Ephéméride | Louis Kuhn [14 Décembre]

Portrait de Louis Kuhn

14 décembre 1901.

Naissance à Cincinnatti de Charles Louis Kuhn qui fut, après la guerre, un des responsables des « Monuments Men », un groupe d’experts qui retrouvèrent, sauvegardèrent et restituèrent des millions d’oeuvres d’art volées par les Nazis.

Les « Monuments Men » furent un groupe d’hommes et de femmes, provenant de treize pays différents qui, durant la seconde guerre mondiale, furent tous membres volontaires de la toute nouvelle section MFAA. La plupart d’entre eux étaient directeurs et conservateurs de musée, historiens d’art, artistes, architectes et enseignants. Leur mission était simple : protéger le patrimoine culturel en temps de guerre quand cela était possible. (1)

Le 23 juin1943, le Président Roosevelt approuva la constitution de » l’American Commission for the Protection and Salvage of Artistic and Historic Monuments in War Areas » (Commission américaine pour la protection et le sauvetage des monuments artistiques et historiques en zone de guerre), généralement connue sous le nom de « The Roberts Commission », du nom de son président, le juge de la Cour Suprême Owen J. Roberts.

Ainsi naquit la section « Monuments, Fine Arts, and Archives » (MFAA, Monuments, Beaux-Arts et Archives) sous les auspices des sections des affaires civiles et des gouvernements militaire des armées alliées. Les « Monuments Men » ont œuvré ensemble pour empêcher la destruction des monuments et d’autres biens culturels durant la seconde guerre mondiale. Au cours de la dernière année du conflit, les Monuments Men retrouvèrent et rendirent à leurs légitimes propriétaires près de cinq millions d’objets artistiques et culturels volés par Hitler et les troupes nazies. Leur action dans le domaine de la protection du patrimoine culturel était sans précédent dans l’histoire.

Les « Monuments Men » restèrent en Europe six ans après la fin de la guerre pour gérer la délicate question de la restitution des œuvres d’art volées. Au cours de cette période, ils jouèrent un rôle fondamental dans la reconstruction du panorama culturel des nations européennes dévastées par la guerre en organisant des expositions temporaires et des concerts.

A leur retour aux Etats-Unis, beaucoup d’entre eux jouèrent un rôle de premier plan lors de la constitution de nombre des plus importantes institutions culturelles américaines. Ils devinrent directeurs et conservateurs de musée d’importance mondiale, comme le Metropolitan Museum et le Museum of Modern Art de New York, la National Gallery of Art de Washington D.C., le Cleveland Museum of Art, le Museum of Art de Toledo, le Nelson-Atkins Museum of Art de Kansas City et beaucoup d’autres encore. D’autres prestigieuses institutions, comme le New York City Ballet, le National Endowment for the Humanities et le National Endowment for the Arts furent créés grâce aux idées des Monuments Men.

Professeur, directeur de musée et érudit d’art allemand, Charles Louis Kuhn nait à Cincinnati, dans l’Ohio, le 14 décembre 1901. Après une formation initiale à l’école militaire, il obtient un diplôme de « Bachelor of Arts » de l’Université du Michigan en 1923. Il poursuit ses études à l’Université de Harvard, où il obtient une maîtrise en 1924 et un doctorat des Beaux-Arts en 1929.

En 1930, Kuhn est nommé directeur du Busch-Reisinger Museum (le musée germanique) à Harvard, un musée consacré à l’étude de l’art allemand. Sous la direction de Kuhn, le musée se développe pour abriter l’une des plus belles collections d’art moderne d’Europe centrale et septentrionale, notamment des œuvres remarquables du Bauhaus, de la Sécession de Vienne et de l’expressionnisme allemand. Dans les années 1930, il commence à acquérir des œuvres que Hitler avait qualifiées de « dégénérées » et qui avaient donc été retirées de musées allemands, dont « Autoportrait en smoking » de Max Beckmann et « Autoportrait au chat » de E.L. Kirchner.

En 1937, Walter Gropius, fondateur allemand de l’école du « Bauhaus », arrive à Harvard pour diriger le programme d’architecture. Ensemble, Gropius et Kuhn construisent une collection exceptionnelle d’oeuvres du « Bauhaus » au Busch-Reisinger, bénéficiant ainsi du soutien d’autres artistes et architectes du Bauhaus exilés d’Europe et résidant aux États-Unis. Grâce à la contribution de Kuhn au musée, Harvard possède la collection d’art allemand la plus remarquable d’Amérique et une collection d’art allemand du XXe siècle considérée comme exceptionnelle, même en Allemagne.

