Ephéméride | Pinsker [13 Décembre]

Portrait de Pinsker

13 décembre 1821.

Naissance à Tomaszów Lubelski, de Yehuda Leyb Pinsker, dit Léon Pinsker, un des principaux inspirateurs du sionisme.

Médecin, essayiste, président de l’association des Amants de Sion. Après avoir milité pour l’intégration politique des Juifs en Russie et recherché leur intégration sociale, en favorisant l’instruction générale, la formation professionnelle et l’apprentissage de la langue russe, Pinsker devint, après le choc des pogroms de 1881, l’avocat d’une solution nationale. Il donna forme à ses nouvelles convictions dans un opuscule écrit en allemand et publié dans l’anonymat en 1882, « L’Auto-émancipation. Appel de ses frères de race par un Juif russe ».

Texte tenu pour essentiel dans la pensée sioniste, l’ouvrage présente une théorie originale de l’antisémitisme, fortement influencée par sa formation médicale. La haine des Juifs, la « judéo-phobie », y est définie comme une psychose sociale, héréditaire et incurable. Celle-ci, en apparence déterminée par la concurrence socio-économique ou d’autres facteurs ponctuels de cet ordre, s’explique fondamentalement par la présence, dans l’inconscient occidental, d’un peuple juif fantomatique.

Pour surmonter cette hantise des Juifs perçus comme une anomalie antique, sans patrie, partout minoritaires et dispersés, Pinsker lance le mot d’ordre de l’auto-émancipation et de la renaissance nationale : seul le rassemblement des Juifs, des persécutés en premier lieu, sur un territoire qui sera considéré comme le leur (et qui n’est pas nécessairement la terre d’Israël, si les conditions politiques ne s’y prêtent pas) permettra aux Juifs de normaliser leur condition et, à l’instar des autres nations, de nouer avec elles des relations fondées sur la réciprocité. Encouragé par l’intérêt suscité par ses idées, il rejoignit l’association des « Amants de Sion » destinée à soutenir des projets de peuplement en terre d’Israël. Pinsker en fut le président jusqu’en 1889.

Voici un extrait d’Auto-émancipation.

« Lorsque l’on nous maltraite, quand on nous spolie, lorsque nous sommes pillés et qu’on nous viole, nous n’osons point nous défendre et, chose infiniment plus grave, nous sommes presque enclins à croire qu’il faut qu’il en soit ainsi. Si l’on nous frappe au visage, nous tâchons de rafraîchir la joue cuisante et nous appliquons des pansements sur les blessures que l’on nous porte. Si l’on nous chasse de la maison que nos propres mains ont édifiée, nous implorons grâce avec humilité et, si nous ne pouvons émouvoir l’oppresseur, nous nous mettons en route, en quête d’un autre lieu d’exil. Et si, au long de la route, quelque spectateur désœuvré nous crie « pauvres Juifs, ce que vous êtes à plaindre ! », nous en sommes touchés au tréfonds. Et si l’on dit d’un Juif qu’il fait honneur à son peuple, ce peuple est assez sot de s’en montrer ravi.

Nous sommes tombés si bas qu’une joie délirante s’empare de nous quand nous apprenons qu’une infime fraction de notre peuple, en Occident, est mise sur pied d’égalité avec les non-Juifs. Or, celui qu’on doit « mettre » ne se tient d’habitude pas fort bien sur ses jambes. Pour peu que l’on veuille ne pas tenir compte de nos origines, pour peu que l’on nous considère à l’égal des autres enfants du pays, nous nous en montrons reconnaissants jusqu’au complet reniement de nous-mêmes. Et, pour cette situation aisée où l’on veut bien nous laisser, pour ces pots de viande dont nous pouvons nous servir à discrétion, pour tout cela, nous nous imaginons et voulons donner à croire aux autres que nous ne sommes plus du tout des Juifs, mais des enfants pur sang de la patrie.

Vaine illusion ! Vous pourrez vous montrer patriotes au-delà du possible, à toute occasion l’on va vous rappeler au souvenir de vos origines sémitiques. Ce « memento mori » fatal ne vous empêchera guère de jouir de l’hospitalité que l’on vous accorde –jusqu’au jour où la populace vous remettra en mémoire que vous n’êtes en somme que des vagabonds et des parasites pour lesquels il n’est point de loi. Mais, surtout n’allez point conclure d’un traitement plus humain que nous serions plutôt désirés qu’abhorrés.

Quelle lamentable figure faisons-nous au milieu des peuples ! Parmi les nations, nous ne comptons guère : nous n’avons point de voix à leur concert, même pas dans les affaires qui nous concernent. Notre patrie est la terre étrangère, la dispersion est notre unité et la persécution universelle fait notre solidarité ; l’humilité est notre arme et la fuite notre défense ; notre originalité réside dans l’adaptation ; le jour qui vient est notre avenir… Rôle méprisable en vérité, pour le peuple qui eut un jour ses Maccabées… Mais qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un peuple tombe en proie au plus profond mépris si, pour avoir la vie sauve, il doit se laisser fouler aux pieds en baisant encore la botte qui le piétine ? Car c’est la fatalité de notre histoire que nous ne puissions ni vivre ni mourir.

