3 mars 1938
Décès au Cap (Afrique du Sud) de Sholem Schwartzbard. Son procès pour l’assassinat de Petlioura en 1926 à Paris fut transformé en procès des pogroms d’Ukraine par sa défense qui obtint un acquittement triomphal.
Sholem Schwartzbard (Samuil Isaakovich Shvartsburd, ou Shulem Shmil Shvartsburd.) nait le 18 aout 1886 à Izmail en Bessarabie (actuellement en Ukraine), de Isaak Schwartzbard et Haia Vainberg.
A la suite de l’interdiction faite aux juifs de vivre en zone frontalière, par décision du Tsar, la famille est contrainte de fuir et s’installe alors dans la ville de Balta où Sholem grandit.
En 1900, il devient apprenti horloger. Au cours de cette période, il rejoint un groupe communiste juif nommé « Funk », relié à l’Iskra, organe de presse du POSDR, dirigé par Lénine, Martov et Plekhanov.
Militant convaincu, Schwartzbard prend part à la révolution russe de 1905.
Il participe aussi à l’auto-défense des Juifs de Balta, ce qui lui vaudra trois mois de prison pour « provocation au pogrom ».
En 1906, il s’enfuit de Bessarabie vers l’ouest, il part pour Czernowitz, Lvov, et arrive finalement à Vienne.
En 1909, il prend part aux côtés d’anarchistes à une action d’expropriation d’une banque à Vienne. Arrêté, il est alors condamné aux travaux forcés pour attaque à main armée. Après quatre mois de détention, Schwartzbard s’enfuit et prend part à un nouveau braquage, cette fois-ci dans un restaurant de Budapest. Schwartzbard est arrêté et expulsé de l’Empire austro-hongrois.
Il s’installe à Paris en 1910, il n’est alors âgé que de 24 ans. Il travaille dans une horlogerie, il est affecté à l’atelier de réparation.
Inquiété par la police en raison de son activisme, il s’engage, comme son frère, dans la Légion étrangère le 24 août 1914, peu après le début de la Première Guerre mondiale. En mars 1916, lors d’une patrouille, il est gravement blessé par le souffle d’une grenade : ses poumons sont perforés et son bras gauche est hors d’usage. Il reçoit la Croix de guerre.
En août 1917, Schwartzbard est démobilisé et, le mois suivant, part avec sa femme en Russie. Sur le bateau français « le Melbourne », il est arrêté pour agitation communiste et livré aux autorités tsaristes d’Arkhangelsk. Il fuit et rejoint ensuite Pétrograd, où il s’engage comme garde Rouge, puis est affecté dans un bataillon spécial de la Tchéka envoyé en Ukraine.
En 1919, Schwartzbard est responsable d’une brigade spéciale de cavalerie juive avec 90 hommes dans le sud de l’Ukraine sous les ordres de Grigory Kotovski , commandant l’Armée Rouge.
Equipé d’un canon et de munitions fournies par l’armée rouge, le groupe « Rochelle » que Schwarzbard commande, se bat durant deux ans de Tiraspol à Kharkiv, contre les armées Austro-Hongroise, Allemandes, celles du nationaliste Petliura et des blancs de Denikin.
Durant la guerre en Ukraine, Schwartzbard perd 15 membres de sa famille dans des pogroms, tandis que son frère est expulsé de France « pour agitation et propagande communistes ».
En 1920, déçu par le comportement de ses camarades révolutionnaires, notamment en Ukraine, il retourne à Paris et ouvre un atelier de réparation d’horloges. Il continue évidemment ses activités politiques, apparaissant comme un membre actif du mouvement ouvrier juif de France. Plus tard, il rejoint un groupe d’anarchistes et fait la connaissance de militants qui avaient émigré de Russie et d’Ukraine, tels Voline, Alexander Berkman, Emma Goldman ou encore Nestor Makhno et son ami Piotr Archinov. Schwartzbard devient aussi membre de l’Union des citoyens ukrainiens. Il obtient la nationalité française en 1925.
