19 juillet 1870
Elle aura des conséquences profonde sur le judaïsme français.
La Grande Guerre de 1914-1918 a occulté le conflit franco-prussien de 1870-1871, même si l’expérience dramatique
de la Commune en mars 1871 marque encore les esprits. Il est pourtant à l’origine du réveil des sentiments
patriotiques de la nation et permet à la République de s’imposer définitivement.
Mais la défaite, vécue comme un traumatisme durable au sein de la population, porte aussi en elle, outre l’idée de revanche, les germes de l’antisémitisme qui va éclore dans les années
1880, une décennie environ avant l’affaire Dreyfus.
Cela, la minorité israélite ne peut évidemment l’avoir prévu. Mais comment a-t-elle accueilli la chute du
Second Empire, période qui fut pour elle faste, sur le plan économique comme pour son intégration à la culture
et à la société françaises ? Et quel fut son comportement dans la guerre, puis la défaite ?
Les résultats du plébiscite de mai 1870 sur les réformes libérales introduites dans la Constitution depuis1860 avaient
semblé consolider le régime impérial. Apparemment, Napoléon III était populaire et les républicains demeuraient minoritaires dans le pays, sauf dans la capitale qui, toujours fidèle aux idéaux de la Révolution, donnait l’avantage au «non».
Triomphant à l’intérieur, le gouvernement se montre plus actif que jamais sur le plan extérieur, inquiet, après la victoire de la Prusse sur l’Autriche en 1866, de l’émergence outre-Rhin d’une grande puissance allemande sous l’égide de Berlin. De
fait, le chancelier de Prusse, Bismarck, cherche le conflit avec la France afin de parachever l’unité du Reich autour de la dynastie des Hohenzollern. La candidature d’un parent de l’empereur Guillaume I er au trône espagnol, vacant depuis 1868, est l’occasion de mettre le feu aux poudres, exploitée
par la fameuse dépêche d’Ems qui, en suggérant le congédiement de l’ambassadeur de France à Berlin par la
Prusse, humilie Napoléon III et le pousse à la politique du pire: le 15 juillet 1870, à Paris, le Corps législatif vote à une large majorité les crédits de guerre ; quatre jours plus tard la France notifie la guerre à la Prusse.
.
Face à ces développements, la presse israélite parisienne fait plutôt montre de pacifisme. Comme le note Isidore Cahen, le rédacteur des Archives israélites, les milieux d’affaires sont réservés, notamment les Juifs allemands installés en France qui professent dans la banque et le commerce: c’est eux qui, à l’en croire, nourrissent «le plus de répulsions et d’angoisses» devant la «folle entreprise de Napoléon III» et redoutent «un choc insensé».
Le conflit risque en effet de compromettre les fruits du
développement industriel du pays, d’autant que la ligne du front aura toutes les chances de traverser les régions de l’Est, si vitales pour l’économie.
De plus, la guerre s’engage mal ; mal préparée, l’armée française est très inférieure en nombre. Au début du mois d’août, moins de 235 000 soldats français doivent faire face à des Prussiens deux fois plus nombreux et qui, de surcroît, sont déjà entrés en Alsace!
Devant les premiers revers, la presse israélite préfère «refouler bien des réflexions amères, dont le moment viendra plus tard…». Il serait mal venu pour l’instant de «juger les causes, les instigateurs et le but de ce
duel gigantesque…» même si «il y aurait à cet égard bien des vérités sévères à dire…».
Devant le danger qui menace la patrie, la concorde s’impose
et chacun doit faire son devoir. Les Archives israélites du 1er août exhortent les israélites à donner leur concours à la patrie en danger au nom «de la civilisation et de la démocratie» car «c’est le drapeau tricolore qui a promené dans le monde les
grandes idées de justice et de fraternité humaine, de liberté des cultes et d’égalité des consciences».
Une vague patriotique emporte du reste la population, surtout les citadins. Républicains, libéraux et socialistes nouent dans les premiers jours d’août une sorte d’union sacrée, à l’annonce en particulier des défaites de Wissembourg et Forbach, théâtres de combats acharnés et de pertes importantes.
La réunion et la réorganisation improvisée des trois armées de Metz, Strasbourg et Châlons dans une seule armée du Rhin sont impuissantes à arrêter la débâcle, réveillant davantage encore la conscience nationale.
Des jeunes israélites se portent alors volontaires : Jacques Bloch, 16 ans, rejoint l’armée des Vosges ; Richard Bloch – le père de l’écrivain Jean Richard Bloch – interrompt ses études
pour rallier l’armée de la Loire tandis que Théodore Wolf prend part au siège de Toul. Certains tombent au combat tel l’étudiant en médecine Handvogel, tué devant Metz, ou Jacques Leser. Le plus jeune des volontaires est vraisemblablement Henry Raine qui, à l’âge de 15 ans, gagne les rangs des francs-tireurs de la Côte-d’Or et participe à tous les combats dans la région dijonnaise.
