11 janvier 1941
Disparition à New-York d’Emanuel Lasker, considéré par certains comme le plus grand champion de l’histoire des Echecs.
Emanuel Lasker, né le 24 décembre 1868 à Berlinchen, Prusse (Pologne) est un joueur d’échecs et un mathématicien allemand.
Emanuel Lasker a grandi dans une famille pauvre. Mais son père, même s’il n’occupait qu’un emploi subalterne à la synagogue locale, a toujours veillé à assurer une bonne éducation à ses deux fils, Berthold, l’aîné, et Emanuel.
Ainsi, Berthold eut-il la chance de partir très jeune à Berlin, afin d’y poursuivre ses études. Là, ne disposant pas de ressources suffisantes, il gagna sa vie en exerçant (en parallèle) une activité de « sparringpartner », louant ses services, dans un café, à ceux qui voulaient jouer aux cartes ou aux Échecs.
A son tour, Emanuel se passionna pour le noble jeu, après avoir appris les règles, avec Berthold, à l’âge de 11 ans. Le cadet des Lasker démontra très vite, lui aussi, une prédisposition exceptionnelle, aussi bien pour les Échecs, que pour les Mathématiques.
En mars 1888, alors âgé de 19 ans, il rejoignit son aîné, à Berlin. Suivant la voie tracée par ce frère « exemplaire », il s’inscrivit à la même université. En outre, au café, il se mit à assister, voire à remplacer son frère, afin d’y donner des leçons d’Échecs.
Mais son père refuse de voir son cadet suivre ce « mauvais exemple ». Il insista pour que Berthold place Emanuel dans une autre école, afin de l’éloigner du café. Par chance, le directeur de cette nouvelle école était un bon joueur d’Échecs. Il incita Emanuel à s’engager à fond dans le jeu et dans les études, reconnaissant surtout son talent immense pour les Mathématiques, puisque le jeune E. Lasker était capable de résoudre ses exercices en 2 heures, quand ses camarades avaient besoin de 5 heures Néanmoins, Emanuel continue à fréquenter le café, car l’argent manquait.
Mais la pratique paie, et il joue de mieux en mieux, gagnant la plupart de ses parties, malgré le handicap consenti d’un pion, d’un Cavalier, voire d’une Tour.
En 1889, après avoir assuré sa rentrée à la Faculté de Mathématiques, il commence à jouer en compétition, et se pare du titre de Maître, lors du tournoi de Breslau. Cette carrière de joueur à haut niveau l’attire irrésistiblement, d’autant qu’il est conscient de sa force, ayant déjà vaincu des Maîtres reconnus tels que K. von Bardeleben, J. Mieses, et surtout H. Bird, en 1890, à Londres.
Mais ses pôles d’intérêt sont multiples, et ce penseur omniscient veut tout faire! Il s’intéresse à la philosophie, aux cartes, à la théorie du jeu, comme à la dramaturgie. Dès lors, sa vie s’apparente à une partie simultanée.
Afin de progresser plus vite, E. Lasker séjourne en Angleterre, où il bat les meilleurs joueurs locaux. Il propose un match à S. Tarrasch, réputé pour être l’un des meilleurs joueurs du monde, mais ce dernier refuse, estimant que son challenger doit encore prouver sa force!
E. Lasker décide alors de s’embarquer pour les ÉtatsUnis, où il croise la route du 1er champion de Monde, W. Steinitz. Il voyage, il joue et gagne des tournois et des matchs. Il donne des simultanées. Et, surtout, il se prépare à affronter W. Steinitz, titre mondial en jeu, à New York.
Le match s’achève le 26 mai 1894, sur une victoire éclatante de E. Lasker (+10 =4 -5), qui est ainsi sacré 2ème champion du Monde officiel. Le nouveau n° 1 mondial est jeune (25 ans), son style est éblouissant.
Fort d’une volonté farouche et d’une prescience incomparable, il va conserver sa couronne durant 27 ans, ce qui représente un record absolu !
Après 8 défenses victorieuses, E. Lasker perdit finalement son titre, en 1921, à l’âge de 52 ans, vaincu par le génie cubain J.-R. Capablanca. Mais le champion déchu fit preuve d’une longévité exceptionnelle.
