2 avril 1927
Procès intenté par l’avocat Aaron Sapiro contre le magnat de l’automobile Henry Ford pour diffamation antisémite.
L’antipathie de Henry Ford envers les Juifs est bien connue. elle apparue au grand jour pendant la Première Guerre mondiale, dont il imputait la responsabilité aux financiers et industriels juifs. N’ayant pas réussi à promouvoir ses idées à travers la presse grand public, Ford acheta son propre hebdomadaire, le « Dearborn Independent », en 1918.
Entre 1920 et 1922, le journal de Ford publia 91 articles basés sur des extraits des Protocoles des Sages de Sion, qui décrivait la Conspiration juive pour dominer le monde.
Même après que le Times de Londres eut révélé que les Protocoles était un faux, concocté par la police secrète russe pour soutenir le gouvernement du tsar, Ford continua obstinément à défendre sa décision de les publier.
« La seule déclaration que je souhaite faire au sujet des Protocoles est qu’ils correspondent à ce qui se passe », dit-il. Ford continua à vendre des articles adaptés des Protocoles dans une brochure séparée intitulée « The International Jew, » dont plus de 500 000 exemplaires furent distribués.
Mais en 1927, la position publique de Ford sur les Juifs avait changé. Il publia une déclaration offrant son « amitié et sa bonne volonté » au peuple juif et promit d’arrêter la publication de « The International Jew ». Étrangement, la série d’événements qui conduisit Ford à faire cette promesse commença par un combat pour l’avenir de l’agriculture américaine.
D’un côté se trouvait Henri Ford, le fondateur de la plus grande entreprise de construction automobile du pays et son homme le plus fortuné, qui croyait à la tradition des petites fermes indépendantes.
Son adversaire était Aaron Sapiro, l’un des principaux partisans des coopératives agricoles de l’époque, aujourd’hui presque oublié.
L’après-première guerre mondiale fut une période de récession aux États-Unis et les agriculteurs furent particulièrement touchés. Le Congrès essaya d’aider le secteur agricole en l’exemptant de la loi fédérale antitrust.
Sapiro, un avocat de Chicago qui était auparavant conseiller juridique pour un organisme de réglulation de l’État de Californie qui supervisait les marchés privés, utilisa la nouvelle exemption pour créer environ 60 coopératives agricoles qui utilisaient leur force collective pour maintenir les prix. Un éminent économiste agricole de l’époque crédita Sapiro d’avoir changer « toute l’orientation du mouvement coopératif ».
Ford s’opposait au travail de Sapiro, estimant que l’avenir de l’agriculture reposait sur de petites exploitations indépendantes. Pour Ford, la solution au problème de l’agriculture résidait dans la recherche de nouvelles technologies pour aider les petits exploitants à fonctionner plus efficacement.
C’était une vision au moins partiellement inspirée par la propre expérience de Ford qui avait grandi dans une petite ferme à l’extérieur de Detroit, et la plupart des petits agriculteurs considéraient le constructeur automobile comme l’un des leurs.
En revanche, les prétentions de Sapiro au leadership rural reposaient sur l’expertise professionnelle dans les domaines du droit et des marchés. C’était un avocat juif élevé en ville, quelqu’un qu’on pouvait facilement étiqueter comme un étranger.
C’est exactement ce que fit, en 1924, le journal de Ford en attaquant Sapiro comme un exemple de l’influence néfaste du « Juif international » sur la vie américaine.
Dans ses attaques de 1924, l’Independent présentait le travail de Sapiro dans le marketing coopératif comme la preuve que la théorie conspiratrice des Protocoles était correcte. « Exploitation juive des organisations paysannes » s’exclamait un titre. Selon le journal, Sapiro manipulait ses clients pour mettre l’agriculture américaine sous la coupe des spéculateurs juifs. Le journal accusait Sapiro de répandre les « doctrines néfastes » du communisme et d’imposer des contrôles de style soviétique à l’agriculture américaine.