L’armée française compte alors de nombreux officiers et sous-officiers israélites. Ainsi Léopold Sée devient-il général de brigade en novembre 1870 pour sa conduite à la bataille de Gravelotte ; le colonel Gabriel Brisac commande, pour sa part, la réserve d’artillerie du 12e corps de l’armée du Rhin. Sur 44 blessés juifs lors du blocus de Metz, 8 sont officiers ou sous-officiers et 7 hommes décèdent des suites de leurs blessures.
En Algérie, le grand rabbin d’Oran Mahir Charleville presse ses coreligionnaires de se porter volontaires: «Vous avez un devoir de plus à remplir, vous devez payer de vos personnes: par votre empressement à prendre part parmi les soldats de la Colonie, vous contribuerez à la victoire du drapeau français…». Des appels semblables sont lancés dans les autres villes d’Algérie mais, souvent, les israélites se heurtent aux préjugés.
À Miliana par exemple, les volontaires juifs sont objets de railleries; ceux d’Alger voient leur engagement refusé par la Garde nationale. L’antisémitisme fleurit chez les Européens de la colonie pour lesquels les qualités de juif et de soldat sont incompatibles.
Pour la première fois, trois aumôniers israélites sont chargés de porter dans les hôpitaux «à nos pauvres et héroïques soldats blessés les encouragements et les consolations de la religion» ; ils sont affectés à l’armée du Rhin.
Les rabbins de Paris, Félix Lazard, de Toulouse, Léon Oury, et de Thann, Mook, sont volontaires. Le grand rabbin du Consistoire central Lazare Isidor demande aux familles de
fournir des renseignements sur leurs proches mobilisés. Les rabbins Oury et Mook, respectivement attachés à la
Garde impériale et au 4e Corps, sont aussi sans cesse en contact avec les troupes actives, sillonnant les champs de bataille avec les ambulances, terme désignant à l’époque les unités mobiles de soin.
Symbole de l’«union sacrée», l’évêque de Metz visite l’hospice israélite et distribue des médailles de la Vierge aux soldats en présence du rabbin Lazard, «preuve nouvelle, pour L’Indépendant de la Moselle du 5 septembre 1870, de la mutuelle tolérance qui règne entre les différents cultes de notre ville.»
Léon Oury reconnaît que la tâche des aumôniers est difficile. Il leur faut, au «milieu de trente à quarante mille blessés, découvrir les nôtres…».
La communauté de Metz a bien mis à sa disposition deux ambulances, mais elles sont insuffisantes face au nombre de victimes. Les aumôniers ont tout de même pu venir en aide à
plus d’une centaine de combattants blessés ou malades.
Dans toutes les villes touchées par la guerre, les civils israélites tentent, selon leurs moyens, de réconforter les
soldats. Le rabbin de Lunéville Alfred Lévy convertit une partie de la maison de retraite israélite en hôpital militaire;
la Société talmudique de Paris transforme sa maison d’études en centre de soins. Fait d’autant plus remarquable que la majorité des membres de cette association sont allemands! De riches particuliers mettent leurs propriétés à la disposition de l’armée, ainsi la baronne James de Rothschild à Boulogne sur Seine. Les dons juifs affluent pour la défense nationale. La
quête consistoriale à Paris pour les soldats rapporte plus de 3500 francs tandis que La Bienfaisante israélite décide d’abandonner aux blessés la totalité des cotisations de l’année. Les familles Rothschild, Cahen d’Anvers et Camondo offrent plus de 11 000 francs pour couvrir les frais d’équipement d’un escadron d’éclaireurs à cheval.
Le «bon exemple est contagieux» se félicite Isidore Cahen.
À Paris et dans les provinces de l’Est, de Strasbourg à Nancy, la mobilisation des femmes juives a été puissante dès le début du conflit. Selon Sylvain May de Nancy, presque «toutes nos Dames israélites ont fait partie des œuvres collectives qui se sont créées pour venir au secours de tant de malheureux…».
Malgré son âge avancé, la veuve de l’ancien ministre des Finances Michel Goudchaux se propose comme infirmière,
comme d’autres femmes, déjà impliquées dans les sociétés de bienfaisance.
À Metz, elles sont dix-neuf à se dévouer ainsi, dans des conditions souvent pénibles. Une mention particulière doit être faite au dévouement patriotique de Coralie Cahen. Vice-Présidente de l’Association des dames françaises, elle est envoyée à Metz, où la bataille fait rage depuis le 19 août, pour porter secours aux blessés aux alentours de la ville, puis lors du siège qui s’achève à la fin du mois d’octobre, sauvant des hommes par centaines.
