Ephéméride | Vincenz Fettmilch [27 Novembre]

27 novembre 1614

Vincenz Fettmilch, le chef du pogrom contre les Juifs de Francfort, est arrêté avec 38 de ses acolytes. Ils seront ultérieurement condamnés à mort et exécutés.

Pendant qu’en Hollande les Juifs jouissaient presque des mêmes droits que les autres habitants, leur situation était peu satisfaisante dans tout le reste de l’Europe.

En Allemagne surtout, le Juif du XVIIe siècle était encore un paria, qu’on outrageait, qu’on méprisait, et dont les souffrances n’inspiraient aucune pitié. À cette époque, on ne trouve plus en Allemagne que trois ou quatre communautés importantes : celles de Francfort-sur-le-Mein, avec 4.000 à 5.000 âmes, de Worms avec 1.400, de Prague avec 10.000, et de Vienne avec 3.000. La communauté de Hambourg était encore toute jeune. Dans les villes libres de Francfort et de Worms, la haine du Juif prenait sa source dans l’étroitesse d’esprit de la petite bourgeoisie et la jalousie des corporations, plutôt que dans la différence de confession.

Ces deux villes considéraient les Juifs comme leurs serfs, et elles invoquaient très sérieusement un document de l’empereur Charles IV pour affirmer que ce souverain les leur avait vendus corps et biens. Quand des Juifs portugais, venus des Pays-Bas à Francfort pour y créer des établissements commerciaux, sollicitèrent l’autorisation d’organiser un lieu de prières, les magistrats repoussèrent leur demande. Devant ce refus, ils s’adressèrent au seigneur de Hanau, qui comprit combien leur présence serait avantageuse à son État, et il leur accorda plusieurs privilèges.

La malveillance de la ville de Francfort pour les Juifs a trouvé son expression dans une législation spéciale appelée Judenstältigkeit, qui indique à quelles conditions humiliantes étaient soumis ces malheureux pour pouvoir respirer l’air empesté du quartier juif. Cette charte confirmait d’abord les anciennes prescriptions canoniques des papes relatives aux nourrices et aux domestiques chrétiens et au port d’un signe distinctif. Elle leur défendait ensuite de sortir de leur quartier, sinon pour affaires, de se montrer aux environs du palais dit Rœmer, surtout aux jours de fêtes chrétiennes ou de mariage, ou lorsque des princes séjourneraient dans la ville. Dans le ghetto même, ils étaient tenus de s’abstenir de toute démonstration bruyante et d’inviter leurs hôtes à se coucher de bonne heure. Pour recevoir un étranger et même un malade à l’hôpital, ils devaient avertir au préalable le Magistrat, et ils ne pouvaient pas acheter des vivres au marché en même temps que les chrétiens. Leur commerce était soumis à toute sorte de restrictions, quoiqu’on leur fit payer des taxes plus élevées qu’aux chrétiens.

Ils étaient obligés d’attacher à leurs maisons des enseignes où étaient peintes les plus singulières images et qui portaient des noms baroques : à l’ail, à l’âne, à l’écu vert, blanc, rouge ou noir. Ces enseignes servaient ensuite à désigner les propriétaires, et les sobriquets qui en résultaient devenaient même parfois des noms de famille, comme Rothschild (à l’écu rouge) ou Schwartschild (à l’écu noir).
Pour être admis dans la ville, chaque Juif devait jurer en termes humiliants d’observer ponctuellement ces ordonnances. Et encore pouvait-il être expulsé, même après avoir rempli toutes les formalités prescrites, si tel était le bon plaisir du sénat.

Encouragées sans doute par les dispositions hostiles que le sénat manifestait pour les Juifs, les corporations d’artisans lui demandèrent de les expulser. Elles avaient à leur tête le pâtissier Vincent Fettmilch, homme d’une très grande audace, qui se qualifiait ouvertement de nouvel Haman des Juifs.
Un jour, pendant que les Juifs étaient réunis dans leurs maisons de prières (1er septembre 1614), ils entendirent d’épouvantables clameurs et des coups qui ébranlaient la porte de leur quartier. Les plus courageux d’entre eux prirent les armes pour repousser les assaillants. Il y eut des morts et des blessés des deux côtés. Mais les bandes de Fettmilch, plus nombreuses et mieux armées que les Juifs, triomphèrent. Pendant toute une nuit, elles saccagèrent le quartier juif, détruisirent les synagogues et pillèrent avec une révoltante brutalité. Bien des Juifs trouvèrent un refuge chez des chrétiens. Ceux qui n’avaient pas pu se cacher s’étaient enfuis au cimetière, s’attendant à tout instant à être massacrés.