En 1942, Kuhn entre dans la réserve navale américaine et est nommé officier de renseignement dans la marine. Pendant deux ans, il interroge des prisonniers allemands. En raison de sa connaissance approfondie de l’art et de la culture allemands, son affectation au MFAA est vivement souhaitée par la Commission Roberts. Cependant, il est si efficace comme interrogateur de la marine qu’il n’est libéré de son poste qu’après l’intervention directe de responsables à Washington.

En mars 1945, il est nommé chef adjoint de la section MFAA auprès du britannique, lieutenant-colonel Geoffrey Webb. Il est posté au siège du SHAEF à Versailles, puis à Francfort, en Allemagne. En plus de ses tâches administratives, Kuhn sillonne la zone d’occupation américaine à la recherche d’œuvres d’art et d’objets culturels pillés.
En été 1945, il est responsable du sauvetage de deux camions remplis de toiles de Brueghel, Titian et Velázquez, ainsi que de tapisseries appartenant au Kunsthistorisches Museum de Vienne, qui avaient été volées par les nazis dans leur cachette dans la mine de sel de Lauffen.
Il participe également au transport d’œuvres d’art appartenant aux musées de Berlin, dont le célèbre buste de la reine Néfertiti. Il participe également à l’organisation du transfert des collections berlinoises de la mine Merkers au point de collecte central de Wiesbaden, ainsi qu’à l’évacuation de la vaste mine de sel d’Altaussee, en Autriche.

Bien que lui-même n’ait pas signé le « Manifeste de Wiesbaden » (2), il partage les sentiments de ses collègues. Dans le numéro de janvier 1946 du College Art Journal, il publie le texte de protestation de ses collègues, accompagné d’un article dans lequel il s’élève contre le transfert de 202 oeuvres en Amérique.

Kuhn retourne aux États-Unis en octobre 1945 et reprend ses fonctions à Harvard. Érudit prolifique, il publie de nombreux ouvrages, notamment « Un catalogue des peintures allemandes du Moyen Âge et de la Renaissance dans les collections américaines » (1936), « L’Art expressionniste allemand et les Collections abstraites de Harvard » (1957), « La sculpture allemande et néerlandaise, 1280-1800, Harvard Collections » (1965) et est rédacteur en chef de « Art Journal » de 1948 à 1950.
Kuhn prend sa retraite de Harvard en tant que professeur émérite en 1968.

Charles Kuhn décéde à Cambridge (Massachusetts) le 21 juillet 1985 après une longue maladie.

(Source: Monuments Men Foundation For The Preservation Of Art)

(1) L’histoire des « Monuments Men » est en partie retracée dans un film de Georges Clooney avec Cate Blanchett, sorti en 2014.
Dans le film de Georges Clooney, ils sont sept, animés d’une volonté farouche de bien faire. Historiquement, ils furent près de 350, issus de treize nationalités différentes, avec une prédominance des Anglo-Saxons. Conservateurs, historiens, archivistes, ils avaient 40 ans en moyenne et étaient en général inaptes au combat: à cet égard, le film est relativement fidèle.

Au départ, leur mission fait sourire ou agace les troupes. Dans les photos d’archives, on les voit mettre des sacs de sable devant la fresque de Vinci La Cène à l’église Santa Maria delle Grazie, à Milan, tenter de récupérer des archives, garder des sites historiques ou interdire l’entrée d’un musée. «Nous n’avions pas de camions, pas de Jeep. Rien que nos chaussures. Et aucun soutien de la bureaucratie», a raconté Charles Parkhurst, un des Monuments Men aujourd’hui décédé.

Lorsque les Alliés pénètrent en Allemagne, leur rôle évolue. Les nazis ont passé une grande partie de la guerre à piller l’Europe et ont amassé des millions d’œuvres d’art, sans doute 5 millions. En France, les grands collectionneurs juifs, dont les Rothschild, Paul Rosenberg ou les David-Weill sont spoliés et leurs œuvres expédiées outre-Rhin.

Dans le film de Clooney, le personnage de Cate Blanchett incarne Rose Valland, conservatrice du Jeu de paume pendant l’Occupation, membre de la Résistance, qui lista en secret le contenu des caisses contenant les collections privées. Rose Valland fournit ses précieuses listes aux Alliés. Ils les utilisèrent dans les mines de sel d’Altaussee et de Heilbronn où était amassée une partie du butin. «Cela regorgeait d’objets, se rappelle aujourd’hui Harry Ettlinger, qui avait 19 ans lorsqu’il rejoint les Monuments Men. «Il nous a fallu un an pour vider le château de Neuschwanstein, où étaient notamment entreposées les collections Rothschild.» Rassemblées dans des collecting points, les œuvres furent ensuite restituées à leur pays d’origine. Dans la confusion, les Alliés commirent quelques erreurs. La collection Gurlitt, découverte en 2012 à Munich, amassée par un marchand d’art qui avait collaboré avec les nazis, avait bien été saisie. Avant d’être finalement restituée à Gurlitt.