Puis, sortie de la zone occupée par l’ennemi, elle rejoint Tours et œuvre pour les combattants de l’armée de la Loire à Vendôme en réquisitionnant le lycée devenu hôpital. Lorsque, le 16 janvier 1871, les Prussiens entrent dans la ville et imposent leur drapeau sur l’hôpital et les ambulances, elle lance au général: «Nous sommes couverts par la Croix-Rouge et par le drapeau français, vous n’avez le droit de toucher ni à l’un ni à l’autre. […] S’il le faut, nous prendrons des charrettes et nous emporterons nos blessés comme nous pourrons; mais nous ne vivrons pas, nous ne pouvons pas vivre sous le drapeau prussien!». Et le drapeau est retiré. De retour à Paris le 22 mars 1871, en pleine Commune, elle travaille à nouveau pour les ambulances puis, apprenant que des Français souffrent et meurent dans les hôpitaux allemands, elle part en Allemagne à leur secours dès la mi août, sur ses propres deniers. Maxime du Camp devait lui
rendre hommage en ces termes: «On a dit, et j’ai dit moi-même, que les israélites n’avaient qu’un sentiment incomplet de la patrie ; ô juive, pardonnez-moi!»
Malgré les efforts militaires déployés en août, l’ennemi progresse et les mauvaises nouvelles s’accumulent. À titre de maigre consolation, les Archives israélites du 1er septembre
1870 notent que «tous les cultes rivalisent de zèle et de charité, les Israélites se montrent en cette occurrence à la
hauteur de leur pays.»
La défaite de Sedan, le 2 septembre, et surtout la reddition de Napoléon III et de 100 000 hommes sur le champ de
bataille sont ressenties comme une humiliation totale. Pourtant la résistance a été acharnée, et plusieurs israélites,
dont le capitaine d’artillerie Adolphe Lévy, tombent alors au
champ d’honneur.
Tandis qu’à Paris, le régime impérial s’écroule, que la
République est proclamée et que se forme pour organiser la résistance à l’ennemi un Gouvernement de la Défense nationale de 12 membres, dont Léon Gambetta et Jules Ferry,
qu’à Lyon et à Marseille, les radicaux et les libéraux œuvrent dans le même sens, la presse israélite se montre circonspecte sans paraître néanmoins regretter l’Empire. Pour elle, il y a plus urgent, dans l’épreuve que traverse la
France, que de se soucier du progrès dans l’ordre social; «l’étranger occupe le territoire, il faut le repousser.»
Isidore Cahen déplore la guerre et le désastre dont elle est cause: «le présent est horrible et l’avenir plein de menaces.» Certes, il souhaite plus de succès à la nouvelle expérience
politique qu’aux précédentes mais note-t-il avec amertume: «Tandis que d’autres nations semblent avoir trouvé le moyen de concilier l’ordre et la liberté, la stabilité et le progrès, la
France oscille stérilement entre les extrêmes.»
L’entourage de Léon Gambetta comptent plusieurs israélites républicains: Alfred Naquet et Gaston Crémieux saluent le régime tandis que le leader républicain nomme Camille Sée au secrétariat général du ministère de l’Intérieur et Eugène Lisbonne à la préfecture de l’Hérault.
Les Juifs de France se réjouissent tout particulièrement du retour d’Adolphe Crémieux, le président de l’Alliance israélite, au ministère de la Justice.
Le Gouvernement provisoire entend avant toute chose redresser la situation militaire.
Gambetta prévoit ainsi la création de 60 nouveaux bataillons de 1 500 hommes chacun. À partir du 20 septembre, 280000 hommes en armes attendent l’affrontement dans Paris assiégé par près de 180 000 combattants allemands bien équipés. La capitale espère le soutien de la province.
Parmi les gardes nationaux qui assurent la défense de Paris, se trouvent de nombreux israélites : Édouard Lippmann, Jules Worms… Le chef de bataillon Eugène Lévy est nommé
lieutenant-colonel dans le corps du génie. Raphaël Lévy, jeune élève du Séminaire israélite, a abandonné ses études pour la Garde nationale. «C’est aujourd’hui 5 octobre, jour du Grand Pardon des Israélites, constate, enthousiaste, La Liberté. Combien de milliers de soldats n’y a-t-il pas en ce
moment dans le temple…». Sans doute ce chiffre est-il exagéré, mais le patriotisme atteint certainement des sommets comme en témoigne cette lettre de Julie Lévy: «Nous sommes à un moment où nul ne doit avoir d’autre
préoccupation que de se défendre jusqu’à la mort. […] À ce prix seul nous aurons la victoire.»
Si le moral tient bon, les nouvelles sont alarmantes. Après Toul, c’est au tour de Strasbourg de capituler le 28 septembre, inspirant à Isaac Bloch cet hommage poétique: «Ton courage a semé des graines de vengeance,
Ta chute a préparé ta prompte délivrance:
Nous te reconquerrons…».
Arrivés aux portes de Paris, les Prussiens préfèrent l’instauration du blocus à un assaut meurtrier, obligeant Gambetta a quitter la ville par ballon le 8 octobre pour se rendre à Tours et y lever de nouvelles troupes.
