15 juin 1865
Naissance à Nîmes de Lazare Marcus Manassé Bernard, dit Bernard Lazare, le premier des Dreyfusards.
Bernard Lazare (et non Bernard-Lazare comme l’écrivait Charles Péguy) est né à Nîmes le 15 juin 1865. Lazare Marcus Manassé Bernard inversera prénom et patronyme pour entrer en littérature et en journalisme. Il est l’aîné des quatre fils de Jonas Bernard, négociant de prêt-à-porter, et de Douce Noémie Rouget, de très ancienne tradition provençale. La très bourgeoise famille Rouget introduisit le métier Jacquard à Toulouse et créa une des premières et très florissantes manufactures de draperies et passementerie. La famille Bernard était juive, peu croyante, mais attachée aux fêtes traditionnelles.
Lazare Bernard obtient un Baccalauréat en sciences, mais sa passion, c’est la littérature, partagée avec son ami toulousain, le poète Éphraïm Mikhaël. Ils se font passer pour cousins. C’est Éphraïm Mikhaël, d’un an son cadet, qui, depuis Paris où il étudie à l’École des chartes, encourage Lazare à venir y conquérir avec lui le monde des lettres. Lazare arrive à Paris en 1886, l’année de la parution de La France juive d’Édouard Drumont.
Lazare s’inscrit à l’École pratique des hautes études. Il choisit les cours de l’abbé Louis Duchesne, pour lequel l’Institut catholique de Paris avait créé une chaire d’histoire de l’Église. La rigueur de Lazare, son goût du fait exact, son aptitude à remettre en cause les faits établis ou prétendument tels, furent à coup sûr confortés par Duchesne, dont l’Histoire de l’église ancienne fut mise à l’index par l’Église, qui reprochait à l’auteur d’avoir écrit en «historien» et non en «théologien».
Au cours de l’année universitaire 1887-1888, Lazare remet un mémoire consacré à «la législation conciliaire relative aux Juifs».
En 1888 il écrit, avec Ephraïm Mikhaël, « La Fiancée de Corinthe », légende dramatique en trois actes, où apparaît son nom de plume : Bernard Lazare. Deux ans plus tard, Ephraïm Mikhaël meurt de tuberculose. Ce deuil marque tragiquement la fin de la jeunesse de Lazare. C’est aussi vers cette période qu’il s’engage en anarchie, un engagement actif, bien qu’il n’ait jamais cautionné «l’Action directe». Mais il soutiendra toujours les idées et les «compagnons», qu’il aidera à financer leurs publications et qu’il soutiendra lors de leurs procès. C’est en anarchiste qu’il rédige une série de nouvelles pour les journaux, nouvelles qui feront l’objet de plusieurs recueils. C’est en anarchiste qu’il est critique littéraire et, qu’à l’été 1895, il couvre pour « l’Écho de Paris » la douloureuse révolte des ouvriers de Carmaux. Journaliste dans l’âme, il assiste en 1896 au Congrès Socialiste de Londres et dénonce «l’autoritaire et jaloux Karl Marx, infidèle à son propre programme que l’Internationale dévia de son but».
Il ne se préoccupe pas moins de cette question juive, dont Édouard Drumont fait désormais son fonds de commerce. Dès 1892, il est en contact avec Ahad HaAm, l’un des pères du mouvement des Amants de Sion.
Au printemps 1894, il publie « L’Antisémitisme, son histoire et ses causes », une étude érudite et critique des origines de l’antisémitisme. Cette parution a lieu à quelques mois de l’arrestation et de la détention d’un capitaine juif, Alfred Dreyfus, accusé de trahison. Connu pour sa combativité et son courage (qui l’amènent même à vouloir se confronter directement à Édouard Drumont), Bernard Lazare est contacté par Mathieu Dreyfus pour contribuer à faire éclater l’innocence de son frère Alfred.
C’est un électrochoc. Bernard Lazare va se consacrer presque exclusivement à cette tâche ; il publie son premier mémoire « L’Affaire Dreyfus – Une erreur judiciaire » en Belgique début novembre 1896 ; en fait, c’est la refonte totale du texte qu’il avait écrit à la demande de Mathieu dès l’été 1895. Se fondant sur un article de « L’Éclair » du 15 septembre 1896 révélant l’illégalité du procès de 1894, Lazare démontait l’accusation point par point et demandait la révision. Cette tactique est sans doute plus conforme aux désirs de la famille Dreyfus. Car dans sa première version, il attaquait les coupables, les accusant les uns après les autres, et terminait en embrayant sur une litanie de « J’accuse ! » qu’il donnera, un peu plus de deux ans plus tard, à Émile Zola qui la fera passer à la postérité».
À travers ce voyage au bout de l’antisémitisme, Lazare, de juif nationaliste français qu’il était, devient nationaliste juif, sans rien renier de ses engagements anarchistes. Il fera un bout de chemin avec Theodor Herzl, les deux hommes éprouvant l’un pour l’autre une grande estime. Mais il se séparera de Herzl, en désaccord avec un projet dont il désapprouve « les tendances, les procédés et les actes».
«Vous êtes — écrit-il en avril 1899 à Herzl, et à travers lui au Comité d’action sioniste — des bourgeois de pensée, des bourgeois de sentiment, des bourgeois d’idées, des bourgeois de conception sociale»
Désormais, Lazare continuera son combat pour les Juifs à sa manière. Il aura été aux côtés des Juifs roumains dont, après être allé en Roumanie, il dénonce le sort terrible dans « L’Aurore » en juillet et août 1900. Il part aussi pour la Russie, où il fait un nouveau reportage sur les Juifs là aussi en danger. Mais il n’aura pas le temps de le publier, rongé déjà par la maladie.
De même, il s’est engagé en faveur des Arméniens déjà persécutés par les Turcs et, en 1902 dans « Pro Armenia », il a dénoncé, en ces termes, le congrès sioniste de Bâle qui avait rendu un hommage public au sultan Abdülhamid II : «Les représentants […] du plus vieux des peuples persécutés, ceux dont on ne peut écrire l’histoire qu’avec du sang, envoient leur salut au pire des assassins. […] et dans cette assemblée, il ne se trouve personne pour dire […] : Vous n’avez pas le droit de déshonorer votre peuple.»
Bernard Lazare ne cherchait pas à plaire. Il aspirait à la justice, à la vérité et à la liberté sans compromis. Très vite, les dreyfusistes vont étouffer sa voix, et il ne pourra même plus, lors du procès de Rennes, écrire pour L’Aurore. Il n’en couvrira pas moins le procès, et enverra ses chroniques au vitriol à deux revues américaines, « The Chicago Record » et « The North American Review ».
En 1902, consulté par Charles Péguy sur les effets de la loi relative au contrat d’association, il donne aux « Cahiers de la quinzaine » une profession de foi qui, partant de ce que fut la morale du dreyfusisme, se porte en défense de la démocratie, de la liberté de penser et de croire. Plus tard, Péguy consacrera à Bernard Lazare des pages particulièrement ferventes dans « Notre jeunesse » (1910).
Lorsqu’il mourut, le 1er septembre 1903, à 38 ans, après avoir été opéré d’un cancer des voies digestives au dernier stade, il laissait un manuscrit inédit, « Le Fumier de Job », et autorisait la réédition de « L’Antisémitisme, son histoire et ses causes » à condition qu’on mît en tête «que sur beaucoup de points mon opinion s’était modifiée».
