La situation des juifs en russie soviétique en 1926

membres d'une colonie agricole juive de Russie soviétique
Naturellement, une tentative aussi hardie ne peut aboutir en quelques années seulement. Pour le moment, la misère des Juifs pauvres est atténuée par la générosité publique, mais quel que soit le nombre de gens accueillis dans les nouvelles colonies, les vieux ghettos sont toujours aussi surpeuplés. Je crois que le prolétaire juif vit plus mal que tout autre. J’en ai fait l’expérience la plus triste en me promenant dans la Moldawanka, le quartier juif d’Odessa. C’est un endroit où règne un brouillard épais comme un destin, où le soir est un malheur et le clair de lune une dérision. C’est un endroit où les mendiants ne sont pas là pour donner du pittoresque à la ville, c’est une ville de mendiants. Chaque maison héberge cinq, six ou sept minuscules boutiques. Chacune de ces boutiques sert aussi de logement. Derrière la fenêtre, qui est aussi la porte, se trouve l’atelier, derrière l’atelier, le lit et au-dessus du lit les enfants suspendus dans des paniers que berce le malheur. On voit rentrer chez eux de grands hommes anguleux : ce sont les portefaix du port. Ils ont l’air d’être des étrangers dans la foule de leurs compatriotes, une foule de gens de petite taille, livides, affaiblis, hystériques. Ils ont l’air d’une race sauvage et barbare qui se serait égarée au milieu de Sémites de l’Antiquité. Tous les artisans travaillent jusque tard dans la nuit. Toutes les fenêtres pleurent une lumière jaunâtre et trouble. Ce sont des lumières bizarres qui ne répandent pas de clarté, qui sont une sorte d’obscurité avec un noyau plus clair. Des lumières qui n’ont rien de commun avec la bénédiction d’un foyer, qui ne sont que les âmes des ténèbres.
La révolution ne se pose pas la vieille question, la plus importante, qui est de savoir si les Juifs sont une nation comme n’importe quelle autre, s’ils ne sont pas moins, ou plus que cela. S’ils sont une communauté religieuse, une communauté ethnique, ou juste une communauté intellectuelle. S’il est possible de considérer comme un « peuple » indépendamment de sa religion un peuple qui n’a subsisté en Europe pendant des milliers d’années que par l’effet de sa religion et de sa condition d’exception. Si, dans ce cas particulier, il est possible de distinguer entre la religion et la nationalité. S’il est possible de transformer en paysans des gens dont l’atavisme existentiel est fait d’intellectualité. S’il est possible de donner une mentalité de masse à des individus aux individualités si marquées. J’ai rencontré des agriculteurs juifs. Ils n’ont plus le type du ghetto, ce sont bien des gens de la campagne, mais, très clairement, ils ne sont pas comme les autres paysans. Le paysan russe est paysan avant d’être russe. Le Juif est juif avant d’être paysan. Je me doute bien que cette façon de dire les choses va m’attirer de la part des esprits positifs la question ironique : « D’où tenez-vous cela ? » Je le vois. Je vois qu’on ne reste pas pour rien juif pendant quatre mille ans, juif et rien que juif. On possède un très ancien destin, un sang, une expérience collective très ancienne. On est doué d’une spiritualité. On fait partie d’un peuple qui n’a plus un seul analphabète depuis deux mille ans. Un peuple qui a plus de revues que de journaux, dont les revues ont beaucoup plus de lecteurs que ses journaux. Pendant que les paysans qui l’entourent commencent péniblement à écrire et à lire, le Juif derrière sa charrue remue dans sa tête la théorie de la relativité. On n’a pas encore inventé les outils agricoles qui conviendraient à des paysans à la pensée aussi compliquée. À outil primitif, tête primitive. Pour l’esprit dialectique du Juif, le tracteur lui-même est encore un engin sommaire. Les colonies juives peuvent bien être bien tenues, propres et productives – ce qu’elles sont rarement – elles n’en restent pas moins des colonies. Elles ne deviendront pas des villages.
