28 juillet 1868
Naissance à Nancy d’André Spire, poète, écrivain, journaliste et militant de la cause sioniste.
Né dans une famille juive aisée, André Spire fait des études de lettres, puis de droit. Il entre à l’École libre des sciences politiques, puis sur concours, au Conseil d’État (1894). Quelques mois plus tard éclate l’affaire Dreyfus.
15 octobre 1894, l’arrestation.
19 novembre, le jugement à huis clos.
5 janvier 1895, la dégradation militaire.
Depuis 1886 et la France juive, l’antisémitisme a grandi. A l’Etat-Major, à l’Archevêché, on est grisé par le succès. Il faut des scandales, dût-on les inventer, et les exécutants valent les chefs.
Spire va s’en apercevoir. Le Conseil d’Etat est saisi d’un pourvoi relatif à la garantie d’intérêts que l’Etat a promise aux Compagnies de chemins de fer pour leurs emprunts. Les grandes compagnies, comme on dit alors, soutiennent contre l’Etat que les conventions signées en 1883 par le ministre David Raynal prorogent la date d’expiration de cette garantie de 1914 à 1956.
Le Conseil d’Etat est sur le point de statuer.
Les polémistes s’énervent. Le 9 janvier, le journal de Drumont, « la Libre Parole », rappelle insidieusement que le conflit est « né d’une omission du Juif Raynal dans les conventions scélérates » et en déduit que « la juiverie » a le plus grand intérêt « à être amplement représentée au Conseil d’Etat. »
Nangis, l’auteur de la note, indique à l’appui de sa thèse la proportion de Juifs qu’il y aurait eue, en 1893, puis en 1894, parmi les candidats à l’auditorat et parmi les auditeurs « nommés ». Pour convaincre il donne des noms : Worms et Spire, Grünebaum et de Peyerimoff. « Et dans un procès », conclut-il, « où l’Epargne française a un million et demi engagé, les Juifs décideront en dernier ressort. »
Le 10 janvier 1895 écrit à ce Nangis:
« Monsieur, la juiverie n’a rien à gagner, l’épargne française rien à craindre de la présence de Juifs au Conseil d’Etat. Les Juifs qui ont l’honneur d’appartenir à ce Corps décident et jugent en obéissant à leur conscience, non à l’intérêt de leurs coreligionnaires. Je constate qu’une fois de plus votre journal met au service de sa détestable cause l’inexactitude, ou plutôt le mensonge volontaire. En 1893, trois juifs candidats (et non six) sur 19 (et non 11) : deux reçus, c’est vrai. En 1894, quatre juifs candidats (et non 7), un reçu (et non 2), 21 candidats (et non 12). Lisez bien reçus, non nommés ; la porte de l’auditorat n’est ouverte que par le concours. Les auditeurs juifs doivent leur situation à leur travail, non à leurs appuis. Je vous requiers d’insérer et vous prie d’agréer j’assurance de mon peu d’estime. »
Le lendemain matin, André Spire reçoit la visite des témoins d’Albert Monniot, autrement dit de Nangis, et refuse toute rétractation écrite ou orale. La rencontre a lieu le surlendemain dans l’île de la Grande-Jatte. Bien qu’il n’aie rien à léguer à personne, il a pris la précaution de rédiger son testament. « Si je meurs demain, dispose-t-il, je désire qu’un prêtre de chaque religion suive mon convoi, le rabbin au milieu. » Et il demande à ces étranges invités de s’entretenir, en marchant, du mal que les religions ont fait et du bien qu’elles auraient pu faire.
Les conditions du combat sont dures. L’offensé, qui a choisi l’épée, ressemble moins à un journaliste qu’à un bretteur. A la deuxième reprise André Spire reçoit, selon sa propre expression, « trois centimètres de fer dans l’avant-bras », ce qui détermine une hémorragie veineuse et met fin au duel.
En 1896, il fonde avec un collègue catholique une société philanthropique, la « Société des Visiteurs », – « sorte de précurseur, a dit Spire, de notre sécurité sociale » – chargée d’aider les ouvriers chômeurs, malades ou accidentés. Les adhérents, recrutés parmi des personnes de toutes les religions et de tous les partis, « pourvu que le sectarisme ne les aveuglât pas », ont mission, non de distribuer les aumônes, mais d’apporter aux travailleurs, que la maladie, un accident, le chômage ont privés de leur gagne-pain, une aide matérielle et morale qui leur permette de retrouver du travail, de se reclasser dans leur métier.