De ces heures cruciales, la presse israélite retient au moins une nouvelle positive. Enfin! Les nationalistes italiens, profitant de l’évacuation du territoire pontifical par les troupes
françaises vers la fin août, ont pu entrer dans Rome et mettre fin par la même occasion à l’existence de l’odieux ghetto romain. S. Rosenthal le souligne: la prise de Rome par les Italiens signifie l’émancipation pour tous les Juifs de la péninsule. Occasion aussi au passage d’égratigner la politique italienne de Napoléon III: «À Paris comme à Rome, on a pu remarquer que Dieu ne permet point à un homme de
s’élever au-dessus du droit commun.[…] Nos coreligionnaires sont enfin assimilés aux autres citoyens.»
Pourtant, avant que le siège n’arrête sa parution, les Archives israélites ne peuvent passer sous silence, en regard des actes patriotiques de la communauté, l’antisémitisme qui
affleure de toutes parts. Après s’être attaqués aux protestants, jugés pro-allemands, certains journaux, notamment les titres cléricaux, prennent les Juifs pour cibles, les accusant d’être des espions à la solde de la Prusse. En
août Le Public adjoint à la nouvelle du suicide du «Juif Mayer» de Metz ce commentaire: «L’espionnage allemand
s’est fait justice à lui-même…».
L’explication se trouve dans les souvenirs d’Hyppolite Lévy sur le blocus de la ville: Gustave Mayer, originaire de Cologne mais installé à Metz depuis de nombreuses années, accusé à tort d’espionnage, fut poussé au suicide après la destruction de son magasin par la foule. Cette histoire n’est pas unique puisque l’agence Havas rapporte qu’en Lorraine «on accuse plusieurs israélites d’être prussiens de coeur comme d’origine, mais il y a là de l’exagération.»
Pourtant, dans Metz occupée, les Prussiens décident l’expulsion des Juifs polonais, les estimant rebelles au pangermanisme. Il revint au grand rabbin Benjamin Lipman de s’opposer fermement à leur départ, avec succès. À Paris, Le Monde s’interroge sur les compétences du professeur à la faculté de médecine Germain Sée, chargé d’organiser les
ambulances sous le Gouvernement provisoire: «Puisse-t-il appartenir à la très minime portion du peuple israélite qui s’est francisé en se laissant atteindre par nos pratiques bienveillantes.» De même pour le docteur Michel Lévy, qui, chargé de l’organisation de l’intendance générale, est soupçonné d’entraver le fonctionnement des ambulances!
L’antisémitisme, on le sait, est plus virulent en Algérie. Les Archives israélites déplorent souvent l’hostilité des
colons à l’égard des Juifs: «Depuis quand, dans un pays où flotte le glorieux drapeau de la France […], a-t-on vu désigner les gens par leurs croyances, pour en faire un sujet de ridicule ou de mépris ? Serions-nous donc revenus à ces siècles d’ignorance et de barbarie où nos pères gémissaient sous la plus cruelle et la plus injuste des persécutions?» Lorsque le Conseil du gouvernement ratifie le 24 octobre, parmi 9 décrets proposés par Adolphe Crémieux, celui qui fait des
35000 israélites algériens des citoyens français, l’antisémitisme y prend un tour plus politique. Pour les milieux
militaires, accorder la citoyenneté française à un groupe indigène met en péril l’ordre colonial. L’état de guerre masque la crise latente, mais, dès juillet 1871, les critiques se font plus violentes. Suite à la pétition de l’ancien préfet d’Oran, Charles du Bouzet, le ministre de l’Intérieur Lambrecht dépose un projet de loi abrogeant le décret Crémieux considéré comme néfaste à la défense nationale.
Aux yeux de Du Bouzet et de Lambrecht, les Juifs d’Algérie «ne sont français ni par la langue, ni par les mœurs ni par les traditions, ni par les intérêts», accusations qu’Adolphe Crémieux réfute avec d’autant plus d’indignation qu’elles émanent de républicains: «Comment! La République de 1848 a donné aux nègres la liberté avec tous ses droits, et l’on s’élève contre la naturalisation des juifs donnée par la République de 1870!».
Et d’obtenir à nouveau gain de cause, le décret du 9 octobre 1871 se bornant à définir les catégories d’israélites qui peuvent prétendre à la qualité d’indigènes algériens.
Entre-temps, la métropole subit en certaines régions l’occupation ennemie tandis qu’ailleurs se poursuivent des
combats meurtriers comme en témoigne le jeune lieutenant Georges Henri Halphen de l’armée du Nord: «Ma batterie a affreusement souffert et a admirablement donné pendant les
deux jours entiers [à la bataille de Bapaume du 3 janvier1871]. Les larmes me viennent aux yeux chaque fois que je la rassemble: à peine la reconnais-je!». Lui-même se distingue encore aux combats de Saint-Quentin et reçoit pour ses actes de bravoure la croix de la Légion d’honneur, une récompense qu’il préfère «du modèle républicain» comme il l’écrit à sa mère.
