Ephéméride | Otto von Bismarck [1er Avril]

1er avril 1815

Naissance d’Otto von Bismarck. Homme d’état le plus important d’Allemagne, et peut-être de toute l’Europe, au XIXe siècle, bien qu’imprégnée des préjugés de sa classe de Junkers prussiens, son attitude envers les Juifs fut ambivalente, surtout dictée par des motifs d’opportunité politique.

En 1863, lorsque Bismarck utilisa le suffrage universel comme un moyen pour parvenir à une fin politique, ni lui ni personne ne pouvaient imaginer que l’Allemagne dominerait l’Europe centrale en trois décennies avec ses industries lourdes, ses excellents instituts technologiques, ses travailleurs qualifiés, alphabétisés et de plus en plus urbains, ses mines et ses moulins, ses chemins de fer, bateaux à vapeur, téléphones et télégraphes, ses ports prospères, une industrie navale vigoureuse, ses grandes sociétés commerciales et ses usines géantes, ses installations médicales avancées, sa physique et sa chimie et son excellente ingénierie.
Elle avait la meilleure armée, la deuxième plus grande marine, un énorme excédent commercial et un gouvernement archaïque de hobereaux campagnards.
Max Weber et Thorstein Veblen avertirent qu’un tel mélange n’était pas stable. La société de masse signifiait le capitalisme et le capitalisme amenait son idéologie libérale et son exigence de libre échange, de libre circulation des personnes et des biens, d’accès libre aux métiers et professions, les banques, les bourses, les compagnies d’assurance et les spéculateurs. Dans ce nouvel état capitaliste prospère, les Juifs émergèrent comme ses praticiens les plus adeptes et ses symboles les plus ambivalents.
Au XIXe siècle, l’antisémitisme devint un substitut pour tout ce que les Junkers, les églises, les paysans et les artisans craignaient et détestaient le plus.
De 1811, avec « État juif » de von der Marwitz, jusqu’à juillet 1918 quand le colonel Bauer accusa les Juifs d’esquiver le service militaire esquivant, de pratiquer le marché noir, la classe des Junkers prussiens considérait les Juifs comme des ennemis. Ils représentaient la fluidité corrompue et dangereuse de l’argent, du capitalisme et des marchés. Ils contrôlaient une part importante des journaux et étaient les pionniers des grands magasins. À la fin des années 1850, l’antisémitisme était florissant parmi la bourgeoisie et parmi les Junkers.

Wagner publia « La judéité dans la musique » en 1850, et Gustav Freytag son best-seller antisémite en 1855. En 1865, le principal journal de l’église protestante pouvait comparer les Juifs réformés à la vermine. Le crack boursier de 1873 et la dépression qui en résulta rendirent ces vues respectables et Heinrich Treitschke, l’historien le plus en vue d’Allemagne, les adopta et les rendit acceptables aux classes supérieures de la société.
Le révérend Adolf Stoecker, le prédicateur de la cour, les apporta dans les cercles de la cour et convertit le jeune prince et la princesse Guillaume de Prusse et le général Alfred et Marie, comte et comtesse von Waldersee.
De haut en bas, l’antisémitisme prospéra dans l’Allemagne de Bismarck.
En mars 1890, le Kaiser dut remplacer Herbert von Bismarck (fils d’Otto) par un nouveau ministre des Affaires étrangères. Cela en dit long sur le désert que Bismarck avait laissé derrière lui, qu’aucun des sept principaux ambassadeurs n’était jugé avoir les qualités nécessaires.
Friedrich Wilhelm Comte zu Limburg-Stirum (1835-1912) les avaient clairement, mais « Phili » von Eulenburg, ami intime du Kaiser la rejeta, car, comme il l’écrivit à l’empereur, Limburg Stirum « était d’extraction juive du côté de sa mère, ce qui imprègne tout son être».
Guillaume II avait furieusement réprimandé Bismarck pour « collusion » avec « les jésuites et les Juifs ». Bismarck partageait tous ces préjugés et les exprimait régulièrement.

D’un autre côté, il avait une haute opinion de Lassalle, s’entendait bien avec Disraeli, Eduard Simon et Ludwig Bamberger. Il partageait et exprimait souvent sa haine et son mépris pour les Juifs, mais il ne participait pas lui-même à l’extrême antisémitisme du genre Treitschke.
Mais d »autre part, il causa indirectement de grands dégâts aux Juifs d’Allemagne, parce qu’il ne prit aucune mesure pour faire appliquer les lois ou protéger les citoyens juifs pendant la crise de 1880.
Il utilisa l’antisémitisme pour attaquer le Parti progressiste et détruire sa ldirection juive.
Bismarck chercha toujours à détruire les « ennemis » et il laissa donc courir l’agitation antisémite des années 1870 et 1880 parce qu’elle minait Eduard Lasker et les libéraux de gauche, que Bismarck considérait comme des Juifs, qu’ils le fussent ou non.
Un parti qui croyait à la liberté d’expression, à la liberté de presse, à l’immunité parlementaire, à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, aux marchés libres, à l’abolition de la peine de mort, à la monarchie constitutionnelle et aux ministères représentatifs, c’est-à-dire la parti du progrès, devait être écrasé comme « ennemi du Reich » et en tant que « Juif ».