Peu de temps après, il prend part aux activités de la « Coopération des Idées », y rencontre Daniel Halévy, avec lequel il se lie d’amitié et fonde une université populaire.
Janvier 1898. La campagne pour la « révision » dure depuis plus d’un an. Dreyfusards, antidreyfusards s’affrontent. Les arguments ne portent plus, tant c’était affaire de passion. Les crieurs d’éditions spéciales s’essoufflent sur les boulevards pour arriver les premiers aux terrasses des grands cafés. Partout des groupes se forment.
Brusquement, une bombe : « J’accuse », de Zola ! Stupeur dans un camp, délire dans l’autre. Enfin on va voir clair. Jusqu’alors l’affaire Dreyfus n’a guère intéressé, en les mettant aux prises, que la bourgeoisie bonapartiste ou monarchiste et la bourgeoisie libérale. Cette fois elle atteint le peuple. Il comprend que les classes dirigeantes ont menti pour conserver à une caste d’officiers la domination de l’armée, et qu’elles menacent la République. Mais que peut le peuple contre le mensonge ? L’instruction que lui mesure l’Etat dans les écoles est trop fruste, trop bassement pratique, trop « asservie », selon une formule de Spire, « aux aveugles forces sociales », pour développer son jugement et lui apprendre à reconnaître, sous les déclarations pompeuses, la duplicité des faux patriotes.
De son côté, la bourgeoisie libérale, que la classe ouvrière a soutenue et soutient encore dans sa lutte pour la vérité, est prête à partager avec elle son savoir, sa culture. C’est ainsi qu’André Spire est invité à prendre part aux premières réunions d’une société fondée dans le faubourg Saint Antoine par un ancien ouvrier libertaire, Georges Deherme, pour établir entre travailleurs et intellectuels une profitable « Coopération des Idées ». Cette œuvre se rattache au mouvement des « Universités populaires » qui va bientôt rayonner sur l’ensemble du pays.
Parallèlement, il quitte le Conseil d’État pour entrer au ministère du Travail, puis rejoint le cabinet de Jean Dupuy, ministre de l’Agriculture du ministère Waldeck-Rousseau.
Waldeck-Rousseau renversé, André Spire, rompant ses amarres, quitte définitivement le Conseil d’Etat, rentre quelques mois au ministère du Travail, passe par permutation au ministère de l’Agriculture, où il est affecté au service du Crédit et de la Mutualité Agricoles.
Inspecteur, puis Inspecteur général jusqu’à ce qu’il ait pris sa retraite en 1926, ses fonctions, en dehors de trois ou quatre mois de tournée d’inspection en province, lui laissent des loisirs qu’il consacre à la poésie.
Il se lie avec Charles Péguy qui publie en 1905 son « Et vous riez! » dans les Cahiers de la quinzaine, poèmes qui font écho à un certain désenchantement dans son action ouvrière.
Les thèmes sont ceux du précédent livre, à cette différence près qu’ils ont recouvré l’authenticité. Désencombrés du convenu, du « poétique », ils nourrissent de leur âpreté un réalisme qui est poésie. Certes la « manière d’écrire » a changé, mais d’abord la manière de sentir, dont l’écriture n’est qu’un ricochet. Blessé par la cruauté de la vie, Spire enchérit sur cette cruauté : son humour est une riposte.
Quant à l’éloquence, il est trop ému pour ne pas lui tordre « son cou ». Au lieu de développer pour expliquer, il trouve le mot-choc, qui restitue la sensation avec toutes ses harmoniques. Adieu donc l’adjectif inutile ! Vive le « bruit plat », qui fait sursauter Péguy et emporte l’édition ! Le point de départ est la colère. La colère contre le peuple. Ravalée, elle vire au mépris:
« Le peuple grouille dans la rue
Et n’est pas là pour s’indigner.
Les garçons agacent les filles,
Les phonographes nasillent,
Et vous riez ! Et vous riez ! »
Ou à la pitié, ce qui est pire:
« Nous irons nous grouper, parfois, sur ton passage,
Et tristement pleurer sur ton destin tragique,
O fleuve infortuné de germes avortés. »
A moins qu’une « chanson de servante » ne la débarrasse du sarcasme:
« Va, mon torchon, mon pauvre ami,
Nous n’en aurons jamais fini ».
En 1902, il part à Londres avec une mission de l’Office du Travail pour enquêter sur la condition ouvrière outre-Manche. Il y découvre le quartier des immigrants juifs de l’East End, le quartier de Whitechapel.
