Ephéméride | Nelly Sachs [10 Décembre]

10 décembre 1966

Nelly Sachs reçoit le Prix Nobel de littérature.

J’emprunte à nouveau mon texte au regretté Gil Pressnitzer z’l. Il faut en lire l’intégralité sur son remarquable site « Esprits Nomades » ici: http://www.espritsnomades.com/sitelittera…/…/sachsnelly.html

« Étrange, étrange destin que celui qui fit de cette fille de famille bourgeoise juive allemande assimilée, le seul prix Nobel de littérature jamais attribué à un poète juif encore à ce jour.
Nelly Sachs, prix Nobel de littérature le 10 décembre 1966, conjointement avec Samuel Joseph Agnon, sera allée tout près des mystères de la mort, mais comme Paul Celan, elle aura osé ne pas se taire. Elle est morte le jour de l’enterrement de Paul Celan, de fatigue de vivre et de survivre. Tous deux étaient les deux grands poètes juifs de langue allemande, ceux qui témoignèrent dans la langue des bourreaux. Comme lui, elle aura connu une existence d’après le déluge et comme lui, elle ne pourra jamais combler la béance du désastre. Si on peut survivre à l’horreur, on ne peut survivre à sa mémoire.
La petite fille rangée bien au chaud dans sa famille juive berlinoise savait-elle qu’elle serait la mère douloureuse du peuple juif parti en fumée ? Savait-on que sans Sema Lagerlöf, une des grandes œuvres poétiques de notre temps n’aurait pas été transmise ?
Rien ne la prédisposait à ce cela, elle insouciante et heureuse dans une vie soyeuse et douce.
Née à Berlin le 10 décembre 1891, elle devra à son père grand amateur de littérature et de musique le fait d’être baigné dans les livres. De santé fragile, elle fréquentera surtout des écoles privées, ainsi à l’écart des autres.
Elle écrivait aimablement, ne savait du judaïsme que ce que son milieu bourgeois et assimilé voulait bien en savoir. De toute façon on n’était pas comme ses juifs pauvres et incultes de l’Europe Centrale, rien ne pouvait nous arriver tant les valeurs européennes étaient les nôtres. Cela ne pouvait être.
Le ciel ne pouvait pas tomber sur la tête d’aussi bons citoyens allemands. Mais l’histoire déroulait ses anneaux de serpent.
Dès 16 ans en 1907, elle écrivait donc et s’était liée d’amitié épistolaire avec Selma Lagerlöf, après la révélation du roman « La saga de Gösta Berling », l’année précédente. L’écrivain suédoise rendue mondialement célèbre par « les merveilleux voyages de Niels Olgerson » va se lier avec cette jeune fille romantique et exaltée.
Dans la vie de Nelly Sachs se trouve aussi une zone obscure qui sera celle de son amour pour le « fiancé défunt » qui la marquera à jamais.
Son premier véritable livre fut en 1921, à trente ans, un recueil « Récits et légendes », ses nombreux poèmes circulent dans les milieux littéraires allemands. Imprégnée de courant idéaliste, de Novalis, et de mysticisme latent, sa poésie était en attente d’une véritable cause, d’un objet digne de ses élans. La mort de son père en 1930 la laisse enclose dans l’amour de sa mère.
Puis vint la nuit nazie, ses lois antisémites, la persécution. De 1933 à 1939 elle se plonge par force et solidarité dans le monde juif. Ses écrits ne pouvant paraître que dans les revues juives, elle découvre le monde de ses coreligionnaires. Puis dès 1939 l’étau de la mort se resserre.
Elle doit se terrer à Berlin, dans sa propre ville natale. Pendant trois ans cette jeune fille choyée va connaître la peur, la nuit aux aguets. Cette mort qui rôde quotidiennement, elle apprend à la connaître, à la reconnaître. Comme une grande partie des juifs allemands, elle n’avait pas vu survenir, depuis 1933, la montée des périls. Prise dans la certitude de son assimilation réussie, elle ne se considérait sans doute pas comme une représentante de ce peuple dont elle ignorait la culture. Les humiliations quotidiennes, les douleurs, la souffrance, la haine aussi qui monte devant l’indifférence « des spectateurs », ses amis chrétiens, ses voisins, vont transformer son être et sa vie.
Elle ne doit sa vie qu’à l’amitié de Selma Lagerlöf et peut s’enfuir en Suède de justesse le 16 mai 1940 par avion, alors que les lourdes portes de fer de l’Allemagne se referment sur les juifs. Son exil durera toute sa vie, car elle demeurera toujours à Stockholm refusant de vivre en Allemagne.
« Je n’ai pas de pays, écrivait-elle, et, au fond, pas non plus de langue. Rien que cette ardeur du cœur qui veut franchir toutes les frontières ».
Dans ce chemin de l’exil dès 1940 avec sa mère, elle retrouve l’histoire de son peuple.
D’abord enfermée dans le silence, elle commence à reconquérir quelques paroles par l’étude de la Bible.
La Bible hébraïque traduite par Martin Buber en allemand, l’a totalement saisie. Alors elle s’imprègne des livres saints, Torah, Zohar, écrits des Hassidim (les sages). La langue de feu des prophètes et des patriarches l’a saisie et elle refait sa route vers le peuple d’Israël. Elle quitte alors les influences chrétiennes présentes dans ses premiers écrits.
Son écriture change totalement et elle donne une voix aux malheurs des juifs. Par solidarité, par redécouverte d’une culture enfouie, banalisée dans l’assimilation, elle devient celle qui crie vengeance et souvenir face à la haine et l’anéantissement. Exode et métamorphose, comme le dit le titre de ses poèmes parus chez Verdier. Métamorphosée, elle peut à nouveau écrire, la nuit exclusivement, et témoigner dès 1943.
Autant que l’histoire tragique d’un peuple, passe en filigrane l’ombre d’un homme, son fiancé, mort en camp de concentration, et dont jamais nous ne connaîtrons le nom.
Elle va vivre de traductions de poésie suédoise en allemand. Mais elle écrit fiévreusement de 1943 à 1945 ses premiers témoignages sur les mystères et les douleurs du peuple d’Israël. Elle est une autre, elle a une nouvelle langue poétique, elle a une voix en elle, une voix à suivre : parler pour les morts et les survivants. Parler pour son être cher. Parler pour son peuple. Ce n’est plus l’exil qui est dit, mais les drames de la Shoah. Et la nuit elle écrira.
« Éclipse d’étoile », son autre grand recueil est de 1949. Elle approfondit sa connaissance du judaïsme et des philosophes juifs.
Elle ne quittera plus la Suède où elle mourra le 12 mai 1970, grabataire, au bout d’elle-même. Sa poésie commence à se répandre dès 1950, ses drames religieux aussi. Son recueil « Dans les demeures de la mort » est rassemblé en 1946. C’est le véritable début de son œuvre et les bluettes de sa jeunesse sont reniées. Dès 1954 mais surtout à partir de 1957, elle se lie par correspondance avec son frère d’âme, Paul Celan : « Vous lisez mes choses, ainsi ai-je une terre ». Pourtant ils n’ont voulu se voir que deux fois en 1960, dans une auberge et sur un quai de gare.
La mort de sa mère en )1949, ses nombreux troubles dépressifs la conduisent à un nouvel exode intérieur dont elle ne peut sortir qu’en s’enfonçant encore plus profondément dans le mysticisme juif. Sa seule patrie reconnue sera celle-là.
Elle se considérera « lapidée par la nuit », et voudra chercher en convoquant toute la mémoire d’un peuple à comprendre le sens de la destinée, sur le devoir absolu de fidélité aux morts, sur le droit même de pouvoir parler en leur nom, rompant le silence de la mort comme on brise du pain à partager. » (Gil Pressnitzer)