Comme l’affirmait von der Marwitz, de telles réformes étaient préconisées par des personnes qui voulaient « den neuen Judenstaat » (le nouvel état juif) (1).
Pour Bismarck, le moyen de diviser le mouvement « révolutionnaire » libéral, exemple typique de la paranoïa bismarckienne, résidait dans l’antisémitisme. S’il pouvait enfoncer un coin d’antisémitisme entre les Juifs et les progressistes allemands respectables, le Parti progressiste manquerait du leadership et du tranchant fournis par les Juifs. Il utilisa la même technique du coin en essayant de faire glisser le Vatican entre les masses catholiques et le Parti du Centre. La haine attisait l’énergie avec laquelle il enfonça son coin dans les deux cas.
Ainsi, lorsque Lasker, le chef courageux et incorruptible des Progressistes, mourut à New York en 1884, Bismarck se vengea du « Stupide garçon juif », comme il l’appelait Lasker, en rejetant le message de condoléances adopté par la Chambre des Représentanst des États-Unis.
Bismarck ne créa certainement pas l’antisémitisme, qui était universel à tous les niveaux de la société allemande, mais il l’utilisa pour écraser ses ennemis sans tenir compte des conséquences.

L’antisémitisme et son poison anti-libéral passèrent dans la circulation sanguine de l’Allemagne pour devenir virulents dans l’atmosphère surchauffée de la Première Guerre mondiale et devenir meurtriers à la suite de ces événements.
Cela aussi fut un héritage bismarckien, et il est hautement ironique que le Kaiser Guillaume ait renvoyé Bismarck en mars 1890 parce qu’il avait des accointances « avec des jésuites et des Juifs ».
Dans les années 1890, plutôt à sa grande surprise, Bismarck devint vraiment populaire. Il attira des foules immenses pour le saluer lors de son voyage à Vienne en 1892 et apprécia l’hommage du peuple allemand.
Son image devint une icône, un symbole de la nation allemande.

Que voyaient ces admirateurs en lui? Nous connaissons tous l’image de la silhouette sévère avec ses sourcils lourds et sa moustache, en uniforme, souvent avec un Pickelhaube étincelant sur la tête.
Il était devenu le chancelier de fer, le tout-puissant, tout-sage, homme d’État de génie, l’homme qui avait unifié l’Allemagne. Son image était accrochée dans toutes les salles de classe et dans de nombreux foyers. Il incarnait et manifestait la grandeur de l’Allemagne.
L’image devint elle-même un fardeau pour ses successeurs. Il avait rendu impossible, comme le souhaitait Caprivi, que l’Allemagne s’entende avec des « gens normaux ».
L’Allemagne devait avoir pour chef un homme d’État de génie. L’empereur Guillaume II surpassa le chancelier de fer dans l’étalage de la force militaire mais il échoua à lépreuve.
Il était incapable de se contrôler lui-même, et encore moins la structure délabrée et compliquée que lui avait laissée Bismarck.
La Première Guerre mondiale détruisit une grande partie de l’Allemagne de Bismarck et la défaite mit fin aux monarchies dans tous les nombreux états allemands.

En 1925, les citoyens de la république mal aimée de Weimar élirent président Paul von Beneckendorff und Hindenburg (1847-1934), maréchal prussien.
Hindenburg, né à Posen le 2 octobre 1847, avait fréquenté le typique Kadettenanstalt, où la noblesse Junker envoyait ses fils et devint officier dans le 3e régiment des Gardes. Il mena ses troupes à la bataille de Königgrätz, « qui devint pour lui et pour toute sa vie le plus grand événement de sa carrière et pour la gloire des armes prussiennes ».
Il appartenait et avait grandi dans le monde de Bismarck et alui ressemblait. Il avait le même froncement de sourcils, la même sévérité militaire et la même corpulence.
Les historiens d’Allemagne parlent souvent de lui comme d’un « ersatz Kaiser » ou d’un substitut du Kaiser, mais je pense plutôt qu’il représentait un « ersatz Bismarck », un substitut du chancelier de fer.

C’est Hindenburg, le dernier Junker au pouvoir, qui confia à Adolf Hitler le poste de Bismarck, celui de chancelier du Reich. Sa seule réserve, typiquement, avait moins à voir avec la politique de Hitler qu’avec son rang.
Hitler avait seulement été caporal et Hindenburg trouvait ce fait profondément désagréable. Chaque ride du visage fossilisé du maréchal sursautait devant la dégradante nécessité de hisser ce « caporal bohémien » jusqu’au fauteuil de Bismarck.
L’héritage de Bismarck passa à travers Hindenburg jusqu’au dernier homme d’État de génie que l’Allemagne produisit, Adolf Hitler.
La transmission fut donc directe et linéaire entre Bismarck et Hitler.

(Source: Jonathan Steinberg: Bismarck: a Life)

(1) Il s’agit de la première mention connu du terme « Judenstaat ». Elle date de 1811, bien avant Hertzl donc, et dans un contexte violemment antisémite.