(Source: Claire Bommelaer, « Le Figaro »)

(2) Dans les traités de paix de 1947 avec les pays de l’Axe —l’Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Finlande – les principes de restitution en nature firent l’objet de clauses spéciales. Dans la mesure du possible, les vaincus furent obligés de dédommager leurs victimes. Les gouvernements concernés devaient fournir la preuve des préjudices subis, non sans expliciter les circonstances du drame et prouver la légalité d’une acquisition quand il s’agissait d’œuvres d’art. Pour cela, ils avaient un délai inférieur à six mois.
Ces opérations furent retardées, voire annulées par le remaniement des frontières en Europe centrale. Le principe de la restitution en nature ne fut de jure pas aboli, mais eut de facto une application très réduite.

La signature d’un traité de paix avec l’Allemagne fut constamment reportée ; elle eût cependant été une étape juridique importante pour la mise en œuvre des conventions de La Haye auxquelles les Alliés s’étaient référés lors de la signature de la déclaration de Londres (janvier 1943). Les nationaux-socialistes y avaient été accusés de violer le droit des peuples ; le pillage du patrimoine des pays occupés y fut formellement condamné, même les achats conclus en bonne et due forme ne furent pas reconnus.

La France évoqua alors une vaste campagne de restitution afin de remplacer son patrimoine spolié ou détruit. Mais les Britanniques et Américains souhaitaient à tout prix éviter l’escalade des revendications telle qu’elle se produisit après la signature du traité de Versailles. L’URSS n’avait jamais reconnu les négociations de 1919, elle demeura sur sa réserve et laissa ses Alliés se déchirer entre eux. Elle avait trouvé sa propre voie qui dans la pratique se situait juste à l’opposé : l’Allemagne allait payer, cher et longtemps.

Après la division du pays, les quatre puissances affichaient un intérêt commun : sauvegarder les œuvres trouvées dans les abris de fortune, mais leur motivation divergeait. La France songeait à des réparations et au remplacement de son patrimoine perdu par des valeurs puisées dans les collections allemandes. Les Russes gardaient leur secret : les objets d’art représentaient des trophées et eux, s’estimant être les seuls vainqueurs de la guerre, s’arrogeaient le droit de les évacuer en leur pays sans se confondre en explications. Les Américains feignirent de refuser ces principes, mais n’hésitèrent pas à transporter, sur un mode semi-officiel, des objets vers les Etats-Unis. Seuls les Anglais opérèrent avec une certaine équité, et jugèrent bon de laisser les objets d’art à leur propriétaire d’avant guerre.

Du côté américain, le principe de compensation en nature fut évoqué dès 1944 par le général Lucius Clay ; il stipula la saisie d’œuvres d’art à titre de réparation pour les dépenses de guerre de son pays et soumit son plan à Truman. Sa proposition fut aussitôt acceptée. Washington jamais à court d’excuses trouva un prétexte simple : vu les destructions des musées et bâtiments publics en Allemagne, les œuvres particulièrement fragiles seraient mieux conservées aux États-Unis. En ce faisant, ils prétendirent se baser sur l’article 56 de la convention de La Haye, préconisant la protection des monuments d’art ! Un argument dont Rosenberg avait abusé lors de ses sinistres actions. Cette démarche allait à l’encontre du droit international et du concept de la restitution en matière, car le patrimoine américain n’avait pas subi de pertes. Cela pouvait faire tache d’huile ; une telle entreprise risquait de donner lieu à une nouvelle catastrophe culturelle.

L’attitude individualiste américaine semait la méfiance entre les Alliés et empoisonnait le climat des négociations. Les Anglais, pris de panique, liquidèrent en toute hâte les dépôts sis en leur zone, commettant des dégâts irréparables. Les Soviétiques enregistrèrent mot pour mot tous ces débats ; réservés, indulgents même envers Clay, ils se réjouissaient de ces divergences et profitaient de ce désordre pour vaquer à leur occupation préférée : la découverte et le transfert d’œuvres d’art.

Clay tint bon ; deux cent deux toiles de maîtres allaient partir pour les État-Unis. Ses compatriotes, pensait-il, avaient droit à leurs trophées. Un groupe d’officiers américains s’insurgea contre ce procédé ; leur manifeste dit « de Wiesbaden » faisait appel à la logique et à la morale. La « doctrine » du général n’avait aucune justification militaire. N’était-ce pas grotesque de le faire au moment où commençait le procès de Nuremberg dont un des objectifs était de juger du pillage de l’Europe ? Le transport, le changement de climat n’arrangerait pas des œuvres déjà rudement éprouvées par la guerre.
Les vingt-cinq officiers signataires du Manifeste de Wiesbaden évoquèrent les suites du traité de Versailles ; n’y avait-il pas de pire humiliation que celle de priver une nation de son patrimoine culturel et de considérer celui-ci comme un butin de guerre ?