Je devance une autre objection fréquente : beaucoup de Juifs sont bien ouvriers d’usine. Certes, mais, d’une part, ils sont le plus souvent des ouvriers qualifiés, ayant été formés, et d’autre part, sans que cela nuise à leur travail manuel, ils alimentent leur cerveau affamé par des occupations annexes. Ils pratiquent l’art en dilettante, ou ils ont une activité politique, ils lisent beaucoup ou bien ils collaborent à des journaux. De plus, on observe déjà un mouvement de désertion des usines, qui n’est certes pas considérable, mais qui est constant. Les travailleurs juifs qui quittent les usines deviennent artisans, c’est-à-dire indépendants, ou même créent des entreprises. Un petit marieur juif peut-il devenir un paysan ? Son activité n’est pas seulement improductive, elle est aussi en un certain sens immorale. Il vit mal, il gagne peu, il traîne plus qu’il ne travaille. Pourtant, quel travail intellectuellement complexe et difficile, quoique peu recommandable, n’accomplit-il pas pour nouer une « affaire » et amener un compatriote riche et avare à lui faire une aumône non négligeable ? Que ferait un tel cerveau dans une inaction fatale ?
La « productivité » des Juifs s’est toujours dérobée aux apparences évidentes. Qu’on songe que vingt générations de songe-creux improductifs n’ont vécu que pour faire un Spinoza. Qu’il faut peut-être dix générations de rabbins et de commerçants pour engendrer UN Mendelssohn, ou trente générations de musiciens des rues pour voir UN virtuose célèbre. C’est une productivité qui mérite d’être considérée. Que serait-il advenu de Marx et de Lassalle si on avait transformé leurs ancêtres en paysans ?
Quand on transforme les synagogues russes en clubs de travailleurs et quand on ferme les écoles talmudiques parce que ce sont soi-disant des institutions religieuses, on devrait au préalable avoir tout à fait clairement déterminé ce qui relève du savoir, de la religion ou de l’identité nationale chez les Juifs de l’est. Or, chez eux, la science est religion, et la religion est nationalité. Leur clergé forme leurs intellectuels et leur prière est l’expression du sentiment national. Ce à quoi on donne maintenant des droits et des libertés, des terres et du travail en tant que minorité nationale de Russie, c’est une nation juive complètement différente. Cela donne un peuple avec de vieilles têtes et des mains nouvelles, avec un sang ancien et des écritures nouvelles, avec un patrimoine ancien et des modes de vie nouveaux, avec de vieux talents et une nouvelle culture nationale. Le sionisme voulait la tradition ET le compromis avec la modernité. La nation juive de Russie, elle, ne regarde pas derrière elle, elle veut bien descendre des anciens Hébreux, mais pas en hériter.
Sa libération subite ne va pas sans éveiller ici ou là un antisémitisme silencieux, encore que puissant. Quand un chômeur russe voit qu’on embauche un Juif à l’usine pour l’« industrialiser », quand un paysan exproprié entend parler de colonisation juive, leur vieil instinct haineux, si longtemps entretenu à dessein, se réveille. La différence est qu’en Europe occidentale l’antisémitisme est devenu une « science » et la soif de sang une « opinion » politique tandis qu’en Russie, l’antisémitisme reste une honte. La réprobation publique finira par en venir à bout.
Si la question juive a trouvé une solution en Russie, elle n’est qu’à moitié résolue ailleurs. Il n’y a plus d’émigration juive en provenance de Russie, le courant va plutôt dans le sens inverse. La religiosité des masses s’érode rapidement, la religion perd ses soutènements les plus puissants, tandis que ceux de la conscience nationale ne sont pas encore très bien assurés. Si la tendance se poursuit, les jours du sionisme sont comptés, ceux de l’antisémitisme aussi, et peut-être bien ceux du judaïsme avec. On peut s’en féliciter, on peut le regretter. Mais chacun doit considérer attentivement comment un peuple a été libéré de la honte de la persécution et comment un autre peuple a été libéré de la honte d’être persécuteur, comment la victime a été libérée de sa souffrance et le bourreau de sa malédiction, qui est pire. C’est une grande réalisation de la révolution russe.
(Frankfurter Zeitung, 11 novembre 1926)
Photo: membres d’une colonie agricole juive de Russie soviétique (archives de l’ORT)