Il gagna encore certains des plus grands tournois, comme celui de New York, en 1924. E. Lasker éprouvait un respect profond pour W. Steinitz et sa science du jeu. Mais il va aller beaucoup plus loin.
Alors que W. Steinitz avait édicté les préceptes modernes du jeu positionnel, systématisant ses principes, E. Lasker va non seulement approfondir et dynamiser ce legs, mais anse enrichir la théorie de nouveaux aspects tactiques et psychologiques.
Il a été le premier à expliquer la vraie nature et l’importance de la combinaison. Il a également compris en premier l’importance des facteurs psychologiques, usant lui-même d’une méthode particulière, fondée sur la déstabilisation psychique de son adversaire.Ainsi, en concédant volontairement du matériel ou un avantage positionnel, voire en jouant des coups inhabituels et parfois illogiques, il entraînait ses rivaux à rentrer dans des positions chaotiques, les privant de tous repères analytiques.
Au registre du jeu positionnel, E. Lasker appliquait 3 préceptes basiques: 1. Jouer avec un plan, ce premier principe étant valable, selon lui, aussi bien aux Échecs que dans la vie. 2. Créer des faiblesses. 3. Éviter les faiblesses. Autrement, il a compris mieux que W. Steinitz la nature dynamique des structures de pions.
Il a parachevé la culture du dogme de la limitation de l’activité des pièces adverses, ainsi que l’idée de « blocus » (bien avant A. Nimzovitch !). Il était moins performant dans les ouvertures, bien que certains systèmes portent son nom. Aussi, il cherchait souvent à éviter les variantes forcées, compensant ses lacunes par une compréhension profonde du milieu de jeu et des finales. A ce titre, il n’a jamais vraiment appliqué le principe du « développement rapide », dans l’ouverture, qui faisait pourtant figure d’axiome depuis l’avènement de P. Morphy. En revanche, il a introduit le notion d’équilibre durable de la position.
En marge de sa carrière de joueur, E. Lasker a été un penseur brillant. Il se vit décerner les titres de Docteur en Mathématiques et en Philosophie, écrivant de nombreux livres sur la Philosophie et les Échecs, comme le célèbre « Le bon sens aux Échecs », édité en 1896, qui devint un best-seller.
Il étudia la théorie de jeu, analysée d’un point de vue mathématique et philosophique, dans son livre « Le Combat ». Il rédigea également un essai futuriste sur les relations humaines, intitulé « La Communauté de l’Avenir », en 1940, un an avant sa mort. Mais c’est surtout son maître ouvrage « La Philosophie de l’Infini », qui marqua certains des esprits les plus lumineux de son temps, comme le physicien Albert Einstein. Immanquablement, ces deux cerveaux hors de commun se lièrent d’amitié, au point que A. Einstein désigna E. Lasker comme étant l’un des hommes le plus intéressants qu’il ait rencontré, durant sa vie.
Tous deux avaient une sensibilité profonde au doute métaphysique, et A. Einstein était impressionné par la personnalité rare de E. Lasker, regrettant même que celui-ci n’ait pas dévolu sa vie entière à la Science. Le Physicien admirait l’indépendance d’esprit du Champion, allant même jusqu’à conclure que le jeu avait été, pour lui, un moyen confortable de gagner sa vie, plutôt qu’une passion. Mais A. Einstein ne connaissait pas le « monde magique » des 64 cases ! Aussi, il est possible de conclure qu’il s’était (pour une fois) légèrement trompé…
Dans les années qui suivirent la première guerre mondiale, le Romanisches Café était à Berlin ce que le café de la Régence était à Paris à l’époque de Diderot et de d’Alembert: un lieu de rencontres pour les personnalités du monde artistique et scientifique. On pouvait y croiser Bertolt Brecht, Erich Maria Remarque, Erich Kästner, Joseph Roth, Billy Wilder, Franz Werfel, Alfred Döblin, Else Lasker-Schüler (une cousine d’Emanuel) et des écrivains yiddish comme Dovid Bergelson qui écrivit sur l’atmosphère qui y régnait un article fort drôle. On ne s’étonne pas, avec ces fréquentations, qu’il ait été la cible d’une attaque nazie en 1927.