Leurs efforts furent vains. Le directeur du Metropolitan Museum mit toute son ambition dans cette entreprise, on disait même qu’il avait fait personnellement le choix des œuvres. Deux cent deux peintures furent enveloppées pour commencer leur long voyage vers l’Ouest, d’abord par un transport militaire jusqu’au Havre, puis sur un navire de la marine américaine pour New York. La mission était ultrasecrète ; pourtant le New York Times annonça avant terme l’arrivée d’une mystérieuse cargaison de trésors culturels estimée à 80 millions de dollars.

La courageuse démarche des vingt-cinq officiers porta ses fruits ; à peine deux mois après l’arrivée des tableaux, des personnalités du monde artistique signèrent une pétition sollicitant Truman de renoncer à l’exposition des peintures et de les réexpédier en leur pays. Les rumeurs les plus folles se mirent à circuler ; les collections allemandes seraient mises en vente ou vouées à la destruction. Les protestations venaient aussi des Alliés ; les Anglais savaient que certaines œuvres issues de leur zone d’occupation relevaient en principe de leur compétence. Ils voulaient rester en règle avec l’Allemagne occupée.

Les Soviétiques protestèrent mollement contre les conditions d’embarquement ; Lazarev et Grabar ne manquèrent pas de citer ce contre-exemple pour encourager leurs brigades à continuer leur besogne. L’action des Américains compliquait la situation. La majeure partie des 202 toiles avait appartenu aux musées de Berlin ; or ceux-ci se trouvaient désormais en zone d’occupation soviétique. Les peintures, sorties des territoires contrôlés par les Alliés, se trouvaient dans un vide juridique.

En janvier de 1946, le général Robertson écrivit en ce sens à Clay, lui suggérant de faire des échanges qui tiendraient compte des lieux d’origine des biens culturels. Clay semblait d’accord, mais ne signa pas les papiers nécessaires à la création d’un tel poste contrôlé par les organisations de protection de l’art des quatre nations victorieuses. Robertson, il est vrai, n’avait pas pensé aux difficultés techniques. Les Américains ne connaissaient pas l’ensemble des fonds cachés en leur zone ; seules les œuvres issues des établissements publics étaient systématiquement enregistrées et donc contrôlables. Le statut des collections particulières restait vague. Vols et confiscations « à la sauvette » étaient à l’ordre du jour. L’argenterie du Führer, soit 300 pièces ornées de la croix gammée et de l’aigle, disparut ainsi jusqu’en 1980 dans l’Ohio. Clay lui-même envoya un télégramme au Pentagone lui suggérant l’achat des collections philatéliques du ministère de la Poste du Reich. Deux anges du maître flamand Memling, joyaux issus de la propriété de Göring, disparurent. La canne du Reichsmarschal fut retrouvée en 1986 dans un bureau administratif de Washington ; un soldat l’aurait envoyée chez lui par la poste. Enumérons encore le reliquaire de Quedlingburg, dont une partie fut rendue à la ville en 1989 seulement.
Les pertes ou pillages en ces temps troubles étaient inévitables, et plus d’un objet, de petite taille surtout, orne désormais des appartements particuliers.
Selon K. Alford, les Américains auraient illégalement sorti 3978 œuvres d’art de leur zone d’occupation, parmi lesquelles des tableaux ayant appartenu à Posse. L’Europe, l’ex-Union soviétique comprise, déplore de nos jours encore la disparition d’innombrables valeurs artistiques dont la destruction est moins certaine que leur transport au-delà de l’Atlantique.

Clay céda à la pression de l’opinion publique en février 1848 et envisagea le retour des 202 chefs-d’œuvre. Truman y consentit, mais souhaita les montrer préalablement au public américain. La National Gallery inaugura l’exposition en mars 1948, en moins de deux mois, plus d’un million de visiteurs découvrirent ces nouvelles victimes de la guerre. Ce succès retarda leur retour en Europe ; le Congrès décida de les envoyer dans treize autres villes américaines. Les professionnels s’insurgèrent en vain. Les changements de température et d’humidité risquaient de causer des dommages irrémédiables. Jusqu’au 22 avril, les peintures parcoururent tout le Nouveau Continent. Les Américains à leur manière arboraient fièrement leurs trophées, faisant fi de leur conservation. Le revenu des entrées fut destiné à l’aide humanitaire pour l’Allemagne, démarche louable certes, mais significative de l’esprit du vainqueur.

(Source: Francine-Dominique Liechtenhan, « Le grand pillage : du butin des nazis aux trophées des Soviétiques ».