Il apprend en 1926 que le dirigeant nationaliste bourgeois ukrainien Simon Petlioura vit à Paris, Schwarzbard savait les troupes nationalistes coupables de nombreux pogroms pendant la guerre civile. D’après son autobiographie, on sait que Schwarzbard tient Petlioura pour responsable des pogroms contre les Juifs et Tsiganes d’Ukraine, ayant fait environ 100 000 morts, dont les parents de Schwartzbard.
Certain de reconnaître Petlioura grâce à une photo parue dans l’Ecyclopédie Larousse, il s’approche le 25 mai 1926 d’un homme qui emprunte la rue Racine, à proximité du boulevard Saint-Michel.
Schwarzbard interpelle l’homme en Ukrainien : « Etes-vous Petlioura ? », Petlioura lève sa canne, prêt à frapper, mais Schwarzbard sort un revolver et tire. Cinq balles frappent Petlioura alors qu’il est debout, deux autres alors qu’il s’est effondré, au huitième coup, l’arme s’enraye. A l’arrivée de la police, Schwarzbard rapporte : « J’ai tué un fameux assassin. »
Sholem Schwartzbard est défendu par l’avocat Henry Torrès, avocat de renom, (petit-fils de Isaiah Levaillant, fondateur de la « Ligue pour la Défense des Droits civils et Humains » durant l’affaire Dreyfus).
A l’issue de son procès, qui commence le 18 octobre 1927, Sholem Schwartzbard est déclaré non coupable par le jury populaire, bien qu’il ait clairement revendiqué l’assassinat de Petlioura.
Libéré de la prison de « La Santé » le 26 octobre 1927, Schwartzbard s’est par la suite consacré à la lutte contre l’antisémitisme et a contribué à la formation de la Ligue Internationale Contre l’Antisémitisme, en compagnie notamment de Caroline Remy.
Après s’être vu refuser l’entrée en Palestine, alors administrée par les autorités britanniques, il se rend en Afrique du Sud en 1937, afin de rassembler des fonds pour la création d’une Encyclopédie en langue Yiddish. Il décède d’une crise cardiaque le 3 mars 1938, au Cap. Sa dépouille sera transférée en Israël pour y être ensevelie depuis 1967, à Moshav Avihayil.
Sholem Schwartzbard consacra également une partie de sa vie à la poésie yiddish: « Troymen un virklikhkayt » (Rêves et réalités), 1920 ; « In Krig – Mit zikh aleyn » (A la guerre – avec soi-même), 1933 ; et à son autobiographie, « In’m loyf fun yorn » (Au fil des ans, 1934) ; toutes ses œuvres sont rédigées en yiddish, souvent sous le pseudonyme de Bal-haKhaloymes.
Quel regard les Juifs français et les Juifs immigrés – plus particulièrement ceux de l’ancien Empire russe –, portent-ils les uns sur les autres à l’occasion de l’affaire Schwartsbard? Le chercheur Boris Czerny en a tenté une analyse à travers l’examen de la presse juive parisienne au cours de ces années (Archives Juives Vol.34).
« Au début des années 1920, les frontières américaines fermées, la France devient la principale destination de l’émigration juive fuyant les confins polono-ukraino-russes, régions en proie à la guerre civile et aux rivalités nationales. L’afflux massif d’immigrés, qui en viennent à constituer près de 60 % de l’ensemble de la population juive de Paris provoque une vive inquiétude chez les Juifs français. Toujours zélés, les représentants du consistoire de Paris exhortent les autorités en 1926 à prendre des mesures pour limiter la présence des Juifs immigrés qualifiée d’ »invasion et de mal menaçant », tout en demandant à l’ensemble de la communauté juive française de se mobiliser pour affronter ce problème, jugé d’une extrême gravité.
