21 mars 1349
Les 3000 Juifs d’Erfurt sont massacrés en une seule journée. Un des épisodes les plus sanglants de la vague de pogroms qui submergea les Juifs d’Europe au cours de l’épidémie de la Grande Peste Noire.
La peste bubonique, dont l’arrivée en Europe avait été précédée d’un tremblement de terre et d’autres phénomènes effrayants de la nature, vint des frontières de la Chine jusqu’au cœur de l’Europe, où elle sévit avec une violence inouïe pendant plus de quatre ans (1348-1352) et enleva le quart des habitants (environ vingt-cinq millions) [NdR: Plutôt un quart selon les estimations actuelles, et jusqu’à la moitié en Allemagne].
Affolés par la terreur, les chrétiens se ruèrent sur les Juifs, les torturant, les massacrant, les brûlant, comme s’ils voulaient les exterminer jusqu’au dernier. C’étaient là les conséquences de l’enseignement de l’Église. Ni les musulmans, ni les Mongols, qui pourtant périrent en grand nombre victimes de la peste noire, ne songèrent à en rendre responsables les Juifs.
Seuls les chrétiens leur attribuèrent cette épidémie. C’est que l’Église avait accusé si souvent les Juifs d’assassiner las chrétiens, et surtout d’égorger les enfants, qu’à la fin ses adeptes en étaient absolument convaincus. Aussi, dès que, par suite des circonstances, toute discipline et toute obéissance eurent disparu et que les chrétiens affalés ne se laissèrent plus arrêter ni par la crainte de la répression ni par le respect pour leurs chefs, on put voir dans toute leur horreur les résultats des prédications de l’Église contre les Juifs.
La peste noire n’épargna cependant pas complètement les Juifs. Mais, comme ils moururent en moins grand nombre, soit à cause de leur régime sobre et hygiénique, soit à cause des soins dévoués dont ils s’entouraient mutuellement, ils furent accusés d’avoir empoisonné les sources, les fontaines et même l’air, pour faire disparaître d’un coup les chrétiens de tous les pays.
Pour empoisonner tous les chrétiens, il aurait fallu une entente entre tous les Juifs. Qui donc aurait créé cette entente ? Quelle personnalité aurait possédé une autorité suffisante pour imposer sa volonté à toutes les communautés juives de l’Europe ? On ne se laissait pas arrêter pour si peu. Comme on croyait les Juifs d’Espagne en possession de ressources considérables et jouissant d’une très grande influence auprès de tous leurs coreligionnaires d’Europe, ce furent eux qu’on accusa d’être les instigateurs de ce complot diabolique.
L’ordre d’empoisonner toute la chrétienté serait parti de Tolède. La foule, aveuglée par le fanatisme et la terreur, nommait même celui qui aurait été chargé de transmettre le mot d’ordre aux diverses communautés et de leur apporter le poison : c’était Jacob a Paskate. Venu de Tolède à Chambéry, en Savoie, il aurait envoyé de cette dernière ville toute une bande d’émissaires juifs pour accomplir partout l’œuvre de mort. Ce Jacob aurait été aidé dans son entreprise par le rabbin Peyret, de Chambéry, et un juif riche du nom d’Aboget.
On connaissait même la composition du poison. Il était préparé par des sorciers judéo-espagnols et formé tantôt de chair de basilic, tantôt d’un mélange d’araignées, de crapauds et de lézards, tantôt enfin de cœurs de chrétien pétris avec de la pâte d’hostie.
Ces fables, inventées par des ignorants et des méchants, et démesurément grossies par l’imagination populaire, trouvaient créance non seulement auprès de la foule, mais aussi auprès des classes élevées. Les tribunaux faisaient sérieusement des enquêtes pour découvrir les auteurs de ces crimes, et, dans ce but, ils avaient recours à la mesure extrême employée si fréquemment par la chrétienté du moyen âge pour connaître la vérité, ils soumettaient les inculpés à la torture.
Ce fut dans le sud de la France, où la peste noire sévissait déjà au commencement de l’année 1348, que l’on répandit d’abord la légende de l’empoisonnement des puits. Dans cette région, une communauté juive tout entière, hommes, femmes et enfants, furent brûlés en un seul jour, avec des rouleaux de la Loi (au milieu du mois de mai).
De là, le mouvement s’étendit dans la Catalogne et l’Aragon. À Barcelone, la populace avait déjà tué vingt Juifs et pillé de nombreuses maisons, quand les notables de la ville se réunirent pour défendre leurs malheureux concitoyens. Aidés par un épouvantable orage, qui éclata à ce moment, ils réussirent à disperser la horde des pillards et des assassins.