Dans Paris, la pénurie commence à devenir intenable. Les tentatives de percée des assiégés se soldent par des échecs. Le 2 décembre, le commandant (juif) des éclaireurs de la Seine, Léon Franchetti, tombe près de Champigny.
De plus, à partir du 5 janvier 1871, les obus ennemis assaillent la capitale. Pourtant, les 22000 israélites parisiens veulent encore croire en la victoire. Au Théâtre-Français, Melle Favart et Coquelin déclament les poèmes patriotiques d’Eugène Manuel, l’un des fondateurs de l’Alliance israélite universelle et futur membre du cabinet de Jules Simon à l’Instruction
publique, en particulier Les pigeons de la République :
«Votre vol est officiel :
C’est le salut qu’il nous annonce.
La France a dicté la réponse,
Et vous nous l’apportez du ciel 37.»
En dépit des efforts du Gouvernement provisoire, la situation militaire est désespérée. Le 26 janvier 1871, Jules Favre négocie à Versailles la capitulation de Paris et un armistice de
vingt et un jours, le temps nécessaire à l’élection de l’Assemblée nationale à qui il reviendra de signer la paix.
Le 8 février, les urnes envoient une majorité de monarchistes à Bordeaux où se réunit l’Assemblée, les électeurs parisiensse singularisant à nouveau en choisissant des candidats républicains.
Pour l’avocat juif marseillais Gaston Crémieux, l’attitude des membres de l’Assemblée est inadmissible: «Vous n’êtes qu’une majorité de ruraux! Majorité rurale: honte à la France!».
Le divorce entre les provinciaux, monarchistes, et les Parisiens, républicains, est désormais patent, notamment lorsque Thiers, élu chef de l’Exécutif provisoire et décidé à soumettre Paris, signe les préliminaires de paix avec Bismarck.
Désormais, Paris en armes entend résister à la fois à l’occupant et aux «Versaillais», comme l’on nomme ceux qui reconnaissent l’autorité de l’Assemblée, installée après Bordeaux à Versailles, Thiers ayant prudemment refusé son retour à Paris 40. Le 18 mars, une tentative de l’armée régulière pour s’emparer des canons postés à Montmartre déclenche l’insurrection de la capitale et provoque la naissance de la Commune. Venus à la rescousse des Montmartrois, les bataillons de la Garde nationale capturent le général Lecomte. C’est au capitaine Simon Mayer, de service au Château-Rouge, que les insurgés amènent le général, mais c’est la Garde nationale, à qui il le remet l’après-midi, qui fusille peu après le prisonnier.
Le 6e conseil de Guerre jugera néanmoins Simon Mayer responsable de la mort du général Lecomte en juillet.
S’il est vrai que quelques Juifs s’engagent dans le mouvement révolutionnaire, la communauté, dans son
ensemble, fait le choix versaillais, partageant l’attachement d’Adolphe Thiers aux valeurs de paix, d’ordre, de défense de la liberté mais aussi de la propriété. Beaucoup de bourgeois
israélites ont profité de l’armistice pour fuir la capitale.
Faut-il voir dans les partisans juifs de la révolte d’ardents socialistes ou plutôt des républicains inconditionnels? Nombre de soldats de la Garde nationale sont, surtout pendant le siège, des patriotes ayant à cœur de défendre la ville; ils persistent ensuite dans leur refus de tout compromis avec les envahisseurs prussiens par républicanisme et par
devoir. Il en va ainsi par exemple pour Simon Mayer ou pour Maxime Lisbonne. Capitaine dans la Garde nationale, ce
dernier n’a jamais milité dans les rangs de l’Internationale. S’il
s’engage dans la Commune, c’est plus par opportunisme que par conviction.
D’abord délégué du 10e arrondissement au comité central de la Commune de Paris, il est nommé à la tête de la Xe Légion puis, le 1er mai, il est attaché à l’état-major avec le grade de lieutenant-colonel. Surnommé le «D’Artagnan de la Commune» en raison de son dédain des balles ennemies, il participe à la Semaine sanglante de la fin mai. Blessé, il est alors fait prisonnier par les Versaillais.
Force est de reconnaître cependant que certains jouent un rôle non négligeable au sein de la Commune. Les frères Élie et Gustave May sont chargés de l’intendance, démis cependant dès le 2 mai car suspectés de malversation par le Comité de salut public, élu pour sauver la révolte. Quelques-uns sont du reste de véritables internationalistes, comme l’opticien Lazare Lévy qui, très proche de Léo Frankel, œuvre
à la promotion des coopératives ouvrières de production. Léo Frankel fait figure de parfait révolutionnaire.
D’origine hongroise, installé depuis 1867 à Lyon puis à Paris, il
représente la section allemande de l’Internationale. Il s’engage le 4 septembre dans la Garde nationale tout en
reconstituant avec Eugène Varlin le conseil fédéral de l’Internationale.
Sous la Commune, il est l’un de ceux qui prend des mesures socialistes, en particulier la création des ateliers coopératifs ainsi que l’interdiction des amendes et retenues sur les salaires.
