force en faisant grandir sa part de lumière, en faveur de la rédemption du monde; Bergson, lui, ne veut pas rester avec son peuple parce qu’il éprouve de la sympathie pour lui ou de l’estime pour le judaïsme, mais uniquement parce qu’on ne déserte pas un destin collectif. Il veut partager le sort des persécutés. Ce n’est pas un choix religieux, c’est un choix moral et politique, un choix d’homme libre et courageux, un choix d’honneur et de responsabilité. « Il ne restait en ces heures de désespoir que la grandeur de la conduite », dira Levinas en 1946, dans son « Hommage à Bergson », en rappelant que le philosophe refusa tout passe-droit puisque, peu de temps avant sa mort, il se fit recenser comme Juif.
(…)

La très lucide perception de la réalité propre à la persécution en marche contre le peuple juif ne laisse donc pas Bergson indifférent au souvenir du pacte noué par ses ancêtres et transmis aux générations issues d’eux, souvenir qui se rappelle à lui, avec densité et détresse. Il décide, librement –c’est-à-dire en plein accord avec lui-même –, qu’il ne peut s’excepter de ce pacte par un geste qui, inscrivant sa proximité intérieure de la foi catholique dans l’extériorité, consacrerait cette foi et lui donnerait une signification sociale et politique, ce qui impliquerait aussi une rupture. Que le catholicisme accomplisse le judaïsme, comme l’affirme Bergson, n’empêche pas que l’entrée dans l’Église équivaudrait à une désertion du pacte qui le lie à ceux qui sont persécutés.
(…)

En outre, comme ses sentiments à l’égard de certains de ceux qu’il continue d’appeler dans son testament ses « coreligionnaires » étaient souvent négatifs, il ne semble pas qu’une objection venue d’eux aurait pu le retenir. Demeure alors le tourment essentiel, celui qui hante encore bien des consciences : comment penser cet accomplissement du judaïsme dans le christianisme alors même que l’Europe, marquée par des siècles de civilisation chrétienne, s’apprêtait en la personne de beaucoup de ses fils à persécuter les Juifs, jusqu’à vouloir éradiquer leur présence sur la terre ?

Bergson ne voulut pas s’affranchir de ce destin même si, la mort venue, il désirait que sa foi en cet accomplissement si peu manifeste sur la terre soit concrétisée par les prières d’un prêtre catholique. »