Quelques jours plus tard, les mêmes scènes se répétèrent à Cervera. Dix-huit Juifs périrent, les autres prirent la fuite. Dans tout le nord de l’Espagne, les communautés juives s’attendaient à être attaquées ; elles instituaient des jeûnes publics, imploraient la miséricorde divine et se barricadaient dans leurs quartiers.
Dans l’Aragon, les classes élevées essayèrent de protéger les malheureux Juifs. Ceux-ci trouvèrent également un appui auprès de Clément VI, ce pape qui avait fait traduire en latin les livres d’astronomie de Gersonide. Clément VI promulgua une bulle (au commencement de juillet) par laquelle il interdit, sous peine d’excommunication, de tuer les Juifs en l’absence d’une condamnation régulière, de les baptiser de force ou de les piller.
Peut-être cette bulle eut-elle quelque efficacité dans le sud de la France, mais elle n’eut aucune action sur la reste de la chrétienté. La contagion de l’exemple l’emporta sur tout. Les délicieux environs du lac de Genève devinrent également le théâtre de sanglants désordres. Sur l’ordre du duc Amédée de Savoie, plusieurs Juifs, accusés du crime d’empoisonnement, furent incarcérés à Chillon et à Chatel. À Chillon, les inculpés furent soumis à la torture ; sous l’action de la douleur, ils avouèrent tout ce qu’on voulut. Un de ces malheureux, du nom d’Aquet, multiplia même ses aveux jusqu’à l’exagération. Il déclara qu’il avait empoisonné des puits à Venise, en Apulie, dans la Calabre et à Toulouse. Ces déclarations furent consignées par les secrétaires dans leurs procès-verbaux et contresignées par les juges. Pour donner plus de valeur aux paroles du supplicié, les juges ajoutèrent qu’on ne lui avait appliqué la torture que très légèrement. À la suite de ces aveux, on brûla non seulement les inculpés, mais tous les Juifs des environs du lac de Genève.
De Genève, le bruit se répandit bientôt dans toute la Suisse qu’on avait enfin des preuves certaines de la culpabilité des Juifs. Les consuls de Berne firent venir de Genève les procès-verbaux des débats, torturèrent à leur tour quelques Juifs, leur arrachèrent des aveux et firent brûler tous les Juifs de la ville (en septembre). Ils informèrent ensuite de leur prétendue découverte les villes de Bâle, de Fribourg, de Strasbourg et de Cologne.
De nouveau, le pape Clément VI publia une bulle pour déclarer les Juifs innocents du crime qu’on leur imputait, de nouveau il invita le clergé à les protéger et prononça l’anathème contre les faux accusateurs et les bourreaux (septembre). Peine perdue ! L’Église, qui avait déchaîné les passions, ne pouvait plus les réprimer ; le pape n’était plus obéi.
Les massacres prirent un caractère de sauvagerie tout particulier dans le Saint-Empire romain germanique. En vain le nouvel empereur, Charles IV, chercha à s’interposer. Son autorité eût-elle été alors mieux assise en Allemagne qu’elle ne l’était en réalité, il n’aurait quand même pas été écouté.
Malgré la remarque d’un honnête chroniqueur de ce temps, qui dit que le vrai poison qui tua les Juifs, ce furent leurs richesses, les Allemands ne persécutèrent pas seulement les Juifs pour s’emparer de leurs biens. C’est dans toute l’innocence de leur stupidité, et avec une ferme conviction, qu’ils croyaient qu’il avait été très facile aux Juifs d’empoisonner le Rhin, le Danube, les rivières, les sources, les fontaines et les citernes de l’Allemagne.
Selon eux, ce que Jacob a Paskate et Rabbi Peyret avaient fait en Suisse et en Savoie, Moïse de Mayence l’accomplit en Allemagne. C’est lui qui aurait fourni le poison à ses coreligionnaires. Dans bien des villes, on alla jusqu’à entourer de murs les puits et les fontaines pour empêcher les habitants d’en approcher, et on les contraignit à boire de l’eau de pluie ou de la neige fondue.