Un an avant que Schwartzbard, qui utilisait plus volontiers le russe et le yiddish que le français, ne tire sur Petlioura, Jules Meyer, grande figure du système institutionnel établi, réprouvait, dans L’Univers israélite, la présence jugée provocante d’affiches et d’enseignes en yiddish dans les rues de Paris. Pourtant, en dépit de l’hostilité et de l’incompréhension mutuelles, la mobilisation en faveur de Schwartzbard est franche et massive aussi bien chez les israélites français que chez les Juifs immigrés.
Dès le mois de mai 1926, « L’Univers israélite » et le « Parizer Haynt » font état de l’émotion soulevée par l’assassinat de Petlioura dans le monde juif et de la décision quasi unanime d’apporter toute l’aide nécessaire à Schwartzbard, que le journal français refuse cependant de considérer comme un héros.
(…)
La liste des personnalités appelées par Torrès à témoigner en faveur de Schwartzbard illustre de façon remarquable le caractère général de la mobilisation : la comtesse de Noailles, les professeurs Langevin et Einstein, Moïse Goldstein, ancien avocat du bureau de Petrograd et défenseur de Léon Tolstoï, Elias Tcherikower, journaliste et historien, auteur d’un ouvrage fondamental sur les pogromes durant la guerre civile en Russie, le leader sioniste Léo Motzkine, Bernard Lecache qui à l’occasion de l’affaire Schwartzbard fonde la Ligue internationale contre les pogromes, future LICA (1928), etc.
Elle ne se concrétise pas pour autant par une « union sacrée » entre les différentes judaïcités présentes sur le sol français, et ceci en dépit des demandes réitérées des Juifs immigrés.
Durant deux ans le Parizer Haynt, en particulier par la voix de son directeur et principal éditorialiste, Yaakov Yatzkan, exprime le souhait qu’il soit mis fin aux querelles. Mais ces demandes contiennent toujours une note polémique qui contrarie en fait la réalisation de l’union prétendument tant désirée.
À la veille du procès, Shalom-Ash réitère dans les colonnes du journal le vœu d’une réelle solidarité juive pour lutter plus efficacement contre les pogromes et l’antisémitisme.
Ces appels restent lettre morte et aucune action concertée ne réunit Juifs immigrés et Juifs français, ceux-ci préférant manifestement se prévaloir du soutien de nombreuses personnalités françaises dont « L’Univers » reproduit abondamment les témoignages réunis sous l’égide de la Ligue des droits de l’Homme.
Sans doute pour se rassurer quant à leur intégration à la société nationale, les représentants du judaïsme français multiplient les tableaux d’une France philosémite acquise à la cause de Schwartzbard.
En fait, si la mobilisation est importante, elle est loin d’être homogène. Les publications juives françaises manifestent souvent une profonde indifférence.
(…)
L’intérêt manifesté à l’affaire par ces trois journaux, [L’univers, les Archives israélites, le Parizer Haynt], dissimule mal de sérieuses différences d’interprétation et d’analyse. Si « L’Univers » ignore la population immigrée, le « Parizer Haynt » profite des circonstances pour rappeler la collectivité juive française à des responsabilités d’autant plus importantes qu’une fois de plus Paris se trouve selon lui au centre du monde juif. Yatzkan forme le vœu que, contrairement à ce qui s’est passé lors de l’affaire Dreyfus, les Juifs français prennent une position rapide et ferme, propos sur lesquels Shalom-Ash renchérit en fustigeant l’attitude passive des représentants de la communauté juive française.
Pour les Juifs immigrés le silence opposé par les Juifs français aux propositions de collaboration en faveur du « petit Juif de Balta » trahit un mal plus grand, l’assimilation des israélites à la société française. Le 24 octobre 1927, le « Parizer Haynt » note avec regret que, si les Juifs victimes des pogromes et le judaïsme du monde entier sont fortement représentés au procès, les Juifs français, par contre, brillent par leur absence.