Sapiro n’était pas la seule cible du « Independent ». Ses pages attaquaient également d’autres Juifs éminents, dont l’avocat constitutionnaliste Louis Marshall, Bernard Baruch, le président du War Industries Board, et Paul Warburg, un des créateurs de la Réserve fédérale. Ces personnages, membres de l’establishment de la côte Est, choisirent d’ignorer les attaques. Comme beaucoup de Juifs éminents de l’époque, ils pensaient qu’attirer l’attention sur les discours haineux ne cadrait pas avec l’image distinguée d’assimilation réussie qu’ils voulaient sauvegarder.
Sapiro, lui, ne vit aucun motif de retenue. En 1925, il poursuivit Ford pour diffamation devant le tribunal fédéral de Detroit, où il pouvait envisager avec espoir le contre-interrogatoire de son adversaire. À une époque où le président Calvin Coolidge gagnait 75 000$ par an, Sapiro attira l’attention du public en demandant 1 million de dollars de dommages et intérêts.
Il embaucha William Henry Gallagher, un flamboyant avocat irlandais-catholique de Détroit. « Les attaques de Henry Ford ne signifient qu’une chose, » déclara Sapiro, « que Ford et ses mercenaires sont déterminés à éliminer le Juif de l’agriculture. »
Ford choisit le sénateur James A. Reed, un démocrate du Missouri qui avait la présidence en vue, comme principal conseil. Reed reçut 100 000 $ pour diriger une écurie d’avocats et d’enquêteurs internes. Son objectif, comme il l’écrivit dans ses notes, était d’utiliser les ressources considérables de Ford pour « harceler et appauvrir le plaignant ».
Reed dépécha des enquêteurs et des avocats pour rechercher des preuves des allégations du « Independent ». Ils parcoururent presque chaque état pour enregistrer des dépositions, générant plus de 40.000 pages de documents dans les séances auxquelles Gallagher assistait aux frais de Sapiro.
Ces tactiques retardèrent le procès de 15 mois jusqu’à ce que le juge du district, Arthur Tuttle, déclare à Ford qu’il devrait commencer à payer les dépenses de Sapiro s’il voulait continuer.
Reed répondit par un affidavit de son client qui déclarait que Tuttle avait des préjugés contre Ford en raison de sa richesse. En vertu de la loi en vigueur, une telle allégation obligeait le juge à se récuser. Dégoûté, Tuttle obéit.
Le procès se poursuivit finalement devant un nouveau juge.
En mars 1927, dans sa déclaration liminaire, Reed soutint que l’affaire ne portait pas sur l’antisémitisme, seulement sur la décision du journal de rapporter le plan de Sapiro pour « contrôler les fermiers à travers tous le Etats-Unis dans le but de s’enrichir. »
Gallagher répliqua que le contenu antisémite des articles et leurs nombreuses erreurs factuelles démontraient l’intention de nuire, une composante nécessaire d’un procès en diffamation. Dans sa déclaration liminaire, il souligna que l’utilisation par le journal de phrases incendiaires telles que « le sous-marin juif en Amérique » et « l’emprise juive » démontraient son parti pris.
Le premier à témoigner fut le rédacteur en chef du « Independent », William J. Cameron, qui affirma que lui seul était responsable du contenu du journal. Mais le témoin suivant, un ancien rédacteur du « Indépendant » nommé James Martin Miller, déclara au jury que Ford lui avait demandé d’écrire un article qui « démasquerait » Sapiro. « Imprime quelque chose qui va ‘brouiller les cartes » », avait dit Ford à Miller.
Reed mena le contre-interrogatoire de Sapiro pendant trois semaines, espérant ainsi démontrer ses capacités d’orateur pour la course présidentielle. Mais Sapiro résista à l’attaque. Le « Detroit Jewish Chronicle » rapporta que Sapiro « avait répondu [aux questions de Reed] avec une telle rapidité que souvent il avait terminé sa réponse avant que le sénateur Reed ait fini sa question. »
Pour finir, ce fut Reed qui plia et se mit au lit dans sa chambre d’hôtel à la mi-avril.
