10 avril 1906
Naissance à Krakes, en Lituanie, de Shira Gorshman, écrivaine yiddish qui fit de femmes du peuple les héroïnes de ses histoires.
Shira et sa famille s’enfuirent à Odessa pendant la Première Guerre mondiale. Elle quitta sa famille alors qu’elle n’avait pas quatorze ans pour fuir un beau-père violent et eut une fille à seize ans.
En 1924, Shira, active dans le mouvement sioniste, s’installe en Palestine, où elle travaille dans une communauté de gauche et pour le poète Hayyim Nahman Bialik. À la fin des années 1920, Gorshman retourne en Crimée soviétique pour aider à construire des collectifs agricoles juifs. En Crimée, elle rencontre le peintre Mendel Gorshman. Ils se marient et déménagent à Odessa, puis à Moscou. Shira commence à écrire des histoires dans les années 1930; ces histoires sont publiées dans des journaux russes antifascistes et dans des anthologies. Son premier livre, « 33 noveln » (33 nouvelles), n’est publié qu’en 1961. Elle publiera ensuite trois livres supplémentaires, le dernier en 1998.
Elle meurt en Israël en 2001.
Malheureusement, ses oeuvres n’ont pas été traduites à part une ou deux nouvelles dans des anthologies américaines et elles ne sont même pas faciles à trouver en yiddish.
Pour vous donner une idée de son talent, j’en ai traduit une, en comptant sur l’indulgence du lecteur pour le traducteur amateur.
BUBBE MALKE
À côté du vieux cimetière se dressait sa petite maison avec ses courtes fenêtres. Tout l’hiver, la neige recouvrait le toit jusqu’à ces fenêtres comme un grand bonnet de laine sur les yeux d’un petit enfant. L’été, le toit de terre était envahi de menthe et de camomille. De hautes fleurs tachées de blanc poussaient autour de la cheminée entre les feuilles tombées, formant une guirlande qui décorait la fumée. Les capucines, avec leurs pétales rouges et veloutés que Bubbe Malke aimait tant, enserraient le sentier étroit qui menait à sa petite porte de pin.
Les arbres du cimetière arrivaient jusqu’à la maison et murmuraient de verts rappels contre les fenêtres de Bubbe. Ces arbres étaient utiles à Bubbe. Elle cueillait des fleurs de tilleul, bonnes pour réchauffer les os, et ramassait des champignons sous les trembles. Elle perçait des petits trous dans les bouleaux et attachait des petits pots d’argile pour recueillir la sève. Les gens de la ville rinçaient l’arrière-goût des repas de Shabbat avec l’eau-de-vie de bouleau que Malke préparait avec. Bubbe Malke enterrait souvent des bouteilles vides et débouchées dans les fourmilières. Les malignes fourmis se glissaient dans les bouteilles comme des imbéciles, et Bubbe Malke leur versait de l’eau-de-vie dessus. Les vieux et les vieilles avec des rhumatismes louaient ce remède en disant: « Si mes os craquent encore, merci d’abord à Lui, mais ensuite à vous. . . » À quoi Bubbe Malke se renversait un petit verre et répondait modestement: « A Lui ou à moi, à moi ou aux fourmis, du moment que les os craquent encore. »
Les gens de la ville disait que le vieux rabbin était venu voir Malke et l’avait réprimandée, en disant: « Tu cueilles des champignons du cimetière et tu fais des brosses avec la paille que tu y trouves. Cela ne devrait-il pas te suffire ?! Mais tu plantes aussi des carottes et des haricots entre les tombes. _ N’as-tu rien de mieux à faire? J’ai même entendu dire que tu te vantes que les carottes sont si grosses qu’on ne peut les arracher, et que chaque gousse de haricot est bourrée de graines comme une langue de femme est bourrée de mots.
Dès lors, seuls des poireaux sauvages poussaient entre les tombes. Pourtant, répétait Bubbe Malke, son tsimmes aux poireaux avaient un goût de miel. Qui a besoin de carottes?
Elle venait toujours – à travers les neiges d’hiver, à travers les feuilles d’automne – quand une femme accouchait, et chaque ville la pressait de venir s’y installer.