Il se rencontra pourtant quelques hommes assez intelligents pour comprendre l’absurdité de ces accusations et assez courageux pour le proclamer. Leurs noms méritent d’être signalés. C’étaient les magistrats de Strasbourg, le bourgmestre Conrad de Wintertur, l’échevin Gosse Sturm et Pierre Schwarber. Ces hommes de cœur multiplièrent leurs efforts pour faire éclater à tous les yeux l’innocence des Juifs et les défendre contre les attaques de la foule et même contre l’évêque. Les malheureux persécutés trouvèrent également appui et protection auprès du conseil de Bâle et de Fribourg. Les magistrats de Cologne écrivirent à leurs collègues de Strasbourg qu’ils suivraient leur exemple dans leur conduite à l’égard des Juifs. L’accusation d’empoisonnement fut examinée à Benfeld, en Alsace, par une assemblée où se trouvaient réunis Berthold, évêque de Strasbourg, des barons, des seigneurs et des délégués de plusieurs villes. Les députés de Strasbourg plaidèrent éloquemment la cause des Juifs, même contre leur évêque, qui, par haine ou par ignorance, déclarait les Juifs coupables et demandait leur extermination. Ce fut l’évêque qui l’emporta.
On décida d’expulser les Juifs de toutes les villes de la partie supérieure du Rhin (vers la fin de 1348). À la suite de cette résolution, les Juifs, encore tout saignants des coups que leur avaient portés les Armleder et leurs bandes, étaient absolument considérés comme hors la loi. On les expulsait ou on les brûlait à volonté. Chassés des villes, ils étaient assommés dans les campagnes par les paysans.
À Bâle également, ils subirent d’horribles supplices. Parqués dans une île du Rhin, ils furent enfermés tous dans une maison construite spécialement dans ce but, et brûlés. Après cette exécution sommaire, le conseil décida que pendant deux siècles aucun Juif ne pourrait plus s’établir à Bâle.
Quelques jours plus tard, ce fut le tour des Juifs de Fribourg. Dans les provinces rhénanes, ce fut la populace de Spire qui ouvrit la série des massacres. Elle se rua sur les Juifs, en tua une partie, en jeta une autre dans les flammes ; un très petit nombre de ces malheureux accepta le baptême.
En dépit de ces violences, les magistrats de Strasbourg persistèrent dans leurs sentiments de bienveillance à l’égard des Juifs. Le bourgmestre Wintertur demanda partout des informations, pour avoir en main des preuves nombreuses de l’innocence des Juifs et pouvoir résister aux clameurs du peuple, qui réclamait leur mort. Malheureusement, il ne trouva qu’un appui insuffisant auprès des conseils des autres villes.
Seuls les magistrats de Cologne approuvèrent sa conduite courageuse. Mais il dut bientôt céder aux exigences de la foule. Les corporations ouvrières se réunirent, bannières en tête, sur la place de la cathédrale, et ne se séparèrent qu’après avoir obligé Wintertur et ses collègues à se démettre de leurs fonctions.
Alors commencèrent des scènes d’une épouvantable sauvagerie. Deux mille Juifs furent jetés en prison, puis traînés au cimetière, où ils furent tous brûlés. On épargna ceux-là seuls qui se convertirent au christianisme. Le nouveau conseil interdit aux Juifs, pour un siècle, le séjour de Strasbourg. Les biens des victimes devinrent la propriété des bourreaux.
À Worms, où était établie une des plus anciennes communautés d’Allemagne, les Juifs avaient été donnés à la ville par l’empereur Charles IV en récompense des services qu’elle lui avait rendus. Celle-ci avait donc le droit de les traiter comme bon lui semblait. Quand le conseil eut décidé de les brûler ; ils devancèrent leurs bourreaux en incendiant leurs maisons et en se jetant dans les flammes. Plus de quatre cents personnes périrent ainsi.
Les Juifs de Francfort et d’Oppenheim se tuèrent également eux-mêmes (vers la fin de juillet).
Quoiqu’ils fussent déjà suffisamment douloureux, les excès contre les Juifs allaient encore prendre un caractère de cruauté plus féroce. Aux yeux d’une grande partie de la chrétienté, la peste noire était envoyée par Dieu en punition des péchés commis par le peuple et surtout par les prêtres. On songea alors à détourner le fléau en s’imposant des mortifications. Des sectaires fanatiques erraient en Allemagne, mi-nus, se frappant de coups de fouet jusqu’au sang, attirant autour d’eux, par les chants lugubres qu’ils faisaient entendre dans les rues, un grand concours de population.
Ces flagellants communiquaient leur sombre fanatisme à la foule, et naturellement les premières victimes étaient toujours les Juifs. Il y en avait, du reste, parmi eux qui se qualifiaient avec orgueil de tueurs de Juifs. Un contemporain dépeint ainsi, en quelques vers, la situation de la chrétienté :
« La peste vint brusquement établir sa domination
Et faire mourir les hommes par milliers.
Les flagellants se promenaient tout nus dans les rues,
On les voyait se rouer eux-mêmes de coups.
La terre tressaillit sur sa base
Et les Juifs furent brûlés en quantité. »
Ce furent certainement les flagellants qui organisèrent le massacre des Juifs de Francfort.