De propos délibéré, les émeutiers les laissèrent toute une journée dans l’incertitude sur leur sort. Aussi les Juifs acceptèrent-ils comme une grâce l’ordre qu’ils reçurent l’après-midi de partir de Francfort par la porte des Pêcheurs, dépouillés de tous leurs biens, au nombre de treize cent quatre-vingts. Il se passa un temps assez long avant qu’on accueillit les réclamations des Juifs de Francfort expulsés par les rebelles. Le sénat n’avait pas de pouvoir suffisant, et l’autorité de l’empereur Mathias lui-même était méconnue.

Ce ne fut qu’à la suite de troubles analogues survenus à Worms que les Juifs de Francfort reçurent satisfaction. À Worms, en effet, il se produisit également des désordres contre les Juifs, à l’instigation d’un avocat du nom de Chemnitz. Malgré les protestations du Magistrat, les corporations de la ville, conseillées et dirigées par Chemnitz, intimèrent aux Juifs l’ordre de partir de Worms. Ceux-ci furent donc contraints de quitter la ville l’avant-dernier jour de Pâque (avril 1615). L’archevêque de Mayence et le landgrave Louis de Darmstadt les autorisèrent à s’établir provisoirement dans les petites villes et les villages de leurs domaines.

À la nouvelle des événements de Worms, le prince-électeur Frédéric, ami du médecin juif, Zaccuto Lusitano, envoya de l’infanterie, de la cavalerie et des canons pour réprimer les désordres. Chemnitz, avec plusieurs de ses complices, fut jeté en prison, mais au bout de plusieurs mois seulement, sur l’ordre de l’empereur, les Juifs de Worms purent reprendre possession de leurs demeures (19 janvier 1616). Deux mois plus tard, les Juifs de Francfort furent réintégrés également dans leurs maisons. Ils revinrent presque comme des triomphateurs, précédés de commissaires impériaux, au son de la musique.

Comme il y avait eu à Francfort des scènes de pillage, de destruction et de meurtre, les auteurs de ces désordres furent punis plus sévèrement que les agitateurs de Worms. Vincent Fettmilch fut pendu, sa maison rasée et sa famille bannie. Pour indemniser les Juifs de leurs pertes, la ville dut leur payer 175.919 florins. En mémoire de leur heureuse rentrée à Francfort, les Juifs déclarèrent jour férié le jour de leur retour (20 adar).

L’empereur Mathias abolit aussi à Francfort comme à Worms la législation promulguée par ces villes relativement aux Juifs (Judenställigkeit), et la remplaça par une nouvelle charte. Ce règlement maintint pourtant une grande partie des restrictions imposées aux Juifs, mais, comme l’empereur leur avait accordé certains privilèges, les magistrats municipaux leur devaient appui et protection et ne pouvaient plus expulser ceux qui avaient une fois acquis le droit de séjour. Les Juifs réintégrés à Francfort n’étaient donc plus obligés de faire renouveler tous les trois ans leur permis de séjour ; ce permis était même valable pour leurs enfants. On fixa à cinq cents le nombre des Juifs autorisés à habiter Francfort, et à six le nombre de permis de séjour nouveaux qu’on pouvait leur accorder annuellement. On limita aussi à douze le chiffre annuel des mariages juifs. Outre les taxes existantes, les Juifs en devaient payer de nouvelles, l’impôt du mariage et l’impôt de succession.

À Worms, les restrictions édictées par la nouvelle charte étaient encore plus dures. Les Juifs perdirent, entre autres, le droit de pâture ; par contre, on daigna les autoriser à acheter le lait nécessaire à leur usage et à celui de leur famille. Il n’est pas moins vrai que l’intervention énergique de l’empereur Mathias en faveur des Juifs eut les plus heureuses conséquences pour toutes les communautés de l’Allemagne.

(Source: Heinrich Graetz, « Histoire des Juifs »)

Illustration: Vinzenz Fettmilch par Philipp Uffenbach (1616), Historisches Museum Frankfurt.