Dans tous les quartiers de l’East End, il rencontre la misère que les « sweaters » entretenaient après l’avoir créée. Mais dans l’un de ces quartiers, le quartier juif de Whitechapel, cette misère atteignait au paroxysme. La proportion des victimes du travail à domicile y était plus forte que partout ailleurs. Des familles entières travaillaient à la maison, si l’on peut appeler maisons les « slums » où elles s’entassaient. Dans les « backrooms », quatorze heures par jour, les lingères peinaient. Parents, grands-parents, enfants de tous âges respiraient la poussière des « sweatshops », attelés à la même besogne. Tous les corridors, tous les escaliers aboutissaient à des ateliers-taudis où régnait pareille activité.
Partout l’exploitation cynique. Il n’y a place pour rien d’autre. La vie en est réduite à se réfugier dans les rues et ces rues sont si étroites, si tortueuses, si enchevêtrées que le moindre groupe de passants y donne l’impression d’une foule. Et tous ces passants sont des Juifs. Quelle différence avec les quartiers juifs de Paris où, comme l’a noté André Spire, « un certain nombre de Juifs pauvres, des ouvriers et des artisans », sont « noyés dans une importante population française » ! Whitechapel est un véritable ghetto. Un ghetto « de fait », sans portes ni chaînes, sans couvre-feu. Un ghetto où persécutions et pogromes ont déposé, par vagues successives, depuis 1882, des générations d’immigrants. Ces hommes et ces femmes, dont les ancêtres avaient peuplé pendant des siècles les ghettos de Pologne et les zones russes de résidence, et qui en viennent eux-mêmes, ont reconstitué d’instinct , dans ce quartier de Londres où ils échouent par dizaines et dizaines de milliers, l’atmosphère de ville dans la ville qui était la leur.
Quel dépaysement pour André Spire ! Il peut se croire à l’orient de l’Europe ou, trois siècles plus tôt, en Italie, en Hollande. Ce pittoresque bigarré, ces relents de friture, ce clair-obscur des boutiques basses où les marchands proposent à la pratique les objets les plus disparates, ce grouillement chaleureux, tour à tour calme et agité, ces soubresauts de passion, ces sarcasmes, ces remous de spiritualité, ces chants venus du fond des âges, ces affiches et ces enseignes rédigées en un jargon qui n’est ni l’anglais ni l’hébreu ni le yiddish, mais amalgame tant bien que mal ces trois idiomes.
Tout cela éveille en lui des résonances mystérieuses, inattendues. Il s’aperçoit que pour connaître les « Juifs vrais » il faut vivre au milieu des « Juifs pauvres ». Il découvre le peuple juif, qu’il a défini depuis lors « une classe ouvrière sans résignation ni brutalité », « pleine de respect pour les choses de l’intelligence », et « à qui la plus humble vie laisse le souci de la plus haute pensée ». Il comprend qu’un tel peuple, solidaire en sa dispersion, « un coup de couteau donné à Petersbourg, un coup de pistolet tiré à Kiev, un pogrome déchaîné à Wilna » l’atteint tout entier, et que c’est cela la question juive.
Rentré à Paris, Spire écrit l’article que l’on sait sur le travail à domicile, mais ne cesse point pour autant de méditer sur le judaïsme et prépara un second article, « Troubles juifs à Londres », que publiera aussi « Pages Libres » en octobre 1901. Un secrétaire de la rédaction croit plaisant, pour railler les sympathies sionistes d’André Spire, de l’intituler : « Irons-nous à Jérusalem? » L’article prouve surtout qu’il reporte sur le peuple juif, « si égalitaire », la confiance qu’il avait placée, à la légère croit-il, dans la classe ouvrière en général.
En 1904, il éprouve un choc en lisant « Chad Gadya » d’Israel Zangwill dans les Cahiers de la Quinzaine : c’est le récit d’un jeune Juif vénitien, issu d’une famille traditionnelle, attiré par le monde extérieur. Ne trouvant plus sa place dans aucun des deux mondes, il finit par se suicider.
Sur André Spire cette oeuvre produit un véritable choc. Un ébranlement de tout l’être. Il le dira plus tard, ce fut un « coup de tonnerre » ! Révélation d’un poète, d’un grand écrivain, mais par-dessus tout révélation du judaïsme. Révélation de la nation juive et plutôt que de la religion, de la tradition. Tous les souvenirs juifs de son enfance lui remontent à l’esprit. Son hérédité se réveille.
