27 mai 1939. Malade, alcoolique, et sans argent, Joseph Roth meurt à Paris, où, « patriote et citoyen du monde », il s’est réfugié pour fuir les Nazis qui brûlent ses livres.

Joseph Roth
Avant de devenir célèbre pour ses oeuvres de fiction, dont « La Marche de Radetzky, requiem sur l’empire des Habsbourg » est la plus connue, Roth avait déjà derrière lui une brillante carrière de journaliste et feuilletoniste pour les plus grands journaux allemands.
En 1926, il effectua pour le compte de la « Frankfurter Zeitung », une série de reportages en Union soviétique, et dans l’édition du 9 novembre 1926, il y publia son analyse sur la situation des Juifs en Russie soviétique.
En voici la première partie.
LA SITUATION DES JUIFS EN RUSSIE SOVIÉTIQUE
Dans l’ancienne Russie, les Juifs étaient une des « minorités nationales », une minorité fort maltraitée. Le mépris, l’oppression et le pogrom servaient à définir les Juifs comme nation. On ne tentait même pas de les assimiler de force. On voulait les tenir à l’écart. Les moyens mis en œuvre contre eux donnaient l’impression qu’on souhaitait les exterminer.
En Europe occidentale, l’antisémitisme pouvait éventuellement être pris pour un instinct de conservation primitif. Ou, au Moyen Âge, pour une manifestation de fanatisme religieux. En Russie, c’était une méthode de gouvernement. Le simple moujik n’était pas antisémite. Pour lui, le Juif n’était certes pas un ami, c’était un étranger. La Russie, qui avait de la place pour tant d’étrangers, en avait aussi pour celui-là. Les demi-instruits et les bourgeois étaient antisémites parce que la noblesse l’était. La noblesse était antisémite parce que la cour l’était. La cour était antisémite parce que le tsar, qui ne pouvait pas se permettre de faire montre de redouter ses propres « enfants » orthodoxes, affectait de ne redouter que les Juifs. En conséquence de quoi on leur attribuait des traits qui les rendaient redoutables à tous les ordres de la société : on en fit des meurtriers rituels pour l’homme du peuple, des destructeurs de la propriété pour le petit propriétaire, des escrocs de bas étage pour le haut fonctionnaire, des esclaves dangereux car intelligents pour l’aristocrate, et, pour le petit fonctionnaire, ce représentant de tous les ordres, tout cela à la fois : des meurtriers rituels, des trafiquants, des révolutionnaires et de la populace.
Dans les pays occidentaux, le XVIIIe siècle a apporté l’émancipation des Juifs. En Russie, l’antisémitisme d’État inscrit dans la loi a commencé dans les années quatre-vingt du XIXe siècle. Plehve, le futur ministre de l’Intérieur, a organisé les premiers pogroms dans le sud de la Russie en 1881-1882. Ceux-ci devaient dissuader les jeunes révolutionnaires juifs. La populace excitée à dessein ne voulait pas venger les attentats, elle voulait simplement piller et elle s’en est pris aux maisons des riches Juifs conservateurs, ce qui n’était pas prévu. Par la suite, on est donc passé aux « pogroms silencieux » en créant la « zone de résidence », c’est-à-dire en chassant les artisans juifs des grandes villes, en limitant le nombre d’écoliers juifs par un numerus clausus (à 3 %) et en persécutant l’intelligentsia dans l’enseignement supérieur.
Cependant, comme le millionnaire et entrepreneur ferroviaire juif Poliakov fréquentait la cour et qu’il fallait bien tolérer la présence de ses employés dans les grandes villes, des milliers de Juifs russes sont devenus des « salariés » de Poliakov. Il y avait beaucoup d’échappatoires comme celle-là. La malice des Juifs et la corruption des fonctionnaires aidant… C’est pourquoi le gouvernement revient à la méthode du pogrom ouvert au début du XXe siècle et qu’on revoit des procès pour meurtre rituel, grands ou petits.
De nos jours, la Russie soviétique est le seul pays européen à avoir proscrit l’antisémitisme, qui n’a pas disparu. Les Juifs sont des citoyens complètement libres et égaux en droit, ce qui ne signifie pas non plus que la question juive ne se pose plus. En tant qu’individus, ils sont protégés de la haine et de la persécution. En tant que peuple, ils ont tous les droits reconnus à une « minorité nationale ». Une libération si rapide et si complète n’a pas de précédent dans l’histoire juive.
Parmi les 2 750 000 juifs de Russie, il y a 300 000 ouvriers et employés organisés, 130 000 agriculteurs, 700 000 artisans et membres de professions indépendantes. Le reste se compose : a) de capitalistes et de « déclassés » placés dans la catégorie des « éléments improductifs » ; b) de petits commerçants, intermédiaires, courtiers, colporteurs qui ne sont pas non plus considérés comme « productifs », mais quand même comme des éléments prolétariens. La colonisation des Juifs va bon train, elle se fait en partie avec de l’argent américain, qui, avant la révolution, bénéficiait presque exclusivement à l’installation en Palestine. Maintenant, il y a des colonies juives en Ukraine, près d’Odessa, et près de Kherson, en Crimée. 6 000 familles juives ont été incitées à s’installer dans l’agriculture depuis la révolution. On a au total attribué 102 000 déciatines (environ 100000 hectares) de terres agricoles aux paysans juifs. Parallèlement, les Juifs sont « industrialisés », c’est-à-dire qu’on tente de transformer les « éléments improductifs » en ouvriers d’usine et de donner aux jeunes une qualification dans ce domaine grâce à une trentaine d’écoles techniques professionnelles juives.
Toutes les localités avec une population juive significative ont des écoles où le yiddish est la langue d’enseignement. Elles reçoivent 350 000 élèves rien qu’en Ukraine et environ 90 000 en Biélorussie. Il y a aussi en Ukraine 33 tribunaux utilisant le yiddish comme langue de procédure, des présidents juifs dans les tribunaux de première instance, des unités de police juives. Il se publie en yiddish trois grands quotidiens, trois hebdomadaires, cinq mensuels et on compte quelques théâtres d’État yiddish. Les Juifs représentent une forte proportion des étudiants de l’enseignement supérieur et ils sont nombreux également dans le parti communiste, qui a 600 000 Juifs dans ses organisations de jeunesse.
Ces chiffres et ces faits manifestent bien la façon dont on aborde la résolution de la question juive en Russie soviétique : avec une croyance inébranlable dans l’infaillibilité de la théorie et avec un idéalisme tranquille, systématique et rempli de bonnes intentions. La théorie prescrit l’autonomie nationale. Pour pouvoir appliquer complètement la recette, il faut commencer par faire des Juifs une « vraie » minorité nationale à l’image des Géorgiens, des Allemands de Russie et des Biélorusses. Il faut donc modifier la structure sociale contre nature des masses juives jusqu’à faire de ce peuple qui compte la plus forte proportion au monde de mendiants, de gens vivant de secours américains, de sans-emploi et de déclassés une nationalité répondant aux critères russes habituels. Comme ce peuple est destiné à vivre dans un État socialiste, il faut transformer ses éléments « improductifs » en paysans et en prolétaires de l’industrie. Finalement, on lui attribuera un territoire défini.
A suivre…