Mais qui s’intéresse vraiment à l’affaire Schwartzbard ? La question mérite d’être posée tant l’énergie des représentants des deux collectivités semblent accaparée par des règlements de compte stériles.
Dans « L’Univers israélite », les Juifs français, se posant en représentants de la civilisation française, mettent maintes fois l’accent sur les manières grossières et l’infériorité culturelle des Juifs immigrés. À leurs yeux, en donnant un retentissement trop important au meurtre de Petlioura, la presse yiddish manque singulièrement de tact et de savoir vivre.
La décision de Me Torrès de renoncer aux témoignages de nombreuses victimes de pogromes venues spécialement à Paris suscite chez les Juifs immigrés un vif dépit, sentiment que « L’Univers » range dans les manifestations résiduelles de la culture du ghetto.
Ces attentes et ces aspirations contradictoires se cristallisent dans l’image que chacun des camps en présence donne de la personnalité de Schwartzbard.
La presse juive française interprète très rapidement le geste de Schwartzbard comme un règlement de compte personnel entre lui et Petlioura. La personnalisation des mobiles permet d’isoler le meurtrier de sa collectivité d’origine ou, plus exactement, d’en faire un représentant idéal.
Dans les textes rédigés peu après le meurtre, on perçoit un profond soulagement chez les représentants du judaïsme français : Schwartzbard s’avère être un honnête commerçant, amoureux de la poésie grecque et de la littérature, arrivé en France en 1906, c’est-à-dire à la fin de l’affaire Dreyfus et au début d’une époque de « symbiose » entre la communauté juive dans son ensemble et la France.
Samuel (plus tard nommé Shalom) Schwartzbard a le grand mérite d’avoir démontré son attachement à sa nouvelle patrie en s’engageant dans l’armée française dès la publication des premiers avis de mobilisation. À partir de mai 1926, toute référence à Schwartzbard est immanquablement accompagnée du rappel des faits d’armes du soldat du 363e régiment d’infanterie, décoré de la Croix de guerre pour sa vaillance. Quant à son passé anarchiste, on préfère éluder la question, tant chez les Juifs immigrés que français.
Passé le premier moment de doute et de stupeur, Schwartzbard devient un modèle d’assimilation et toute référence à sa culture et à sa collectivité d’origine est jugée superflue.
À travers lui, les organes représentatifs du judaïsme français manifestent clairement leur volonté de prendre sous leur coupe certains Juifs immigrés. Cette démarche est particulièrement perceptible dans les comptes rendus de l’assemblée générale du Consistoire en 1926-1927, ainsi que dans les nombreux articles périphériques à l’affaire figurant dans « L’Univers », qui, dans une certaine mesure, contredisent les propos lénitifs tenus sur le meurtre de Petlioura. L’opposition manichéenne entre « bons » et « mauvais » Juifs immigrés domine un article de Jacques Biélinky sur le quartier de Belleville. Celui-ci avait été le théâtre en 1925 et 1926 de manifestations antisémites suscitées, selon le journaliste, par la présence de jeunes Juifs arrivés après 1917 qui passaient leur temps à discuter en yiddish de politique dans les bars et dans la rue. Les Juifs installés depuis longtemps dans le quartier vivaient, toujours selon Biélinky, en très bonne intelligence avec les catholiques.
L’appropriation sociale et culturelle de la personne de Schwartzbard s’inscrit dans un vaste mouvement de rapprochement entre les Juifs français et ceux des Juifs immigrés qu’ils jugent les plus susceptibles de se soumettre à l’autorité morale et financière des autorités juives françaises. Afin d’amener les Juifs immigrés en voie d’intégration à faire la distinction nécessaire entre le religieux et le national, il est décidé en 1926 d’établir dans les quartiers immigrés de Paris et de sa banlieue de petites communautés autonomes, mais placées sous le contrôle du Consistoire.