Extérieurement, une conversion: sanglots, crises de larmes. Le Juif déjudaïsé, c’est lui. L’athée affamé de Dieu, c’est lui. Le dilemme qui déchire le personnage de Zangwill, il le déchire lui-même.
Il l’a souvent raconté. Novembre 1904. Son appartement de la rue de Beaune, la salamandre allumée. Le livre posé, la sensation de se retrouver un autre homme, après des années d’erreur, de tâtonnements. Désormais, tout va changer. Enfin sa vie va avoir un sens. Impossible de rebrousser chemin. Une joie inconnue le porte, une joie sévère. Une certitude non pas philosophique, organique. Pour lui, pas question de suicide, mais d’action. Et à la fois de poésie.
Dans l’Avant-Propos de ses « Quelques Juifs et demi-Juifs » (Grasset, 1928), il écrit que pour lui et certains autres « Chad Gadya » avait joué « le rôle d’un cristal dans un liquide sursaturé ».
Bien qu’il fût de ceux qui connurent enfants « les derniers vestiges du culte domestique » dans les foyers juifs de France, il répéte volontiers qu’il avait été élevé « dans un milieu libre penseur ». Jusqu’à l’illumination de novembre 1904, il n’avait « jamais fait acte de judaïsme que pour riposter à coups de poings, de gueule et même d’épée ». Encore s’agissait-il seulement de « ne pas laisser injurier le nom de Juif sans intervenir » : simple réflexe de dignité personnelle.
Spire s’engage dans la cause sioniste et rejoint le mouvement territorialiste, la « Jewish Territorial Organisation » fondée par Zangwill après la mort de Théodore Herzl et publie de nombreux articles militant pour un foyer juif.
En 1908, André Spire publie ses « Poèmes Juifs ». Péguy les avait refusés car ils reprenaient, selon lui, l’idée de Drumont que Juifs et chrétiens étaient irréconciliables.
La combativité, la noblesse, l’absence d’emphase et le réalisme des « Poèmes juifs » leur assurent une pénétration quasi immédiate, un retentissement mondial, un pouvoir d’action qui a survécu aux événements. S’ils ont décidé de la carrière de leur auteur, ils ont aussi ouvert une voie. Leur parution est une date dans l’histoire.
Pour la première fois un poète français s’exprimait dans sa langue en tant que Juif, s’adressait, sans parler hébreu ni yiddish, à tous les Juifs de la terre en même temps qu’aux lecteurs français.
L’ambiance émotive est donnée par le poème liminaire. « L’Ancienne Loi », telle qu’on peut la voir à Strasbourg « sur le pilier de sa cathédrale », prédit au poète qu’en dépit de ses désirs il n’aura « l’oreille habile que pour entendre les lamentations qui montent des quatre coins de l’univers ».
Cette inaptitude au bonheur, « Rêves juifs », le poème suivant, la relie à la question juive, qui se trouve ainsi posée subjectivement et objectivement:
» – O mes frères, ô mes égaux, ô mes amis.
Peuple sans droits, peuple sans terre;
Nation, à qui les coups de toutes les nations
Tinrent lieu de patrie,
Nulle retraite ne peut me défendre de vous. »
Second motif, en contrepoint:
« Notre imbroyable espoir en ce Dieu infidèle
Qui nous a tant trahis que nous n’y croyons plus. »
Plusieurs de ces poèmes sont des manifestes sionistes:
« ÉCOUTE ISRAËL
Ne te lasseras-tu pas de répéter dans tes prières :
« Sois loué, Éternel qui venges mes injures,
Qui soutiens mes querelles, qui protèges mes droits,
Qui broies mes ennemis, qui tues mes oppresseurs ;
Soit loué, Eternel qui ceins mes reins de force. »
Ecoute, Israël,
As-tu vu tes ennemis rougir, être atterrés?
Tes yeux se sont-ils abaissés sur leur ruine?
Ton Dieu a-t-il frappé les os de leur mâchoire ?
Brisa-t-il les dents du méchant ?
Ton oreille joyeuse a-t-elle appris la perte
De ceux qui se sont ligués contre toi ?
L’Éternel a-t-il fait resplendir ta vieillesse
Comme celle de l’olivier en fleurs?Écoute, Israël,
Tu gravas ta Loi dans ton cœur.
Tu l’enroulas matin et soir sur ton bras gauche.
Tu la nouas comme un fronteau entre tes yeux.
Tu la fixas sur les poteaux de ta maison et sur tes portes.