Blessé sur les barricades durant la Semaine sanglante, il réussit cependant à échapper aux Versaillais et à gagner
la Suisse puis l’Angleterre.
Le mouvement révolutionnaire gagne aussi d’autres villes comme Marseille, où se signale Gaston Crémieux. Dès le 8 août 1870, il proclame la République. Aussitôt arrêté, il est libéré par la République du 4 septembre et s’emploie à lever des troupes pour la Ligue du Midi: «Nous partirons de Marseille en armes, nous prêcherons sur nos pas la guerre sainte…»
Membre de la commission départementale insurrectionnelle qui ratifie le 2 novembre la Commune révolutionnaire, il soutient par la suite celle de Paris contre Versailles. Le 22 mars, il prend la direction du mouvement insurrectionnel marseillais. Six jours plus tard, le général Espivent de la
Villeboin déclare le département des Bouches-du-Rhône en état de guerre.
Le 4 avril, au terme d’une semaine de combats de rues, la Commune de Marseille, celle qui a la plus grande longévité en province, tombe et Gaston Crémieux est arrêté.
Contre les fédérés, la répression est sévère, sauvage même. À Marseille, on dénombre plus de 200 morts et plus de 500 personnes sont en état d’arrestation.
À Paris, c’est le carnage à l’entrée des Versaillais le 21 mai. Le 28 mai, ces derniers ont perdu près de 900 hommes, dont des officiers israélites tombés en donnant l’assaut à des barricades; ainsi le capitaine Brandon et le commandant Théophile Cahen, lequel, chef de bataillon du 42 e de ligne, est tué près de la gare de Vincennes le 26 mai 48.
Les représailles exercées contre les insurgés, et parfois de simples Parisiens malchanceux, sont terribles: les troupes de Thiers fusillent sans jugement. Ainsi le directeur du Conservatoire, Daniel Salvador, est-il assassiné sur de simples présomptions.
Au total, les pertes parisiennes s’élèvent à plus de 17 000 morts.
Parmi la trentaine d’insurgés condamnés à mort par les conseils de guerre, Gaston Crémieux qui, le 30 novembre 1871, avant d’être exécuté, écrit à sa femme: «Nous avons été bons: nous sommes victimes. […] Nous avons fait un rêve triste 50.»
Pour Isidore Cahen, Crémieux est certes « fauteur, mais hélas! Aussi victime de nos discordes civiles… ”.
Quinze mille prévenus, dont une soixantaine d’israélites – et parmi eux une femme, Fanny Bloch –, passent ainsi devant les conseils de guerre.
Au nombre des condamnés transportés en Nouvelle Calédonie, Maxime Lisbonne et Simon Mayer qui bénéficieront tous deux de l’amnistie de 1880.
Les autorités communautaires, acquises aux idéaux de 1789 mais hostiles à ceux de 1793, se montrent très sévères à l’égard de la Commune et des communards. Par conformisme et par souci de préserver les acquis de l’intégration, ils aspirent au retour à l’ordre et à la paix. Léon Franchetti et
Théophile Cahen, morts héroïquement au combat, font l’objet d’un véritable culte car «c’est l’Israélitisme tout entier qui se trouve honoré par une telle vie et surtout par une telle mort:
l’éclat en rejaillit sur nous tous…»
En revanche, on préfère oublier Gaston Crémieux, Simon Mayer ou Léo Frankel ! Nulle compassion pour les déportés ou pour les victimes des Versaillais! La presse israélite se range résolument dans le camp de Thiers et relate avec fierté chaque acte de bravoure accompli de ce côté. Ainsi célèbre-t-elle A. Wolff, demeurant rue des Filles-du-Calvaire, pour avoir réussi à enivrer des insurgés et à les détourner de leur projet de détruire la quartier car nul «n’ignore le pouvoir
enchanteur que la boisson alcoolique avait sur les communeux» Ceux-ci sont considérés comme des vandales,
des «barbares du dedans» alors que les Prussiens sont ceux du dehors. Ils incarnent «la démagogie cosmopolite appuyée par le rebut de la populace parisienne». Aussi Isidore Cahen
rend-il hommage à l’action d’Adolphe Thiers et au «courage de notre brave armée» puisque maintenant «les honnêtes
gens respirent; la famille, la propriété, la sécurité ne sont plus
quotidiennement menacées…»
Pendant la fête de Chavouot, tombée en pleine Semaine sanglante, les synagogues étaient restées fermées. Les
communards avaient alors pris possession du temple rue de la Victoire mais sans causer de dommage. Fort heureusement, le «destructeur de l’Égypte» n’était pas entré dans les demeures juives!