« Une personne seule, de longues nuits, c’est triste. . . . »
Bubbe répondait: » Tout d’abord, de toute ma vie je ne me suis jamais considérée malheureuse. Deuxièmement, mon métier a besoin d’un esprit calme. Je ne peux pas compter le nombre de fois où je me suis sentie comme si j’étais celle qui accouchait. Mais à peine ai-je coupé le cordon ombilical et déjà j’ai tout oublié. »
Une fois, à un bris somptueux, Bubbe Malke avait bu de l’eau-de-vie de cerise et mangé un plat entier de foie haché de bord à bord. Alors qu’elle s’amenait un grand saladier de gingembre, elle remarqua comment Mendl, le domestique, la regardait d’un air étrangement sévère. Par accident, elle avait renversé le saladier et, tout en époussetant pour récupérerle gingembre, elle avait crié: « Ne me regarde pas comme ça. J’ai plus que gagné cette nourriture. L’enfant, lpour l’amour du ciel, venait par le siège! »
Et c’est ainsi qu’une vie se prolongeait avec des accouchements, des bris, des mariages, des funérailles. . . .
Bubbe Malke – faisant aérer ses affaires – avait l’habitude d’inspecter son propre linceul tissé avant de le ranger à nouveau au fond du coffre, en pensant tristement: Ceci n’est pas un voile de mariée, ça peut attendre un peu. Sa vie était emplie de rappels du passé lointain, d’espoirs pour « dans deux ans » et « dans cinq ans ». Puis, en un instant, tout fut rasé et vidé. . . .
« Toute la ville est déjà vide et elle a été oubliée. La nuit, elle s’assoit devant ses petites fenêtres à rideaux, et, passant son doigt sur les rangées tortueuses d un registre jauni, elle se rapelle: « Abram, Rose et leurs enfants: Hershel, Fyvish, Dina, Frieda, Joshua, Hannah et leurs Benny Nichola, Saul, Menahem et Jonas. » Elle suit leurs noms avec son doigt jusqu’à ce qu’elle commence à trembler et ferme les yeux, incapable de se relever. . . . Des cercles tournent autour des flammes jaunes dans lesquelles les bébés brûlent. Sa petite maison est remplie de cris d’enfants. . . et elle reste assise toute la nuit, habillée, ouvrant sporadiquement les yeux pour chasser cette horreur. . . . Elle reste comme ça pendant des semaines, attendant l’Ange de la Mort. . . . »
Mais une nuit elle se leva, mit son manteau grenat au revers de velours bordeaux, et, sans éteindre le feu, sans fermer la porte, elle quitta sa maison. Dans l’une des villes, elle troqua son manteau contre une peau de mouton et une miche de pain. Son visage creusé et ridé était dénudé au-dessus du col comme un morceau de peau jaune et sèche, et ses yeux bleus complètement éteints ressemblaient à deux pierres profondément enfoncées. Maintenant, personne ne la prendrait pour autre chose qu’une paysanne qui a passé toute sa vie à travailler dans les champs. Dans une seconde ville, elle ôta de son cou ses grosses perles d’ambre et les utilisa pour payer son loyer: un vieux couple lui laissa l’antichambre où vivait le cochon. Chaque nuit, le vieil homme mettait une chaussette de laine sur le groin du cochon pour que son ronflement n’empêche pas Bubbe Malke de dormir, mais elle ne dormait guère. À l’aube, elle ramassait des orties et d’autres herbes pour le cochon. Elle dit à la propriétaire qu’elle était une guérisseuse habile, mais la ville avait déjà la sienne. Personne ne s’adresserait à une étrangère. Pourtant, personne n’eut l’idée qu’elle était juive et Bubbe Malke commençait à croire que son métier ne lui serait d’aucune utilité.