Si le rez-de-chaussée était réservé au café proprement dit, au premier étage on jouait aux échecs. On y voyait souvent jouer le grand Emanuel Lasker, mais aussi de grands bonhommes tels que les physiciens Max Planck (prix Nobel en 1918) et Albert Einstein (prix Nobel en 1925).
Un jour, Max Planck, faisait une partie amicale avec Emanuel Lasker. Aucune de ces parties, jusque-là , ne s’était soldée par la victoire du premier nommé, on s’en doute. Aucune et pourtant, ce jour là, la position sur l’échiquier était visiblement à l’avantage de Planck. Bizarre… Lasker semblait jouer sans venin. Allait-on s’acheminer vers une victoire de Planck ? Cela semblait de l’utopie. Mais pourquoi cette défaillance, dans cette partie, et non dans les autres où Lasker battait à plate couture n’importe quel amateur ? Fallait-il voir derrière cette soudaine décompression de l’ex-champion du monde (il avait perdu son titre au profit de Capablanca) une facétie fomentée par un spectateur, en l’occurrence Albert Einstein, qui était de connivence avec son ami Lasker?
Pendant la partie, Einstein, que l’on imagine plutôt déroulant ses équations devant un tableau noir, rampa sous la table et, délicatement relia à l’aide de lacets les bottes de Planck, sans que celui-ci ne sentît quoique ce soit. Son travail de taupe terminé, Einstein fit un clin d’oeil à Lasker qui, aussitôt, tendit la main à l’adversaire en signe d’abandon. N’en pouvant plus, Max Planck exulta et s’écria : » Je l’ai battu ! » Tout joyeux, il se leva mais, ficelé, il perdit l’équilibre et évita la chute de justesse, en se retenant à la table, devant l’assistance hilare.
Au printemps 1933, Adolf Hitler lança une campagne de discrimination et d’intimidation contre les Juifs, les privant de leurs biens et de leur citoyenneté. Lasker et sa femme Martha, dont les nazis avaient confisqué la ferme et le compte en banque durent quitter l’Allemagne la même année. En 1935, ils furent invités à s’installer en URSS par Nikolai Krylenko, procureur général impitoyable de la Républiquede Russie et partisan enthousiaste des échecs. En URSS, Lasker renonça à sa nationalité allemande et reçut la citoyenneté soviétique.
Il fit de Moscou sa résidence permanente, reçut un poste à l’Institut de mathématiques de Moscou et un poste d’entraîneur de l’équipe nationale de l’URSS. De retour à la compétition pour des raisons financières, il participa à plusieurs tournois. Sa performance à Moscou en 1935, à l’âge de 66 ans, fut saluée comme « un miracle biologique ».
La Grande purge stalinienne de 1937 commença peu après au moment où les Laskers sont arrivés en URSS. En août 1937, Martha et Emanuel Lasker décidèrent de quitter l’Union soviétique et, arrivèrent finalement à New-York en octobre 1937.
L’année suivante, le protecteur d’Emanuel Lasker, Krylenko, après en avoir envoyé tant d’autres au poteau, fut purgé lui-même. Il fut dénoncé dans une réunion du Soviet suprême de 1937 comme « se préoccupant trop des échecs ». Il passa ses dernières heures de liberté à se saouler et à jouer aux échecs. Arrêté le 1er février 1938, condamné le 29 juillet 1938 par le Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS pour « participation à une organisation terroriste contre-révolutionnaire », il fut exécuté le même jour à Kommounarka, près de Moscou.
Lasker essaya de gagner sa vie en donnant des conférences sur les échecs et le bridge, en faisant des matches-exhibition car il était maintenant trop vieux pour la compétition sérieuse.
En 1940, il publia son dernier livre, « La Communauté de l’avenir », dans lequel il propose des solutions à de graves problèmes politiques, y compris l’antisémitisme et le chômage.
En décembre 1940, il fut victime d’un malaise pendant un cours et mourut d’une infection rénale le 11 janvier 1941, à l’âge de 72 ans, à l’hôpital Mount Sinai de New York, où il avait été admis à titre caritatif.