Au total, guerre et Commune comprises, la France paie un lourd tribut humain: plus de 139 000 morts. À notre connaissance, plus de cinquante israélites sont morts sur les champs de bataille dont le commandant Bernard et le capitaine Richard Troller. À ce triste bilan, s’ajoutent bien sûr les pertes matérielles et le prix de la défaite. En plus d’une indemnité de cinq milliards de francs, le traité de Francfort ampute la France de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. La séparation suscite alors un regain de patriotisme chez les israélites des provinces perdues, même émigrés sur des
terres lointaines. De Pernambouc au Brésil à San-Francisco, des Juifs protestent contre la cession de leur région natale à la Prusse tout en se montrant convaincus que «la République n’a cédé notre bien-aimé territoire qu’à la force brutale des Vandales modernes…»
Beaucoup de Juifs alsaciens et mosellans font une déclaration d’option avant le 1er octobre 1872 pour rester
Français. En l’espace d’une année, près de 4 500 israélites traversent la ligne bleue des Vosges ! Les petites communautés rurales sont les plus touchées. Ainsi, Bischwiller perd 46 % de ses membres. L’hémorragie continue les mois suivants et en 1890 le judaïsme alsacien compte à peine 35 000 âmes alors que Paris voit sa population juive passer de 20 615 individus à 24 500
entre 1866 et 1872. Deux nouveaux rabbinats sont alors créés à Vesoul et à Lille tandis que des communautés
s’accroissent dans les départements frontaliers (Belfort reçoit près de 900 personnes !) et en Normandie.
Nombre d’industriels du textile délocalisent leurs entreprises, comme les familles Blin et Herzog installées désormais à Elbeuf; les forges Dupont-Dreyfus sont transférées en
Meurthe-et-Moselle etc.
Le Consistoire central, inquiet du sort des communautés annexées, s’était empressé le 16 mars 1871 d’envoyer une note aux plénipotentiaires chargés de régler les conditions de la paix. Il espère que le judaïsme continuera à être administré suivant le système qui le régit aux termes de la loi française et
que les israélites jouiront «dans leur nouvelle patrie» des mêmes droits civils et politiques que leurs concitoyens des autres cultes, au nom «de la liberté de conscience et de l’égalité humaine». De fait, le Reich ne bouleversera pas les acquis même si la «germanisation» de la communauté est une réalité qui entretient chez les israélites alsaciens-lorrains un courant d’émigration vers la France.
Les Juifs de France manifestent, semble-t-il, de la rancune à l’égard de leurs coreligionnaires d’Allemagne. Si Isidore Cahen affirme que «nous [Juifs français] n’avons jamais partagé les préjugés français à l’égard de l’Allemagne…», il reproche aux Juifs d’outre-Rhin de «faire chorus avec la
politique de fer et de sang». Le docteur Philipsohn de l’Allgemeine Zeitung des Judentums est vivement attaqué pour ses déclarations visant à convaincre les Juifs restés en Alsace de soutenir le Reich. La presse israélite les somme au contraire de lui résister car «nul Israélite français, – non seulement en France, mais dans le monde entier – n’oubliera que tout Allemand a trempé dans le démembrement de sa
patrie… 64.» Toute collaboration ou forme de solidarité sont désormais exclues entre les Juifs alsaciens et allemands.
Le temps où les israélites français accueillaient leurs coreligionnaires pour célébrer les fêtes en commun est révolu. Les 12 000 combattants juif du Reich sont désormais associés à la victoire prussienne et à l’occupation des deux provinces. Négligeant le zèle patriotique des siens, Isidore Cahen blâme l’attitude de ces vainqueurs qui ont voulu «s’attirer davantage la faveur du Teutonisme triomphant et se
persuader à eux-mêmes qu’ils sont de purs Allemands», oubliant que «sans la France, ils seraient encore au Ghetto».
Isidore Cahen entrevoit déjà combien la victoire allemande va contribuer à répandre le goût pour les carrières militaires au sein du judaïsme français. Nombreux sont en effet les fils de l’Alsace à choisir la carrière des armes. Alfred Dreyfus est loin d’être une exception.
Entre 1871 et 1880, Saint-Cyr et Polytechnique recrutent 178 candidats originaires des territoires annexés. Alexandre Brisac, Bernard Francfort, Gédéon Geismar, Paul Grumbach, Camille Lévi, Lucien Lévy et des dizaines d’autres rejoignent
l’armée de la Revanche. Pour leur permettre d’échapper au service militaire du Reich et de poursuivre des études françaises, la bourgeoisie juive d’Alsace-lorraine s’empresse d’envoyer ses enfants en France. En 1914, plus de 600 israélites alsaciens, donc de nationalité allemande, installés en France, ne regagnent pas leur régiment.