Un soir qu’elle broyait des orties pour le cochon, une vieille paysanne se précipita dans l’antichambre, tira sur la manche de Bubbe Malke et dit: « Viens vite! La femme de Vlades est en couches depuis deux jours et est sur le point de mourir. »
La vieille femme conduisit Bubbe Malke dans une maison spacieuse aux planchers propres. Les cloisons de plâtre n’avaient pas encore été construites; des poutres de bois grossières, encore verdâtres de la mousse qui y avait poussé, marquaient l’emplacement où seraient les pièces. Au sommet d’une pile de literie, une icône accrochée au-dessus de la tête, gisait la femme en travail; ses jambes étaient repliées, et son abdomen éclipsait son visage. De long en large, du miroir au poêle, le maître de maison faisait les cent pas. « Monsieur! Apporte de l’eau! Donne-moi à boire et à manger aussi! »
Elle avala la boisson, mangea rapidement quelques œufs rôtis, puis attacha deux serviettes de toilette à la tête de lit et, se penchant sur la femme en travail, dit sévèrement: « Tu veux vivre? Alors aide-toi! J’ai vu plus de femmes en couches que tu n’as de cheveux sur la tête. Alors, bouge-toi! Prends les serviettes, plus fort, tire-les vers toi de toutes tes forces! . . . Encore plus fort! Replie tes genoux, fille sensée, personne ne peut sortir par une porte fermée! . . . Encore une fois, ma chère, plus fort. . . . Monsieur! Une tasse de thé – moitié miel, moitié eau. . . plus vite! Maintenant, bois. Une lichette! Une gorgée! Encore une fois les serviettes – tire-les à toi! Aide-toi! Plus fort! »
C’est ainsi que Bubbe Malke donnait ses ordres, jusqu’à ce que la femme qui accouchait laissât échapper un rugissement surnaturel. Puis Bubbe Malke retroussa ses manches et appela le maître: « Verse pour moi! » Tenant ses mains nettoyées devant elle, elle retourna en courant vers le lit. D’une voix étouffée, comme si elle avait peur d’effrayer quelqu’un, elle lui fit signe: « Viens plus vite, imbécile, il n’y a plus de place pour toi là-dedans de toute façon… »
Elle parlait de plus en plus doucement tandis que la femme en travail rugissait de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’un claquement léger se fasse entendre et un doux « Ooh-ah » tout neuf.
Vlades se leva et regarda l’être brun-bleu, se tortillant la bouche ouverte, que Bubbe Malke tenait dans sa paume gauche. De sa main droite, elle versa de l’eau tiède sur le bébé et plaisanta: « Mon Dieu, en voilà un paysan, il pèse douze livres! » Elle emmaillota le bébé et s’adressa à Vlades. « Alors donne-moi quelque chose à manger. »
Vlades sortit à nouveau la bière de la maison et remplit deux verres.
« Non, je n’ai pas besoin de plus. Assez! Je ne suis pas une saoularde! J’avais juste besoin d’une goutte de courage avant. Tu bois et tu me donnes quelque chose à manger. »
Vlades sortit du beurre et du miel et une miche de pain de froment ronde, et Bubbe Malke tartina tranche après tranche.
« Ay, Bobke, tu as fait une journée de travail. Si nous te donnions un peu plus à manger, tu pourrais avoir des bébés toi-même. »
« Tu penses que c’est ta femme qui a eu ce bébé? C’est moi qui l’ai eu pour elle. Et maintenant il est temps de dormir, parce que tu commences à dire des bétises. Va te coucher et je resterai auprès de la mère. »
Les jours passèrent, et Bubbe Malke comprit bientôt que Vlades était le gouverneur de la ville nommé par les Allemands. Bientôt, la mère recommença à marcher. Le nouveau-né passa du rouge au rose et son nez large et plat s’amincit. Bubbe Malke guérit le muguet qui poussa dans la bouche du bébé en enroulant régulièrement un linge doux autour de son petit doigt, en le trempant dans de l’eau salée et en essuyant sa langue et ses gencives. Chaque jour, elle mangeait du même plat que le gouverneur et sa femme et grattait rapidement la graisse avec une cuillère. Elle remplissait de nouveau son propre corps.
Quand Vlades n’était pas à la maison, sa femme, Marina, ouvrait une malle verte et, tout en présentant des ustensiles en argent, du linge de maison et d’autres objets, demandait: « Qu’en pensez-vous, ma chère, c’est un péché? Si nous ne l’avions pas prit, d’autres l’auraient fait, comme vous savez. N’est-ce pas vrai?
Bubbe Malke hochait silencieusement la tête.
Chaque nuit, elle faisait le même rêve: elle amène l’enfant pour le faire circoncire et le mohel a le visage de Vlades. Il défait les langes et les lui jette – et il s’en répand beaucoup, beaucoup de petits bras et jambes ensanglantés. Elle crie dans son sommeil, et le gouverneur lui hurle: « Va te faire un lit dans la partie d’été de la maison. Tu m’empêches de dormir, Bobke, et j’ai déjà assez de choses désagréables dans la tête. »
Bubbe Malke allait au-delà de la partie d’été, là où ses yeux la menaient. Ses sentiments pour Vlades, dès leur première rencontre même, n’était pas simplement de la haine. C’était un sentiment mêlé de dégoût, de haine et de curiosité.