À la volonté manifeste de « L’Univers » de limiter l’affaire Schwartzbard à l’évocation de son passé glorieux durant la guerre et aux violences de Petlioura en Ukraine, s’opposent, outre le « Parizer Haynt », les « Archives israélites » qui, sous la plume de son éditorialiste Hippolyte Prague, milite pour que la défense de Schwartzbard soit l’occasion pour les Juifs français de prendre acte de l’existence d’une communauté juive polymorphe, diverse du point de vue religieux et culturel.
L’attitude conciliatrice et solidaire de Prague est d’autant plus remarquable qu’elle est isolée. En effet le « Parizer Haynt » n’avait guère l’intention de laisser « L’Univers israélite » banaliser le meurtre de Petlioura. Si, au lendemain de ce meurtre, il estime que le geste de Schwartzbard n’a rien de juif et le qualifie de vendetta indigne, le journal yiddish s’approprie très rapidement à son tour le meurtrier pour en faire le représentant emblématique d’un peuple qui a enfin décidé de devenir acteur de son propre destin.
Schwartzbard incarne la cause des martyrs des pogromes ; son acte héroïque incite à interroger ses motivations profondes et, par conséquent, les responsabilités des États pendant le conflit de 1914-1918 et la guerre civile en Russie, à une époque où, en France, on pensait surtout à tourner la page de ces épisodes tragiques.
Dans le droit fil d’une communauté juive française soucieuse de son image, « L’Univers israélite » et « Paix et Droit » soulignent que mieux vaut ne pas attribuer une portée nationale au meurtre de Petlioura si les Juifs français ne veulent pas paraître complices aux yeux de l’opinion publique française.
Les commentateurs s’évertuent donc à démontrer qu’ils comprennent les motivations du meurtrier tout en réprouvant son acte. Aporie qui ne peut trouver une solution partielle qu’à travers l’intégration de cet acte dans l’histoire générale de la Première Guerre mondiale. Par une conséquence logique cependant, le geste de Schwartzbard s’en trouve par là même « déjudaïsé ».
« L’Univers », « Paix et Droit » et les « Archives » rappellent de façon systématique l’intervention française à Odessa en novembre 1918 et les affrontements entre l’armée française et les alliés des Allemands, ces troupes de Petlioura qui « avaient fait verser le sang français sur le sol ukrainien ».
Autrement dit, en tirant sur leur chef, Schwartzbard a continué à défendre les valeurs universelles de la démocratie et de la liberté. Cette version est soit disant développée par Schwartzbard lui-même dans une lettre publiée dans « L’Univers israélite », dont le très antisémite patron du Figaro, François Coty, n’a aucun mal à démontrer le caractère apocryphe. En réalité, le texte est l’œuvre du rabbin Maurice Liber qui signe ses articles dans « L’Univers israélite » sous le pseudonyme de Judaeus.
Les circonstances offrent ainsi l’opportunité aux Juifs français et immigrés de modeler une image du « Juif russe » adaptée aux attentes de la société française laquelle, ainsi que le rappelle Eugen Weber, avait une méconnaissance totale du monde juif.
La communauté juive dans son ensemble concentre alors sur elle l’essentiel des attaques d’un chauvinisme exacerbé. En 1920 par exemple, l’afflux de Juifs fuyant la Pologne, la Roumanie, l’Ukraine et la Russie coïncide avec une épidémie de choléra qui fait une quinzaine de morts dans les quartiers déshérités de Paris.
Socialistes ou royalistes, les parlementaires s’accordent pour accuser les réfugiés juifs d’avoir fait de la capitale un véritable nid de microbes, tandis que l’Humanité, communiste, et L’Œuvre, radicale, font chorus.
(…)
Les articles publiés dans les « Archives », « Paix et Droit », « L’Univers » sur les pogromes perpétrés en Ukraine entre 1918 et 1920 s’inscrivent dans une approche didactique destinée à susciter un élan de sympathie ou, plus modestement, de compréhension dans l’opinion française.
