22 juillet 1648. Massacre de Polonnoye par les troupes de l’haydamak Bogdan Khmelnitski.

couverture du livre d'un pays sans amour
(..) Mir ne vous dit rien ? Polonnoye non plus, je suppose, qui aujourd’hui abrite un minuscule musée dédié à la mémoire de Peretz Markish, deux pièces indigentes où sont réunis quelques-uns des ouvrages du grand poète.
Polonnoye avait jadis été un grand centre juif, mais cela remontait à l’époque d’avant les massacres. En 1648, l’haydamak Bogdan Khmelnitski avait exhorté les cosaques d’Ukraine à se révolter contre la noblesse. Des hordes de gueux avaient massacré les populations juives, ainsi que bon nombre de Polonais catholiques. Polonnoye n’avait pas été la seule bourgade de Volhynie à souffrir de la cruauté des cosaques. Ils avaient ensanglanté toute la région, faisant plus de cent mille victimes. Les tueries, particulièrement cruelles, avaient marqué l’histoire juive sous le nom de gzeyres takh-vetat, les persécutions de 5408-5409, selon le calendrier hébraïque. Quand Peretz naquit dans la bourgade plus de deux siècles plus tard, en 5655, ou en 1895 si vous préférez, les grand-mères racontaient encore des horreurs que leurs grand-mères leur avaient transmises. Elles les avaient entendues de leurs aïeules, descriptions du supplice de leurs propres grand-mères : les cosaques coupaient la tête des hommes à coups de sabre du haut de leurs montures. Ils en descendaient pour continuer la découpe par les pieds et les membres supérieurs. Ils avaient coutume d’écorcher vives leurs victimes et de les livrer aux chiens qui se jetaient sans se faire prier sur cette chair sanguinolente. Une fois les hommes liquidés, les cavaliers prenaient les femmes et les jeunes filles en chasse, les violant sans état d’âme puis les transperçant de leur épée. Ils continuaient leur commerce lubrique sur les corps inanimés. Ils réservaient un sort particulièrement terrible aux femmes enceintes, leur ouvrant le ventre, délogeant le fœtus en gestation et le remplaçant par un chat vivant. Ils recousaient à gros fil et les femmes ainsi fertilisées mouraient dans d’épouvantables souffrances, déchirées de l’intérieur par des félins en furie. Les parents étaient suppliciés en présence de leurs enfants, et les enfants sous les yeux des parents. On pendait les nourrissons au sein maternel, on en embrochait d’autres, on les faisait rôtir et forçait les mères à croquer dans la chair grillée. Les corps étaient ensuite disposés sur les chemins, et les charrettes leur roulaient dessus jusqu’à ce que les cadavres ne fissent plus qu’un avec la boue : telle était la sépulture réservée aux victimes des cosaques.

Il fut un temps où l’on avait pensé que Polonnoye échapperait aux massacres. Les Juifs du district, résidents de Biała-Cerkiew, Pawolocz, Cudnów, Lubartów et d’innombrables petites communautés alentour, avaient commencé à affluer vers les bourgades les plus importantes. Espérant échapper à leurs bourreaux, ils s’étaient réfugiés à Ostrog, Konstantinów et Polonnoye car ces villes étaient fortifiées. Mais les cosaques, après avoir pillé les bourgades abandonnées par leurs habitants et assassiné Juifs et catholiques restés là on se demandait pour quelle raison, s’en prirent à ces citadelles et redoublèrent de cruauté. Polonnoye avait été le théâtre de ces scènes insoutenables. La grand-mère de Peretz ne s’était pas privée de répéter ces histoires à son petit-fils, alors qu’elle lavait le linge au lavoir et que l’enfant jouait à ses pieds avec deux cailloux et trois brindilles. Peretz était terrifié par ces horreurs, qui peuplaient ses nuits de cauchemars. Il se réveillait en nage, piétiné vivant par les chevaux cosaques ou embroché, les fesses en proie à un feu d’enfer. Il s’imaginait fœtus extrait d’un coup de sabre du ventre de sa mère. Quand il s’asseyait autour de la table des repas de fête, quand sa grand-mère apportait la carpe farcie, il ne pouvait s’empêcher de scruter l’œil du poisson. Lorsqu’elle l’extirpait du globe oculaire car elle en raffolait, il imaginait que la petite sphère gluante dans la cuiller était son propre fœtus.(…)

(Extrait de « D’un pays sans amour » de Gilles Rozier)