Voici un exemple de la poésie de Nelly Sachs en version originale, et dans la traduction d’André Belleau.

Kommt einer von ferne

Kommt einer
von ferne
mit einer Sprache
die vielleicht die Laute
verschliesst
mit dem Wiehern der Stute
oder
dem Piepen
jungér Schwarzamseln
oder
auch wie eine knirschende Sage
die aile Nà’he zerschneidet —

Kommt einer
Von ferne
mit Bewegungen des Hundes
oder
vielleicht der Ratte
und es ist Winter
so kleide ihn warm
kann auch sein
er hat Feuer unter den Sohlen
(vielleicht ritt er
auf einem Meteor)
so schilt ihn nicht
falls dein Teppich durchlochert schreit —

Ein Fremder hat immer
seine Heimat im Arm
wie eine Waise
fur die er vielleicht nichts
als ein Grab sucht.

Si quelqu’un de loin arrive

Si quelqu’un
de loin arrive
Avec un langage
qui peut-être enclôt les sons
le hennissement de la jument
ou
la piaillerie
des merlots noirs
ou encore
comme une scie grinçante
charcutant les alentours

Si quelqu’un
de loin arrive
avec l’agitation du chien
ou
peut-être du rat
et que c’est l’hiver
habille-le chaudement
il se pourrait aussi
qu’il ait du feu sous ses semelles
(peut-être même chevauche-t-il un météore)
alors ne le gronde pas
si ton tapis troué se récrie

Un étranger porte toujours
sa patrie dans les bras
comme une orpheline
peut-être ne cherche-t-il pour elle
qu’une tombe.