Ephéméride |Samuel Pisar [18 Mars]

18 mars 1929

Naissance à Bialystok de Samuel Pisar, un des plus jeunes survivants du Khurbn (Shoah).

La vie de Samuel Pisar est un parcours extraordinaire et improbable.
Né dans une famille aisée de Pologne, il parle l’anglais, le polonais, le yiddish, le russe et le français à la maison. Paris l’amuse, l’anagramme de son nom est un jeu à la maison, une partie de sa famille est à Paris et a fait des études à la Sorbonne. En 1939, alors que la partie de la Pologne où il habite est occupée par l’URSS, il va à l’école russe.
En 1941, lors de l’occupation par les allemands, David Pisar, son père est arrêté et exécuté, tandis que sa mère et sa petite sœur Frida sont dirigées vers Treblinka. Lui-même est déporté au camp d’extermination de Majdanek, à Auschwitz puis à Dachau. Il évoque cette période comme un enfer : « J’étais si jeune dans l’enfer que je n’avais pas grand chose à transformer. Ma colonne vertébrale intellectuelle et psychique était si souple qu’elle ne s’est pas brisée. »
Il en émerge à 16 ans, endurci et sauvage.

Il passe un an et demi avec des survivants plus âgés, vit de hooliganisme et de marché noir dans la zone d’occupation américaine en l’Allemagne, menant grand train par revanche, chevauchant une moto BMW « libérée », vendant des Lucky Strikes, et du marc de café volé dans les cuisines des troupes américaines, rebrûlé et réempaqueté pour les Allemands.

Il est retrouvé par une tante et accueilli en France. Il s’installe ensuite en Australie chez deux oncles où il commence à étudier, puis aux États-Unis et à nouveau en France. Il obtient deux doctorats des universités Harvard et de la Sorbonne, un diplôme d’avocat de l’université de Melbourne, ainsi que de hautes distinctions académiques dans d’autres universités.

En 1961, il devient citoyen américain par vote du Congrès des États-Unis, pour avoir joué un rôle important dans l’équipe du président John F. Kennedy : conseiller en économie étrangère, auprès du Département d’État des États-Unis et autres comités du Sénat et de la Chambre des représentants. Il s’implique dans des institutions publiques telles que la Brookings Institution de Washington.

Il se spécialise comme avocat international dans les relations Est-Ouest, devient un confident des présidents Giscard d’Estaing et Mitterand. En 1970, il publie « Les Armes de la Paix », livre dans lequel il soutient la thèse que l’intensification des relations économiques entre l’Union soviétique et l’Occident diminue les risques de conflit. Raymond Aron qualifie alors cette théorie de « radicalement fausse » dans son livre Le Spectateur Engagé.

Parallèlement, il mène une carrière d’avocat auprès de dirigeants d’entreprises et de stars de cinéma comme Rita Hayworth et Elizabeth Taylor.

Pressé de confronter ses démons soigneusement cachés, par sa seconde épouse, Judith, et ses enfants, il publie ses mémoires en 1979, « De sang et d’espoir », une saga de l’indicible, de la survie et de l’auto-guérison. « Avec tous ses tabous, je ne pouvais plus me déplacer que comme une ombre », dit-il.

Dans une série d’interviews aau New York Times en 2009, il décrit comment il a survécu aux camps de la mort en devenant impitoyable et cruel, en trouvant des protecteurs plus âgés et des moyens d’apparaître privilégié dans une hiérarchie du désespoir, comme persuader un prisonnier de lui refaire une casquette de sorte que les rayures du haut rencontrent parfaitement les rayures latérales. Il est condamné à mourir au moins deux fois, mais réussit à retourner parmi le reste des détenus, une fois en persuadant un gardien qu’il n’était là que pour laver le plancher.

« J’ai dû acquérir de mauvaises habitudes, apprendre mentir et à porter des jugements instantanés sur les gens, ce qu’ils disaient, ce qu’ils pensaient vraiment, et pas seulement les gardes et les tortionnaires, mais aussi mes codétenus. J’étais un gamin mignon, et il y avait beaucoup de psychotiques autour. »

À la fin de la guerre, il s’échappe lors d’une marche de la mort.

Mais pour retrouver le monde, « j’ai dû effacer les 17 premières années de ma vie », a-t-il déclaré. « J’ai coupé avec le passé et me suis tourné vers l’avenir avec un esprit de vengeance ».

Des années plus tard, pressé par Leonard Bernstein, un ami de sa femme, Samuel Pisar, tel Job, présente son argumentaire à Dieu. Bernstein, insatisfait des paroles de sa Symphonie n ° 3 «Kaddish» composée en 1963 et dédiée au président assassiné Kennedy, demande à Samuel Pisar d’en écrire de nouvelles. Celui-ci refuse, considérant que ses talents ne sont pas à la hauteur de la musique.

Mais après la mort de Bernstein, en 1990, et à la suite des attentats terroristes du 11 septembre, il accepte finalement la tâche et écrit une version du Kaddish, la prière juive pour les morts, présentée pour la première fois en 2003 par l’Orchestre symphonique de Chicago.

Samuel Pisar l’intitule « Un dialogue avec Dieu », et ne cesse d’affiner le texte.

Avec la même « voix viscérale que j’ai autrefois élevée contre Toi comme un gamin squelettique » au seuil de la chambre à gaz, il demande à Dieu: « Pourquoi nous abandonnes-Tu? Comment peux-Tu permettre un tel carnage? Est-ce Tu en a même quelque chose à faire? »

Il décrit les Juifs se dirigeant vers les chambres à gaz « avec Ton nom sur leurs lèvres », et dit que cela imposait aussi des obligations à Dieu.

« Le numéro d’Auschwitz gravé sur mon bras me le rappelle tous les jours », adit-il. « Et aujourd’hui, Père, je te le rappelle! »

Il n’est plus furieux contre Dieu, déclare-t-il, mais « Je suis en colère. Et il n’est peut même pas là. Mais je l’aime aussi. Parce que nous l’aimons depuis des milliers d’années. »

L’exécution de son Kaddish à Yad Vashem, en Israël, en 2009, devant un public bouleversé fut un moment culminant. Le concert était un mémorial pour les victimes du ghetto de Varsovie, et c’était aussi, selon sa fille, Mme Pisar-Haas, une sorte de retour aux sources. « Il y avait tellement plus de résonance là-bas qu’ailleurs ». « C’était comme s’il disait Kaddish pour tous les six millions. »

M. Pisar interpréta aussi son Kaddish à Varsovie et resta engagé dans des institutions dédiées à la préservation de la mémoire de la Shoah.

Malgré sa réussite, aimait à dire Samuel Pisar, un enfant sauvage le hantait toujours, se moquant de tous ses costumes sur mesure, de ses beaux meubles et de sa renommée mondaine.

« Le petit gars aux yeux enfoncés dans les orbites et à la tête rasée m’aide beaucoup. Il est très sévère avec moi; il désapprouve tant de choses; c’est une sorte de conscience. »

Samuel Pisar s’est éteint le 27 juillet 2015 à New-York.

Toute sa vie, il est resté fidèle au yiddish et l’a soutenu.

Si vous comprenez le yiddish, écoutez sa passionnante interview par Max Kohn pour SBS radio, réalisée le 24 août 2008.