Un après-midi, une paysanne entra dans la maison et annonça frénétiquement: « À trois milles d’ici, les partisans ont brûlé le poste de commandement avec les Allemands à l’intérieur. »
Marina s’enfonça dans les draps douillets et hurla. Vlades rentra de dehors et cria: « Combien de fois ai-je dit de ne laisser entrer personne dans la maison. Leurs yeux leur sortent pratiquement de la tête d’envie! Ils ne peuvent pas attendre pour venir me chercher. Tu penses que je suis le seul qui a volé quelque chose, et que ce sont des gens si honnêtes? Sors du lit, espèce de truie! » Il leva les poings comme pour frapper Marina.
« Vlades, j’ai peur, je n’ai pas de force. . . brûle tout, jette tout, je n’ai besoin de rien! « sanglota-t-elle.
« Jeter tout!? Espèce de tas puant! Ce n’est pas toi qui a tout apporté, ce n’est pas toi qui va tout jeter. »
Et Bubbe Malke, balançant le berceau, pensait: « Mon Dieu, il ne mérite pas d’entendre un seul son de son bébé. »
Jusque-là, la maison avait été complètement remplie d’affaires: des ustensiles en argent, des douzaines de draps hollandais, des pots de cuivre inutilisés qui tournaient au vert au-dessus de la cuisinière avec leurs couvercles à l’envers. Tout cela fut emporté. Ils mangeaient avec des fourchettes et des cuillères en bois et dormaient sur leur propre toile tissée. Les oreillers étaient parmi les seuls objets encore utilisés, soutenant patiemment leurs têtes chaque nuit. L’horloge marquait heure après heure, le miroir reflétait maintenant seulement un coin du fourneau et les quatre cordes qui maintenaient le berceau, au lieu de tout ce que Vlades avait étalé.
Les matins, quand Vlades se peignait les cheveux, Bubbe Malke se souvenait toujours de Tessa, la petite fille de son voisin Isaac: elle était restée les mains levées près du miroir, enroulant sa tresse autour de sa tête – il y avait un miroir comme celui-ci dans la maison d’Isaac. Tout le monde dans la ville disait que quelqu’un allait sûrement enlever Tessa, à la façon dont elle se tenait. . . et maintenant elle gisait avec ses parents et tant d’autres dans une tombe immense.
Depuis le miroir, Vlades regardait autour de lui avec sa mèche blonde tombant sur son visage indifférent. Incapable de se retenir, Bubbe Malke lâcha une fois: « Vlades, couvrez le miroir, c’est le type de verre qui est sensible à la chaleur, et dans cette maison, on est comme dans un bain. Prenez bien soin du miroir, c’est évidemment le vôtre maintenant! »
Vlades, recouvrant le miroir, se dit: « Oui, pourquoi devrions-nous attirer plus d’attention sur nous-mêmes? L’année prochaine, je vais construire une nouvelle maison avec un haut plafond sur mesure pour le miroir. »
Bubbe Malke, écrasant une pomme de terre bouillie pour le poulet avec le manche d’un hachoir, murmura dans le pot en fonte, « Tu ne devrais pas vivre pour voir ton fils grandir. Puisse-t-il être ton dernier enfant. »
La haine de Bubbe Malke envers Vlades l’empêchait de dormir. La nuit, elle regardait de derrière le poêle, et peu importe l’obscurité de la maison, elle voyait son visage et ses dents dans sa bouche ouverte en ronflant. À un moment donné, il fut retardé plusieurs jours dans une ville voisine. S’il avait pris la peine de lire son regard à son retour, il aurait compris qu’elle l’attendait avec effroi.