Gallagher continua le show en annonçant qu’il avait l’intention d’appeler Ford à la barre comme son prochain témoin. Il avait fallu 16 mois pour parvenir à délivrer une assignation à Ford, et les observateurs du palais de justice accueillirent la nouvelle avec enthousiasme.
Mais Ford n’avait aucune intention de venir à la barre. Il avait été humilié lorsqu’il avait témoigné dans une affaire de diffamation contre le Chicago Tribune en 1919, révélant son niveau d’instruction limité et ses idées provinciales.
Reed promit au remplaçant du juge Tuttle, le juge Fred M. Raymond, qu’il produirait son client au moment opportun. Mais peu de temps après, le sénateur annonça que Ford venait d’être blessé dans un accident de voiture. Personne dans la presse ne le croyait, et Gallagher prépara une motion pour que ses propres médecins vérifient la blessure.
Mais avant que cela puisse arriver, l’équipe de Ford fit mouvement pour mettre fin aux procédures. Harry Bennett, le principal garde du corps de Ford, obtint 14 attestations de jurés et d’autres membres de la cour qui alléguaient bizarrement que Sapiro avait tenté de soudoyer un des jurés de l’affaire avec une boîte de bonbons.
Lorsque Raymond refusa d’annuler le procès, Bennett s’arrangea pour qu’un journaliste local interviewe le juré en question, une femme au foyer de Detroit nommée Cora Hoffman.
Hoffman nia avec colère que quelqu’un l’ait soudoyée, mais elle indiqua que les attestations prouvaient que la défense de Ford cherchait désespérément « à se débarrasser de l’affaire ». Gallagher déclara aux journalistes que le développement portait « la marque d’une parfaite machination », mais comme la déclaration de Hoffman montrait une prédisposition contre Ford, le juge Raymond fut contraint d’accorder à la défense une annulation du procès. Il promit à Sapiro qu’il convoquerait un nouveau procès sous peu.
À ce stade, Ford chercha une issue. L’affaire était devenue personnellement embarrassante et un cauchemar en termes de relations publiques. Alors que le lancement de son nouveau modèle A prévu en décembre, Ford avait des raisons de laisser le procès derrière lui. Il envoya à New York son ami Earl Davis, un ancien procureur-adjoint, alors en cabinet privé à Detroit, pour négocier la fin de l’affaire avec les dirigeants juifs. Une fois à New York, Davis prit l’attache de Louis Marshall, le président du Comité juif américain et un avocat de premier plan dans le domaine des droits civiques.
Marshall n’était pas motivé pour aider Sapiro, auquel il s’était opposé depuis le début. Bien qu’ayant bâti une carrière dans des croisades pour les droits civiques, Marshall s’était tenu à l’écart des cas d’antisémitisme. Approché par Davis, Marshall vit dans les discussions une chance de négocier une solution qui servirait les intérêts plus larges de la communauté juive. Il dit à Ford que pour réparer, il devait répudier « The International Jew ». Et il donna à Bennett un exemple de texte d’excuses à lire à Ford par téléphone:
« A mon grand regret, j’ai appris que les Juifs en général, et particulièrement ceux de ce pays, non seulement ressentent ces publications comme faisant la promotion de l’antisémitisme, mais me considèrent comme leur ennemi », lisait-on dans le projet. « Si j’avais apprécié ne serait-ce que la nature générale, pour ne rien dire des détails de ces propos, j’aurais interdit leur publication sans un moment d’hésitation. » Ford accepta chaque mot et autorisa Bennett à signer la déclaration de son nom. Elle parvint aux journaux le 8 juillet 1927. »
Les excuses, que Marshall ne pensait jamais voir acceptées mot pour mot, étaient un chef-d’œuvre d’e dérobade. Elles ne mentionnaient pas le nom de Sapiro, et laissaient Ford maintenir sa position au procès – qu’il ignorait le contenu antisémite de The Independent. Pour Marshall, ces concessions valaient la promesse de Ford d’arrêter la publication du « International Jew ». Il supposa que la contrition nouvelle de Ford permettrait à Sapiro de régler son affaire facilement.