Et tu es le mépris de toutes les nations;
Les gentils t’ont souillé comme une femme impure.Écoute, Israël,
Espéreras-tu longtemps en ton Dieu fort ?
N’oseras-tu pas un jour dévisager sa face ?
Regarde donc sa main qui traîne sous les nues.
Est.ce une main pour l’action ?
Est.ce une main d’ouvrier ?
Est-ce une main de justice ?
Pas une ampoule, pas une ride, pas une écorchure, pas un cal.Écoute, Israël,
Les torrents roulent encore des pierres rondes
Pour les frondes des Davids futurs ;
Les carrières sont pleines de meules de grès fin
Pour retailler les pointes de tes vieilles épées ;
Tu trouveras des fours, des marteaux, des enclumes
Pour reforger les socs de tes vieilles charrues
En brownings élégants qui claquent d’un bruit sec.Écoute, Israël,
Aux armes! »(Poèmes juifs, Versets, 1908)
Ou encore:
« ÉXODE
Israël, Israël, peuple entêté de vivre,
Il faut fuir, Israël, toutes ces fausses patries.
Tu aimes ces pays où tu es entassé,
L’air, le soleil, les vents, les neiges et les plaines ;
Les fleuves où tes filles prirent leur premier bain ;
Les bois où tu erras traqué comme une louve ;
Les maisons d’où tes fils furent défenestrés.
Arrache de ton cœur ces sols de servitude;
Prends le pain sans levain et les herbes amères;
Ceins tes reins, prends ton bâton, chausse tes pieds.
Marche vers Odessa, vers Hambourg ou vers Brême,
L’océan se fendra de nouveau devant toi.
Les chefs de tes tribus ont parcouru le monde,
Ont reconnu pour toi de nouveaux Canaans.
Prends ta hache, Israël ; abats tous ces vieux arbres ;
Prends ton pic, prends ta bêche, défonce ces sols vierges;
Elève des abris, des fermes, des hameaux;
Fais paître tes troupeaux, plante, greffe, ensemence
Et moissonne.
Et parmi le miel de tes abeilles,
Le lait de tes brebis, le raisin de tes vignes,
Tu verras se dresser, convalescente et jeune,
Ta fierté, Israël. »
(Poèmes juifs, Versets, 1908)
D’autres Poèmes Juifs sont des satires. André Spire plante ses flèches avec une précision qui semble en effiler encore la pointe. Le Juif et le chrétien sont pour lui des cibles qui se valent. Ou plutôt certain Juif, certain chrétien. Il nargue l’un en lui disant:
« Tu es content, tu es content !
Ton nez est presque droit, ma foi !
Et Puis tant de chrétiens ont le nez un peu courbe ! »
Est-il plus cruel envers l’autre ?
« Chrétien, tu me crois des amis
Et, bien que tu ne m’aimes guère,
Tu m’attires dans ta maison…. »
Pendant la Première Guerre mondiale, non mobilisable, il doit reprendre l’usine familiale. Il est également chargé par le Ministère de l’Agriculture de réfléchir à la reconstruction. Parallèlement, il continue à écrire, d’une part de la poésie (Et j’ai voulu la paix, 1916) et d’autre part une étude sur Les Juifs et la guerre, qui paraît en 1917. Au sortir de la guerre, il fonde la Ligue des Amis du Sionisme puis crée la revue Palestine Nouvelle et passe du Territorialisme au Sionisme classique. En 1920, à l’invitation du Dr Chaim Weizmann, Spire l’accompagne en Palestine.
En 1940, il doit s’exiler aux États-Unis, où il fut invité à enseigner la littérature française à la New School for Social Research et à l’École libre des hautes études de New York. Très actif, il participe à de nombreux colloques et termine son ouvrage, désormais classique, « Plaisir poétique et plaisir musculaire », essai sur l’évolution des techniques poétiques (José Corti 1949, rééd. 1986).
Après la guerre, il rentre en France. Il ne faut pas croire qu’André Spire ne s’intéresse qu’à la question juive mais la place et le temps manque pour évoquer autant qu’il le faudrait son oeuvre et son action publique. La question, cependant, en est le fil conducteur. Et après la deuxième guerre mondiale et le plus grand massacre de l’histoire, il n’a pas fini de régler ses comptes avec l’Éternel.
« Les siècles ont-ils bourré de tant de cire tes oreilles
Que tu es sourd aux cris, aux silences, aux trahisons des torturés ? »
André Spire meurt à Paris le 29 juillet 1966, à l’âge de 98 ans et un jour.