Cette campagne s’attache aussi à dénoncer l’inadaptation en France des immigrés polonais, des réfugiés russes et ukrainiens non-juifs, désignés comme de « mauvais étrangers ». « L’Univers » stigmatise leur violence raciste et leurs prétentions sécessionnistes dans le Nord de la France où se sont constituées, selon l’hebdomadaire, de véritables cités polonaises davantage liées à l’État polonais qu’à la France. La formation d’un État dans l’État est donc le fait des Polonais, des Russes, et non des Juifs, contrairement aux affirmations de la vulgate antisémite.
Dénoncer l’antisémite polonais et ukrainien dispense apparemment les organes de la presse israélite de rappeler à quelle judaïcité appartient Schwartzbard. Les craintes maintes fois formulées par le Parizer Haynt au cours du procès de voir l’affaire vidée de son sens y sont exprimées par Bernard Lecache qui souhaite, lui, un rapprochement entre les deux communautés juives et l’opinion publique française.
Non seulement ces attentes et espoirs sont déçus, mais l’hostilité entre Juifs immigrés et Juifs français redouble quand « L’Intransigeant » signale qu’une prière pour les victimes des pogromes d’Ukraine a été dite lors de la cérémonie commémorative annuelle en l’honneur des morts célébrée dans les oratoires et les synagogues du monde entier. Selon le quotidien, le texte de la prière explique certaines haines envers les Juifs. Or la prière en question, le Yizkor, est celle du dernier jour de la fête juive de Soukhot qui coïncide avec la fin du procès.
Le 14 octobre 1927, en bas de page et en très gros caractères, le « Parizer Haynt » annonce la tenue d’un office à la synagogue de la rue Pavée (indépendante du Consistoire) ; il espère que l’invitation faite aux autorités consistoriales de se joindre à la prière du souvenir ne restera pas sans réponse. Le 19, le journal enfonce le clou de la discorde en soulignant que les Juifs français ont malheureusement maintenu leur silence hautain.
Pour sa part, « L’Univers » rappelle à ses lecteurs que la prière de commémoration n’est plus dite en France depuis le Moyen Âge et qu’en aucun cas elle ne doit contenir une condamnation des bourreaux du peuple juif.
Furieux envers « L’Intransigeant » et le « Parizer Haynt » dont les lecteurs relèveraient, selon lui, de la sous-culture d’un Moyen Âge barbare, « L’Univers israélite » fait porter la responsabilité du scandale aux Juifs originaires du ghetto.
Pour autant les Juifs immigrés n’ont nullement l’intention d’adopter un profil bas. Le « Parizer Haynt » souligne à maintes reprises le sens historique du geste du « petit Juif de Balta ». Le meurtre de Petlioura s’inscrit, selon le quotidien yiddish, dans la lignée des affaires Dreyfus et Beilis.
Il s’agit, ainsi que le précise V. Grossman dans la seconde édition du 21 octobre 1927, d’un procès d’ordre national : pour bien souligner l’existence d’une histoire propre au peuple juif, le journaliste établit de façon assez confuse des filiations entre Beilis, objet en 1911-1913 d’accusations « moyenâgeuses » de crime rituel à Kiev, et Schwartzbard qui a dû faire justice lui-même parce que, explique-t-il, les Juifs ne sont pas reconnus en tant que minorité nationale et ne jouissent pas des droits attaché à ce statut.
Pour Simon Doubnov, historien et théoricien de l’autonomisme juif, le geste de Schwartzbard est exemplaire, car, pour la première fois, un Juif va se présenter devant un tribunal non en accusé, mais en accusateur.
En fait les aspirations des Juifs immigrés sont plus modestes. Comme l’explique de façon très digne Bernard Lecache, leur seul souhait est que les israélites français leur laissent le temps de s’intégrer à la communauté française sans avoir l’impression d’être dépouillés de leur culture originelle.