Pour Marina, elle avait depuis longtemps pris sa décision: de la bouillie fade sans sel ni poivre. Mais parce qu’elle pensait à Vlades d’une manière totalement différente, elle commença à passer des journées entières à planifier comment faire partir Marina avec le bébé. En plus de tout cela, Marina passait son temps à soupirer et à geindre à propos de quelque chose qu’elle dissimulait visiblement à Bubbe Malke. Bubbe Malke ne posa aucune question, mais Marina finit par se confier à Bubbe un jour que Vlades n’était pas à la maison. « Une semaine à partir de dimanche », dit-elle, « les Allemands vont entrer dans la ville. Vlades dit qu’il les invitera chez nous et m’a ordonné de faire des oies grillées avec des pommes. Je peux cuisiner des oies avec du chou, mais c’est la première fois que j’ai entendu parler de les cuisiner avec des pommes. . . et vous le connaissez. Hein? S’il dit quelque chose, ça doit être fait. »
« Donc, dimanche prochain, il est encore temps! Et de toute façon, que lui importe comment elles sont rôties, tant qu’elles sont rôties! » Bubbe Malke consola Marina.
Elles murmurèrent pendant des heures jusqu’à ce que Marina éclate en sanglots devant Vlades. « Je veux aller chez mes parents, mon cher Vlades, ils me manquent! » Bubbe Malke intervint, « Si tu avais du bon sens, tu dirais: « Va, ma femme, prends cet enfant et pars! » Est-il nécessaire qu’elle arpente la maison? Tes hôtes sont allemands, n’oublie pas, et les Allemands ne se refusent rien. Les boissons sont des boissons, les oies grillées sont, bien sûr, délicieuses, et après plusieurs verres d’eau-de-vie, une jeune femme n’est pas trop mal non plus! Et pendant que j’y suis, je devrais dire, Vlades. . Je pense que j’ai assez mangé de ton pain. Il est temps de passer à autre chose. A trente milles d’ici j’ai des parents. Quand le printemps arrivera, je les aiderai à s’occuper de la maison. »
« T’es-tu soudain mis dans la tête que je vais mettre de la poudre à canon sous tes fesses? Puis-je dire quelque chose? Ma femme peut s’en aller! Et toi, tu restes! Elle reviendra, tu voies, »dit Vlades, interrompant le discours de Bubbe Malke.
Au matin, il alla lui-même conduire Marina. Quand il revint, il ne pouvait s’empêcher de répéter: « Le four est blanchi à la chaux, les murs sont raclés et les planchers – nous pourrions y manger de la bouillie. »
Maintenant seule avec Vlades, Bubbe Malke devint aussi agitée et tendue cque lorsqu’elle était arrivée dans la ville. Ensuite, l’idée que les paysans et les citadins se rendent compte qu’elle était juive l’avait tourmentée. Elle s’était lentement adaptée à cette peur, mais maintenant elle se raidissait à chaque pas, chaque grincement de la porte, chaque mouvement que faisait Vlades – tout la faisait trembler. Elle ne se départit pas un seul instant de la force et de l’obstination qui lui avaient servi toute sa vie. Elle gardait un calme extérieur, mais ce n’était qu’un calme extérieur: sa vieille tête et son cœur observateur n’étaient pas en repos. Parfois, il lui semblait que cela aurait été plus simple et meilleur si elle était restée dans son village. Il n’y a que des berceaux vides là-bas et le vent peut les bercer, pensa-t-elle en regardant comment Vlades contrôlait la ville.
Après que Marina fut partie parti avec le bébé, Vlades travailla tout le temps. C’était le fils d’un riche meunier, et ce n’était pas pour rien que les Allemands l’avaient fait gouverneur. Vlades apportait l’Ange de la Mort à ceux qui avaient des fils, des frères et des pères dans l’Armée Rouge ou chez les partisans. Il partageait avec les Allemands les biens de ceux qui avaient été massacrés, et il ne sut jamais le sens de assez. Tout lui convenait: un poteau de fer dévissé de la maison d’un voisin, des arbres fruitiers déterrés avec leurs racines d’un verger étranger.
