9 décembre 1916
Naissance de Issur Danielovitch, Kirk Douglas à l’écran.
Faut-il raconter la carrière exceptionnelle de Kirk Douglas qui fête aujourd’hui ses 101 ans? Il faudrait peut-être surtout parler du mentsh. D’autres pourront le faire. Pour aujourd’hui, j’ai préféré traduire quelques lignes de son autobiographie, « The Ragman’s Son » (Le fils du fripier).
« Pendant très longtemps, je ne fus personne.
« Personne », cela voulait dire être le fils d’immigrants juifs russes illettrés dans la ville blanche, anglo-saxonne, protestante, d’Amsterdam, Etat de New-York, à 45 km au nord-ouest d’Albany. Cela voulait dire habiter dans le East-End, à l’opposé du quartier riche de Market Hill. Cela voulait dire habiter au 46 Eagle Street, une maison de bardeaux grise et délabrée de deux étages, la dernière maison en bas de la rue en pente, à côté des usines, des voies de chemin de fer et de la rivière Mohawk.
Mon père Hershel Danielovitch était né à Moscou en 1884 et avait fui la Russie vers 1908 pour échapper à la conscription au moment de la guerre russo-japonaise. C’était l’époque où l’on attachait aux conscrits paysans ignorants comme mon père, du foin sur une manche et de la paille sur l’autre, pour qu’ils distinguent leur droite de leur gauche. Ma mère, Bryna Sanglel, d’une famille de fermiers ukrainiens, resta sur place et travailla dans une boulangerie pour gagner assez d’argent pour venir en Amérique deux ans plus tard. Elle voulait que tous ses enfants naissent dans ce merveilleux pays neuf, où, pensait-elle, les rues étaient littéralement pavées d’or.
Ellis Island est un musée aujourd’hui, mais entre 1892 et 1924, ce fut la plate-forme d’accueil pour plus de 16 millions d’immigrants arrivant dans le pays. Entassés dans l’entrepont, la puanteur du vomi partout, ils regardaient en silence, les yeux écarquillés, « la Liberté éclairant le monde » sur l’île Bedloe voisine.
« Donnez-moi vos épuisés, vos pauvres, vos masses agglutinés qui aspirent à l’air de la liberté. » Des mots si beaux et enthousiasmants mais les immigrants, Polonais, Italiens, Juifs de Russie, parqués comme des animaux dans des enclos, traités brutalement par des fonctionnaires, contraints de porter des cartes avec leur nom, ou ce que quelque employé pensait être leur nom, épinglées sur leurs vêtements. leurs papiers devaient être en règle, les contrôles sanitaires négatifs. Peu importait la dureté de l’accueil, ils étaient les chanceux. Tout valait mieux que là d’où ils venaient. Ils entraient dans ce pays remplis d’espoir, de détermination et d’un peu de crainte. Un quart de million seulement furent renvoyés. Trois mille d’entre eux décidèrent qu’il valait mieux se suicider en Amérique que vivre dans le pays qu’ils avaient fui.
Ma mère et mon père firent partie du groupe des chanceux, heureux d’échapper aux pogroms de Russie, où de jeunes cosaques exaltés par l’alcool, considéraient comme un sport de galoper à travers le ghetto et fendre quelques têtes juives. Ma mère avait vu l’un de ses frères tué devant elle dans la rue de cette manière.
Mon père avait appris le métier de tailleur mais ses mains étaient des pinces si énormes qu’il n’avait pas la finesse, la délicatesse nécessaires pour tenir une aiguille et la manoeuvrer. Alors ils attachaient son pouce et son index ensemble toute la journée. Cela devait être atroce. Il faisait froid en Russie en hiver, et il n’avait pas de chaussures, seulement de la toile de jute enroulée autour des pieds. Il sautait d’un pied sur l’autre en frottant son pied contre sa jambe.
Pour finir, Hershel et Bryna Danielovitch atterrirent à Amsterdam, New-York, et entreprirent d’avoir des enfants. En 1910, 1912 et 1914, naquirent mes soeurs Passah, Kaleh et Tamara. Puis moi, Issur, en 1916. Puis trois autres filles: les jumelles Hashka et Siffra en 1918, et enfin Rachel en 1924, quand ma mère avait quarante ans.
« Danielovitch », signifie « fils de Daniel », je suppose donc que le père de mon père s’appelait Daniel, mais je n’en suis pas sûr. Plus tard on nous appela « Demski » parce que le frère aîné de mon père, Avram, qui l’avait précédé à Amsterdam, s’appelait « Demsky » pour quelque raison inconnue. C’est ainsi que mon père devint Harry Demsky.
(…)
Je compare ma vie à une pierre lancée dans une mare tranquille. Les premières ondulations sont le havre de la cuisine. Je me souviens de merveilleux moments de tranquillité dans la cuisine, toujours un refuge et un abri pour moi: mes trois soeurs aînées à l’école, les trois cadettes endormies ou pas encore nées. Rien que maman et moi. Comme c’était paisible, agréable, comme c’était chaleureux. parfois, dans la cuisine silencieuse, un rayon de soleil dansait sur le mur au rythme des mouvement rapides de ma mère qui pétrissait la pâte pour la challah du shabbat.
– « Qu’est-ce que c’est sur le mur, maman? »
– « Ce sont les anges qui font du pain. »
Je croyais ce que ma mère me disait. Quand il tonnait, c’était les anges qui jouaient au bowling. Quand il neigeait, c’était les anges qui balayaient l’entrée du Paradis.
J’étais heureux dans la cuisine, avec le poêle au feu de bois. C’était tranquille. Juste maman, moi et les anges. »