La culture juive et l’universalisme de la pensée démocratique française sont compatibles. Il suffirait d’un peu de tolérance et de patience pour que ces deux puissants courants se rencontrent et s’unissent. Tel est, entre autres, le sens du résumé du livre de Baal Machhoves, « Les Filles du kadish », cité en exergue d’un article du « Parizer Haynt » sur le meurtre de Petlioura. Le roman, qui raconte comment des filles décident de prononcer la prière des morts à la place de leurs pères et frères tués lors d’un pogrome, mériterait, affirme le « Parizer Haynt », d’être érigé sur les Champs Elysées à l’instar d’un monument, afin que chacun ait à l’esprit la tragédie du peuple juif. Mais, poursuit-il, la collectivité juive française, insensible aux appels des Juifs immigrés, ne sait comment répondre aux attaques antisémites qui la visent tout autant que ses coreligionnaires.
Contredisant l’image véhiculée par la presse juive dans son ensemble d’une France acquise à la cause de Schwartzbard, « L’Intransigeant » et « L’Action française » se montrent hostiles à la communauté juive au cours du procès. De même « Le Figaro » où paraissent des articles rédigés en sous-main par Urbain Gohier et signés par François Coty, milliardaire mégalomane, admirateur du fascisme italien. Reprenant des idées largement répandues et propagées en particulier par les milieux monarchistes russes de l’émigration et des Ukrainiens nostalgiques de Petlioura, Coty dénonce la mobilisation réalisée autour de Schwartzbard qu’il interprète comme la preuve de l’existence d’un immense complot judéo-bolchevique. Allégations reprises par Gohier qui, en 1920, avait noué des relations étroites avec les milieux antisémites russes lors de la publication de la première version française des « Protocoles des Sages de Sion ». Pourtant les hebdomadaires israélites minorent la portée de cette collusion, estimant que l’antisémitisme, simple article d’importation, relève d’une erreur de jugement de la part de quelques égarés qui n’ont toujours pas tourné la page de l’affaire Dreyfus.
Cependant la liste des publications mises à l’index par « Paix et Droit » (L’Intransigeant, Le Figaro, L’Écho de Paris, La Revue des deux mondes) prouve que les propos judéophobes ne sont pas le seul fait de quelques « égarés » et que l’antisémitisme, en 1927, gagne bel et bien du terrain dans la moyenne et petite bourgeoisie ainsi que dans le prolétariat.
Les organes de la presse juive française se bornent à manifester un étonnement bien inoffensif. En inscrivant le meurtre de Petlioura dans la logique de la Grande Guerre et de l’histoire de France, les Juifs français se privent de la possibilité d’apporter une réponse politique aux attaques antisémites. Les déclarations patriotiques des Juifs français, dénonçant à longueur de pages le refus des Juifs immigrés de s’intégrer à la société, légitiment l’existence d’une catégorie de sous-citoyens à laquelle, pour la grande majorité de la population française, appartiennent indistinctement Juifs français et immigrés. Il est particulièrement acrobatique d’affirmer à la fois que les Juifs sont d’authentiques Français et des éléments inassimilables.
Le refus des Juifs français de reconnaître l’existence d’un antisémitisme ressort de la façon dont leur presse présente les pogromes d’Ukraine entre 1918 et 1920. Cette question est au centre du procès et détermine certainement le choix des jurés en faveur de l’acquittement.
Les descriptions des tortures physiques et morales subies par les Juifs en Ukraine suscitent un élan spontané de compassion qui ne s’était pas exprimé à l’époque des faits. En effet, si avant 1926 les événements en Ukraine n’ont donné lieu à aucune étude importante, les coups de feu du boulevard Saint-Michel inspirent, dans les semaines qui suivent le meurtre de Petlioura, un nombre important de livres sur les exactions antisémites de Kiev. Parmi les ouvrages publiés à cette époque, « Quand Israël meurt de Bernard Lecache », « La Voix de Jérusalem » d’Israël Zangwill et surtout « l’Histoire des pogromes en Ukraine, 1917-1920 », rédigée sous la direction de Tcherikower, ont un grand retentissement.