L’ennemi a beau nous porter coup sur coup, nous ne saurions mourir. Et quant à périr de nos propres mains, en nous reniant, en entrant dans le néant, cela non plus, nous ne le pouvons. Mais vivre, nous ne le pouvons guère non plus. Nos ennemis y veillent. Et vivre à nouveau d’une vie nouvelle en tant que nation, cela nous est interdit également, du fait de nos patriotes trop zélés qui se croient tenus d’apporter leur droit à une vie nationale indépendante en sacrifice à un civisme, d’ailleurs naturel. Ces fanatiques du patriotisme renient le meilleur et l’essentiel d’eux-mêmes au profit de n’importe quelle nationalité, qu’elle soit supérieure ou inférieure.

Mais ils ne sauraient leurrer personne qu’eux-mêmes. Ils ne se doutent pas que les autres se passeraient avec plaisir de leur camaraderie juive. Et voilà comment, depuis dix-huit siècles, nous vivons dans l’ignominie sans une seule tentative sérieuse pour en sortir ! Nous connaissons trop bien le long martyrologe de notre peuple et nous serons les derniers à vouloir rejeter sur nos ancêtres les responsabilités de cet état de choses. Le constant souci individuel de notre conservation personnelle devait étouffer dans l’œuf toute velléité nationale, tout mouvement populaire commun.

Lorsque les peuples, forts de notre dispersion, s’acharnèrent à frapper en chacun d’entre nous le peuple juif tout entier, nous montrâmes, il est vrai, assez de résistance pour ne point succomber. Mais, quant à nous soulever, quant à mener de notre propre chef une lutte active, nous fûmes trop impuissants. Au cours de notre long exil, la pression des peuples hostiles nous a fait perdre toute initiative personnelle, toute confiance en nous-mêmes.

Et à cela vient s’ajouter la foi messianique, cette croyance en l’intervention d’une puissance surnaturelle assurant notre résurrection politique et la considération d’ordre purement religieux, qu’il nous incombe de porter avec résignation le châtiment du ciel. Conjugués, ces sentiments nous ont libérés du souci de notre délivrance, de notre unité et de notre indépendance nationales. Et, de fait, d’autant plus aisément que nous avions à songer davantage à notre avancement matériel dans le monde.
Et ainsi il s’est fait que nous sommes tombés de plus en plus bas. Les sans-patrie devinrent des gens oublieux de la patrie. Il serait temps que nous nous rendions compte combien cela est infamant.

Par bonheur, les choses ont quelque peu changé. Ce qui s’est passé au cours de ces dernières années dans cette Allemagne cultivée, en Roumanie, en Hongrie, et surtout en Russie, a provoqué ce que les persécutions bien plus sanglantes du Moyen Âge n’avaient pu produire. La conscience populaire, qui se trouvait alors à l’état latent du martyre, se déchargea sous nos yeux dans la masse des Juifs russes et roumains sous forme d’une poussée irrésistible vers la Palestine. Quelque erronée qu’ait pu être cette poussée, jugée après coup à ses résultats, elle n’en témoigne pas moins du juste instinct du peuple : il se rend compte qu’il doit avoir une patrie.

Les épreuves qu’il a subies viennent de provoquer une réaction, qui signifie enfin quelque chose d’autre qu’une soumission fataliste aux vengeances divines. Car les principes de la civilisation moderne n’ont pu passer sur la masse obscure du judaïsme russe sans y avoir imprimé quelque trace. Sans avoir renoncé au judaïsme ni à leur foi, ils se sont révoltés au plus profond d’eux-mêmes sous les persécutions qu’on leur a fait subir injustement –et impunément –, puisque la population juive est une population étrangère aux yeux du gouvernement russe.

Et en vertu de quoi les gouvernements des autres puissances européennes pourraient-ils s’intéresser au sort de citoyens d’un empire dont les affaires intérieures sont à l’abri de leur ingérence ? Depuis que certains des nôtres respirent librement sur une petite partie de cette terre et peuvent donc mieux compatir aux infortunes de leurs frères, depuis qu’un certain nombre de nations, jadis asservies, ont pu recouvrer leur indépendance, nous ne pouvons rester plus longtemps à nous croiser les bras. Nous ne pouvons admettre de rester éternellement condamnés à tenir le rôle désespéré du Juif errant, ce rôle désespérant à en perdre la raison. »

(Source: Denis Charbit, « Sionismes: Textes fondamentaux »)