« Il devrait être damné, aucun berceau ne devrait exister dans sa maison. Il ne devrait plus jamais entendre le cri d’un nouveau-né. » marmonnait Bubbe Malke, puis se maudissait: « Sénile, vile créature! Tu vis dans la maison de Vlades et pourtant tu ne t’étouffes pas avec ta nourriture! » Elle était déconcertée et coupée en deux. Une Bubbe Malke errait dans les ruines de son village, une autre ne quittait jamais Vlades des yeux. Il a pillé et aidé à tuer mon peuple – son peuple devrait aussi être pillé et massacré, pensait-elle la nuit, tremblante, entendant des voix lui dire: « Sauve-nous! »
Le dimanche attendu arriva. Bubbe Malke bourra les oies de graisse et de grains de blé. Elle les mit dans une casserole de cuivre récurée, les couvrit d’herbes et d’oignons, et enfourna le tout. Quand les oies furent cuites et qu’elle les eut sorties, elles étaient parfaitement dorées et sentaient si merveilleusement bon que Vlades verrouilla la porte. Elle lui apprit comment préparer une délicieuse liqueur à partir du breuvage maison: elle mit des cerises séchées et des prunes dans le samovar, versa dedans le breuvage maison avec un peu de miel, et fit bouillir. En dégustant la liqueur, Vlades la loua vigoureusement, « Dans ma maison, ils vont avaler leurs langues. Ah, Bobke, tu as des mains lituaniennes et une tête lituanienne sur tes épaules! »
Quand Vlades alla à la rencontre des hôtes, Bubbe Malke frotta et lava la maison, mis à bouillir une marmite en fonte sur le poêle, et placé les oies grillées et le samovar sur la table. L’heure du dîner arriva et elle ne comprenait pas pourquoi Vlades n’était pas revenu avec les hôtes. Seule toute la journée, elle n’avait rien mangé. Pour elle, cela avait été un jour de jeûne; les odeurs de la nourriture rôtie la dégoûtaient. Finalement, elle grimpa derrière le poêle et se couvrit d’une peau. Aucun berceau ne devrait rester près de lui, mon Dieu, pensa-t-elle en s’endormant. Dans son rêve, des gens frappaient à la porte et criaient: « Lève-toi, nous sommes sauvés, l’Armée rouge arrive! » Elle sortit de sa couchette et fit entrer Vlades.
« Qu’est-ce qui te prend, Bobke? je pensais que quelqu’un t’avait tuée. J’ai cogné et cogné, putain de toi. Ces trois belles oies sont à jeter! Ils sont venus, ils ont pris ce qu’ils voulaient, et ils ne sont pas venus chez moi! »
« Eh bien, on ne va pas jeter les oies » dit Bubbe Malke à Vlades pour le consoler.
Mais Vlades n’avait pas entendu ce qu’elle avait dit. Il s’était déjà réconforté. Il s’assit à table, trancha les oies et se servit.
Et elle se tenait près du poêle, les mains derrière son tablier.
« Bobke! Tu ne me fais pas plaisir! Assieds-toi à table! »
« Non, la viande rôtie, ce n’est pas pour mes dents, j’ai déjà mangé de la kasha de pomme de terre, « répondit-elle.
« Kasha de pommes de terre! »répéta Vlades sur un ton ivre. Bubbe Malke resta près du poêle et regarda comme il buvait verre après verre. Ses yeux étaient à moitié fermés mais elle pouvait clairement voir que c’était le bon moment. « Assez bu! » annonça-t-elle.
Je boirai autant que je veux, vieille épine! Fais attention à ne pas me houspiller, » s’exclama-t-il, et fit comme s’il venait vers elle.
Bubbe Malke commença à sentir que sa résolution pouvait partir en fumée. Tu as piétiné des pousse vertes et des fleurs et abattu des chênes, et je devrais faire attention à mes mots? pensa-t-elle sans le quitter des yeux. Voyant qu’il avait coupé un pilon et l’avait mis dans sa bouche, elle saisit le pot en fonte avec une force immense, comme si elle sauvait une femme en couches des dernières et plus dures souffrances de l’accouchement, se précipita et renversa le liquide bouillant sur lui.
Une lourde vapeur emplit la maison. Elle tira une peau de derrière le four, la passa sur ses épaules et sortit. Il semblait que la rue aurait dû être pleine de monde. Elle regarda autour d’elle avec émerveillement: une nuit emplie d’étoiles, un peu fraiche. Elle mit ses mains dans ses manches, se boutonna, et pensa: Remercie Celui dont le Nom ne peut être prononcé – cet homme ne regardera plus aucun berceau. Elle leva les yeux vers les étoiles et demanda, Si c’est possible, Père dans les cieux, laisse-moi vivre, laisse-moi vivre un tout petit peu plus, pas plus que cela. . . .