La presse israélite multiplie les informations sur la position des différentes forces militaires en présence en Ukraine durant la guerre civile, mais occulte la situation particulière de la population juive. Le plus souvent, elle commence par excuser le silence des Juifs d’Europe et de France lors des pogromes perpétrés dans l’ancien Empire russe en rappelant la situation après la guerre où, pour reprendre les termes d’un journaliste de « L’Univers » « le monde civilisé avait d’autres chats à fouetter ».
Cette explication s’accompagne d’une mise en accusation des organisations juives, socialistes et sionistes qui « avaient détourné l’attention des pogromes par leurs revendications nationales absurdes ».
Prague fut l’unique journaliste à fustiger alors l’impassibilité hautaine des Juifs français face aux événements de l’ancien Empire russe. À la même époque les Juifs américains avaient essayé de sensibiliser l’opinion publique sur la gravité des pogromes à Proskourov, Berditchev et Kiev, et leurs appels avaient été relayés par les nombreux bulletins édités par le Comité des délégations juives auprès de la Conférence de la Paix auxquels, comme tout un chacun, les Juifs français avaient accès.
Mais les relations extrêmement tendues entre les représentants du judaïsme français, qui défendaient l’option de l’émancipation civique pour les Juifs de l’ancien Empire austro-hongrois, et le Comité des délégations, qui demandait l’octroi du statut de minorité nationale pour les différentes communautés juives de Pologne, de Roumanie et de Hongrie, avaient fait passer au second plan la question des pogromes.
Impossible cependant en 1926-1927 de se retrancher derrière l’ignorance des faits ou de se draper dans une indifférence supérieure, et la presse juive traite abondamment de la question des pogromes en Ukraine avec un souci constant d’objectivité et de neutralité.
Les organes juifs français ouvrent largement leurs colonnes à des Russes émigrés, comme Irina Kachovskaïa, auteur des « Souvenirs d’une révolutionnaire » (1926), Vladimir Tiomkine, ancien président de la première assemblée nationale des Juifs ukrainiens, Elias Tcherikower, Israël Zangwill, W. Latzki-Bertholdi, ancien ministre pour les affaires juives dans le gouvernement de Petlioura, ainsi qu’à bien d’autres personnalités.
Mais à aucun moment la parole n’est donnée aux premiers témoins des exactions commises par les armées ukrainiennes, les habitants du quartier juif où résidait Schwartzbard. L’essentiel des analyses ne porte pas sur la population juive d’Ukraine dont le nombre, le mode de vie ou la culture restent totalement dans l’ombre, mais sur les funestes exploits des « Atamans » placés sous les ordres de Petlioura.
Tels que décrits dans la presse juive française, les pogromes deviennent une sorte d’entité anthropomorphique, dotée d’une vitalité autonome et sans rapport avec la réalité objective.
Chaque page du « Parizer Haynt », au contraire, exprime une complicité chaleureuse avec le peuple juif. Les journalistes rendent abondamment compte des craintes et des attentes de la judaïcité immigrée.
Les affects et le lyrisme propres aux analyses de Shalom-Ash indiquent la grandeur spirituelle d’une culture authentiquement populaire qu’illustre magnifiquement un reportage sur une scène de rue dans le quartier juif.
Autour d’une lectrice qui d’habitude récite les prières à la synagogue se sont rassemblées des jeunes femmes originaires d’Odessa, de Lodz et de Varsovie. Sa lecture des articles consacrés à Schwartzbard, faite avec ferveur et amour, est ponctuée d’exclamations. À l’heure du repas les femmes rapporteront à leurs maris ce qui s’est passé au tribunal.
(…)
