Ephéméride | Disparition d’Emma Lazarus [19 Novembre]

19 novembre 1887

 » Donnez-moi vos éreintés, vos démunis,
Vos foules compactes assoiffées de liberté,
Misérables rebuts de vos grouillants rivages.
Envoyez-les, ces sans-abris, ces échoués, vers moi,
J’élève mon flambeau près de la porte d’or! « 

C’est en 1883, qu’Emma Lazarus, jeune poétesse new-yorkaise de la haute société, descendante d’immigrants juifs séfarades qui avaient fui l’inquisition portugaise et s’étaient installés à New-York bien avant l’indépendance des Etats-Unis, fut sollicitée.

Des collecte de fonds étaient en cours pour financer le socle de la Statue de la Liberté, offerte par la France pour le centenaire de la révolution américaine. Les Français avaient payé pour la construction du monument, mais ses destinataires devaient payer le socle.

On sollicita l’aide des écrivains pour aider à lever les fonds et parmi eux, celle d’Emma Lazarus alorsd âgée de seulement 34 ans, mais qui s’était déjà fait un nom. Pourrait-elle composer, demandait-on, un sonnet qui serait vendu aux enchères, aux côtés des écrits de Mark Twain et de Walt Whitman?

Emma accepta à contrecœur car elle n’écrivait pas, répondit-elle « sur commande ».

Ce qu’elle ne savait pas à l’époque – elle, une femme dont le travail de « poétesse » était parfois considéré avec condescendance – c’était que ce serait ses mots, lyriques et poignants, qui, des décennies plus tard, allaient incarner la vision américaine de la liberté.

Bien qu’élevée dans les privilèges, Emma passa sa vie à écrire contre l’antisémitisme et les préjugés ethniques et, dans les années 1880, elle était devenue une ardente militante pour les réfugiés juifs qui fuyaient les pogroms en Russie, consécutifs à l’assassinat du tsar Alexandre II. Le sonnet, intitulé « Le nouveau colosse », reflète ses convictions.

« Give me your tired, your poor, your huddled masses, yearning to breathe free. » Tels étaient les mots que son imagination mettait dans la bouche de la Statue de la Liberté.

À l’époque, ses mots furent loués par les autres écrivains qui jugèrent qu’ils conféraient à la froide et indifférente statue un sens exaltant. Mais le sonnet (et les femmes en général) furent laissés de côté lors de la cérémonie d’inauguation de Lady Liberty en 1886 et quand Emma Lazarus mourut un an plus tard d’un cancer à l’âge de 38 ans, le poème ne fut même pas mentionné dans la nécrologie du New York Times.

Ce n’est qu’en 1903, deux ans après qu’un ami eut trouvé « The New Colossus » dans une librairie new-yorkaise et près de deux décennies après la mort prématurée d’Emma, que les mots émouvants de la poétesse furent inscrits sur une plaque et apposés sur le mur intérieur du socle de la statue.

Emma était la quatrième enfant d’une fratrie de sept. Son père était un industriel prospère dans le raffinage du sucre et, ayant reconnu le talent de sa fille dès début, il finança la publication de son premier recueil de poèmes quand elle avait 17 ans.

Une grande partie de son oeuvre explore son héritage de juive d’origine séfarade – ou espagnole et portugaise. Elle était fière de cette histoire, mais son père essayait d’en éloigner la famille et de l’assimiler à la bourgeoisie chrétienne. Cela permit à Emma de se faire beaucoup d’amis chrétiens mais lui donna aussi un sentiment très net d’altérité.

On la traitait de « Juive », et des années plus tard, elle écrivit dans une lettre qu’elle était « parfaitement consciente que ce mépris et cette haine sous-tend la tonalité générale de la communauté envers nous ».

Pourtant, ses talents lui valurent de grands éloges de la part de l’élite littéraire de son temps. Jeune femme, elle s’était liée d’amitié avec Ralph Waldo Emerson, et il était devenu son mentor et son critique littéraire particulier. En 1882, l’année précédant l’a composition de « The New Colossus », plus de 50 poèmes et traductions d’Emma Lazarus avaient été publiés dans des revues grand public, et elle avait écrit un roman et un drame.

C’est une vague d’antisémitisme « particulièrement féroce » en Europe de l’Est dans les années 1880 qui a inspiré son travail le plus puissant. Les « Pogroms », un mot russe qui signifie « faire des ravages » et « démolir violemment », amenaient jusqu’à 2000 réfugiés juifs russes à New York par mois, a écrit Esther Schor, la biographe d’Emma.

« Parce que sa notoriété lui permettait d’atteindre un large public, elle devint à la fois une porte-parole et une prophétesse fougueuse de la communauté juive américaine ».

Dans une version annotée de « The New Colossus », Esther Schor explique qu’Emma s’était plongée « témérairement et impulsivement » dans une défense écrite des immigrants juifs russes dans le magazine Century, le plus lu des magazines de l’époque, et s’était engagée dans le bénévolat.

« Elle prit le tramway depuis sa somptueuse résidence sur la 57ème rue pour aller travailler à l’Hebrew Emigrant Aid Society au 105 East Broadway, où elle aida à instruire les réfugiés » et a leur enseigner l’anglais, raconte Esther Schor. « Elle leur rendit visite dans leurs quartiers sordides sur l’île de Ward et rédigea un compte-rendu sur l’eau sale, les ordures qui débordaient, le chômage, l’absence de formation pour les adultes et d’éducation pour les enfants. »

Selon la JWA, Emma « devint de plus en plus convaincue que le temps était venu d’agir plutôt que parler ». Consciente de sa vie privilégiée, elle plaisantait parfois: « Que diraient mes amis de la bonne société s’ils me voyaient ici? »

En 1883, elle créa la Société pour l’amélioration et la colonisation des Juifs d’Europe de l’Est, mais celle-ci fit long feu dès 1884. Elle plaida aussi passionnément, treize avant Hertzl, pour le sionisme. Un an après la mort d’Emma, sa cousine fonda le Emma Lazarus Club for Working Girls, «où les jeunes immigrantes juives pouvaient apprendre à taper, à coudre – ou à réciter Shakespeare», écrit Esther Schor. Son héritage a été consolidé au milieu du XXe siècle par la création de la Fédération Emma Lazarus des Clubs de femmes juives, qui offrait « une direction aux femmes des communautés juives de notre temps, dans le même esprit qu’Emma Lazarus ».

Cependant, sa propre famille n’était peut-être pas aussi fière des efforts véhéments et effrontés d’Emma que ses compagnes de la communauté juive. Après la mort de la poétesse, ses sœurs veillèrent à élaborer un narratif qui allait à l’encontre de la façon dont elle avait vécu, la dépeignant comme une célibataire « plus sage et féminine ». Elles refusèrent même de republier ses « Poèmes juifs ».

En 1949, Irving Berlin composa une comédie musicale pour Broadway, « Miss Liberty », qui raconte de manière fantaisiste l’histoire de la statue. La comédie musicale est aujourd’hui bien oubliée, mais le dernier morceau « Give Me Your Tired, Your Poor » est chanté depuis par toutes les chorales de lycées et de facultés d’Amérique, comme une sorte d’hymne national, symbole d’amour de la liberté et d’ouverture aux opprimés du monde entier. Il parle tout particulièrement aux coeurs des Juifs américains qui, même après avoir gravi les échelons de la prospérité et de l’intégration, restent largement acquis à l’idéal que ce poème exprime.

Ecoutez la version chantée par la chorale Zamir :