À Mayence, les Juifs ne voulurent pas périr sans résistance. Trois cents d’entre eux se munirent d’armes et se défendirent avec acharnement. Après avoir tué deux cents de leurs persécuteurs, et sur le point de succomber sous le nombre, ils mirent le feu à leurs maisons et se précipitèrent dans les flammes. La plus importante communauté de l’Allemagne —environ six mille âmes —fut ainsi détruite.
On sait que les magistrats de Cologne ne croyaient pas à la culpabilité des Juifs et leur témoignaient de la bienveillance. Mais dans l’affolement général, la foule ne savait plus obéir, elle méconnut les ordres des chefs de la ville et tomba, à son tour, sur les Juifs. Ceux-ci étaient alors très nombreux à Cologne, car à ceux qui résidaient depuis longtemps dans cette ville étaient venus se joindre tous les Juifs des environs. Ils furent attaqués par la populace le jour même où succombèrent leurs coreligionnaires de Mayence. Il y eut bien chez eux quelques tentatives de résistance, mais leurs ennemis étaient trop nombreux, et à la fin ils furent tous massacrés.
Comment énumérer la lugubre série des villes où les Juifs furent brûlés eu se jetèrent eux-mêmes dans les flammes ? Ces épouvantables tueries se propagèrent de localité en localité, à travers toute l’Allemagne, depuis les Alpes jusqu’à la mer du Nord, avec la désespérante régularité d’une épidémie.
D’Allemagne, la contagion gagna la Bavière et la Souabe. Les plus anciennes agglomérations juives furent exterminées. Augsbourg, Würzbourg, Munich, tuent leurs Juifs.
À Nuremberg, on haïssait particulièrement les Juifs parce que, dans cette ville de commerce, ils possédaient des richesses considérables et de belles maisons, et qu’ils avaient de nombreux débiteurs. L’empereur Charles IV connaissait la situation. Aussi déclara-t-il d’avance au Conseil de la ville qu’il le rendait responsable des mauvais traitements qui seraient infligés aux Juifs. Mais on ne tint nul compte de ses ordres.
Sur une place appelée plus tard Judenbühle (Butte aux Juifs), les chrétiens, adeptes d’une religion qui prêche l’amour des hommes, élevèrent un immense bûcher et y brûlèrent tous les Juifs qui n’avaient pu s’enfuir.
À Ratisbonne également, où se trouvait la plus ancienne communauté de l’Allemagne du Sud, la populace demanda la mort ou au moins l’expulsion des Juifs. Ceux-ci durent leur salut à l’intervention courageuse du Conseil et de la haute bourgeoisie, qui jurèrent solennellement devant le bourgmestre Berthold Egoltspecht de les défendre contre toute agression.
Ces excès sanglants eurent leur contrecoup dans les contrées voisines de l’Allemagne, à l’est comme à l’ouest de ce pays. Quand les flagellants arrivèrent à Bruxelles, un Juif de cette ville, qui jouissait d’une certaine considération auprès de Jean II, duc de Brabant, implora sa protection en faveur de ses coreligionnaires. Le duc la lui promit. Mais les flagellants surent gagner les bonnes grâces du fils du duc, et ils purent massacrer impunément tous les Juifs de Bruxelles, au nombre d’environ cinq cents.
Il y eut cependant plusieurs pays, parmi les moins civilisés, où les Juifs n’eurent pas trop à souffrir.
Louis, roi de Hongrie, les expulsa bien de ses États, mais comme mécréants et non pas comme empoisonneurs. Il était très fanatique et s’était irrité contre eux parce qu’ils avaient refusé de se convertir au christianisme.
En Pologne également, où sévissait même la peste noire, ils ne furent pas trop maltraités, grâce à la protection du roi Casimir le Grand. Ce monarque se montrait bienveillant pour les Juifs. Il régnait à peine depuis un an quand, sur la demande de quelques Juifs qui lui avaient rendu des services, il confirma (9 octobre 1354) le Règlement promulgué un siècle auparavant par Boleslaw Pius, duc de Kalisch.
À partir de cette période, les Juifs du Saint-Empire romain germanique vécurent en permanence dans la crainte d’attaques similaires; et les autorités civiles adoptèrent des plans d’expulsion comme seul moyen d’en finir avec la question juive. À la fin du XVe siècle, il ne restait plus que trois communautés juives importantes dans tout l’empire germanique.
Parmi les survivants, un grand nombre choisirent d’émigrer vers la Pologne, alors plus hospitalière.
(Source: Heinrich Graetz, 1817-1891, Histoire des Juifs)
Illustration: Émile Schweitzer, Le pogrom de Strasbourg (1894)