Les excuses suscitèrent des réactions mitigées dans la presse. Bien que des parodies satiriques de la déclaration furent publiées dans plusieurs journaux et magazines, la plupart des journaux influents acceptèrent de considérer la déclaration de Ford comme sincère. David Mosessohn, rédacteur en chef du « Jewish Tribune », écrivit: « C’est avec un sentiment de profonde satisfaction que j’ai lu les excuses de M. Ford. » L’éditorial du « Pittsburgh Sun », « Laissons cet affreux épisode se refermer maintenant. La rétractation de M. Ford est complète et visiblement sincère. »
La majorité de la presse juive louant les excuses – et le rôle de Marshall dans celles-ci – Sapiro se sentit obligé d’accepter une résolution qu’il considérait en privé comme creuse et volée. « J’ai obtenu tout ce pourquoi je me suis battu », déclara-t-il à la presse. « Je suis content d’avoir aidé un grand bonhomme, Ford » à prendre les bonnes décisions « .
Il abandonna sa plainte contre Ford en échange d’une rétractation complète et d’un paiement d’environ 140 000 $ pour ses dépenses. Craignant de paraître opportuniste, Sapiro accepta une somme bien moindre que ses coûts réels, qui comprenaient des dépenses importantes pour les enquêteurs privés qu’il avait gardées secrètes. Le procès en diffamation faillit le ruiner.
Après le règlement, Sapiro déménagea de Chicago à New York, où la communauté juive le reçut comme un héros. Mais dans les années qui suivirent, sa carrière tomba en chute libre. Lorsqu’il travailla pour des entreprises de Chicago afin d’augmenter leurs prix par le biais d’associations commerciales, il fut inculpé, avec 23 autres, accusés d’avoir conspiré pour restreindre le commerce.
Vantée par les procureurs comme un coup dur contre la corruption, le « procès du racket de Chicago » associa Sapiro et d’autres professionnels éminents (dont un économiste de l’Université de Chicago et un élu local) à des gangsters comme Al Capone. Ce fut la plus longue procédure criminelle dans l’histoire du comté de Cook. Tous les accusés furent acquittés, mais pour Sapiro ce serait le début d’une longue série de revers professionnels.
En 1934, un ancien client accusa le cabinet de Sapiro d’enquêter sur les jurés dans l’une de ses affaires et de ne pas avoir signalé l’incident à la cour. Sapiro fut de nouveau blanchi mais sa réputation en souffrit. Déjà objet d’une surveillance du FBI en raison de son inculpation à Chicago, il fut radié par les tribunaux fédéraux et d’état à New York.
Ruiné et discrédité, Sapiro retourna en Californie en 1937 et se tint discret. Il était toujours membre du barreau de l’État et pratiquait le droit à Los Angeles, fournissant des services juridiques à des amis, dont l’acteur John Barrymore et le compositeur Igor Stravinsky. Bien que Sapiro ait terminé sa carrière dans l’obscurité, il n’exprima jamais de regret pour son combat contre Ford.
Il décéda en 1959 à l’âge de 75 ans.
Quant à Ford, ses excuses aux Juifs lui coûtèrent peu. Après la mort de Marshall en 1929, personne ne se présenta pour contraindre le constructeur automobile à respecter sa promesse de retirer « The International Jew » de la circulation, et le pamphlet devint extrêmement populaire dans l’Allemagne nazie.
Ford resta dévoué à ses voitures et à ses préjugés.
À l’occasion de son 75e anniversaire en 1938, il accepta la Croix du Grand Service de l’Ordre suprême de l’Aigle allemand du Troisième Reich de Hitler. Le prix reconnaissait ses mérites comme fabricant et industriel. Le symbole échappa à peu d’observateurs contemporains. Dans son cœur et dans son esprit, Ford ne regrettait rien.
(Source: Victoria Woeste et Susan Radomsky in « Legal Affairs »)