Après l’annexion, les Juifs de France observent d’un regard attentif leurs coreligionnaires passés sous le joug allemand. Dans son sermon du 15 septembre 1871, le grand rabbin
Lazare Isidor évoque les liens qui les «unissent encore à cette chère AlsaceLorraine, si violemment arrachée à la
France!» et incite ceux qui ne pourraient se «résoudre à vivre sous un autre drapeau que celui de la France» à émigrer. Le rabbinat joue un rôle actif dans le patriotisme. Comme le remarque Jean-Marc Chouraqui, les sermons se focalisent à partir de 1871 sur le thème patriotique, comparant les
combattants de 1870 aux Macchabées et assimilant les communautés d’Alsace-Lorraine aux dix tribus perdues. Avant de quitter Colmar pour prendre ses nouvelles fonctions à Vesoul, le grand rabbin Isaac Lévy prononce le 7 septembre dans la synagogue de Metz un sermon où il rappelle que
«les vaincus d’aujourd’hui peuvent être les vainqueurs de demain…». Si les israélites ressemblent aux exilés de
Babylone pleurant Sion, ils doivent être fiers des héros de Gravelotte et de Saint-Privat, volontairement «immolés sur l’autel de la patrie.»
Le culte de la patrie et l’amour de la République, désormais confondus, garantissent les idéaux de l’émancipation et sont porteurs des mêmes valeurs que le judaïsme. L’israélitisme
trouve enfin, à la faveur de la défaite et de la victoire républicaine, sa raison d’être politique au sein de la nation.
Lors de l’inauguration du monument aux victimes du siège à Belfort, Isaac Lévy considère cet édifice aussi comme «un enseignement pour les générations qui s’élèvent. Il apprendra
à nos enfants à aimer la patrie, à braver le péril, à pratiquer le renoncement, l’abnégation, le sacrifice.»
En septembre 1873, le grand rabbin Jacques Henri Dreyfuss de Paris, dans une allocution destinée à commémorer la bataille de Sedan, affirme que l’amour pour Dieu est le même que celui pour la patrie: «La France, au sortir de ses désastres, et sur le point de se relever sera une, si elle veut rester inébranlable. Là où la religion sera impuissante, le patriotisme agira sur les cœurs. Dieu, Patrie ! Voilà quel sera
notre culte. Restons-y fidèles, et un jour viendra, où la France forte, relèvera cette palme de la victoire…»
Après avoir condamné l’entreprise imprudente de Napoléon III et constaté que le judaïsme français «sort[ait] […] affreusement mutilé de cette lutte déplorable», Isidore Cahen espère bien que le nouveau régime réussira à instaurer la stabilité économique et la paix nationale.
Les premières années pourtant, il semble que la communauté doute encore des vertus de la République, non pas en tant que système mais parce qu’elle n’a pas pu conjurer la défaite et la perte des deux provinces.
Simon Bloch, sur un ton ironique, se montre assez sceptique: «Le 4 septembre sera l’anniversaire de la proclamation de la République à Paris. Depuis ce jour, nous vivons, comme nos pères, après leur arrivée sur la terre promise, sous des Schophtim, des juges, des conseils de guerre […]. Mais voici une différence essentielle entre jadis et aujourd’hui. La République israélite avait d’excellents généraux; Gédéon et Samson battaient énormément l’ennemi, tandis que Trochu et
Gambetta se sont fait battre par les Philistins à casques pointus et à têtes carrées.» Bénéficiaires du décret Crémieux, les Juifs algériens sont les premiers à se rallier au régime. À l’étranger, les israélites originaires d’Alsace tentent de se consoler en espérant que la République saura un jour recouvrer les provinces perdues.
En juillet 1871, après avoir rappelé les liens qui unissent ces régions à la patrie, Alexandre Weill, le président de l’association des Alsaciens-Lorrains de San-Francisco, termine son discours aux cris de «Vive la France! Vive la République!»
C’est sous la République modérée des opportunistes, à partir de 1879, que la communauté commence à assimiler aux siennes les valeurs du régime – promotion de l’individu par le mérite et défense d’un État neutre et laïque –, ce qui justifie son ralliement. Le retour aux principes de 1789 s’inscrit dans la logique de l’israélitisme dont le patriotisme est l’une des composantes.
Désormais farouches républicains, les Juifs de France peuvent confirmer leur intégration.
Au total, la minorité israélite a payé cher le chaos de «l’année terrible». Au plan démographique en particulier puisqu’au sortir de la crise, elle ne comprend plus qu’à peine 90 000 âmes.
La perte de 40 000 Juifs des deux départements alsaciens et de la Moselle est, certes, partiellement compensée par les 3000 israélites d’Algérie, devenus des citoyens français, mais le traité de Francfort prive la communauté de ses sources vives. Participant pleinement du patriotisme alors manifesté
par les populations urbaines, celle-ci a réagi diversement aux événements politiques, tout en se rangeant très majoritairement dans le camp de l’ordre, ce qui ne saurait surprendre étant donné son embourgeoisement en cours. Reste que la défaite et les bouleversements internes ne nuisent pas à sa marche à l’intégration, tandis que se renforcent, à travers son républicanisme, les valeurs de l’israélitisme, à savoir un culte de la patrie allant de pair avec le messianisme juif.
Le paradoxe est que la naissance de la République fit aussi le lit de l’antisémitisme politique et du thème du complot juif. Un courant au sein de l’Église conservatrice se distingue à cet
égard. Ses défaites du début des années 1880 (lois scolaires, loi sur le divorce) ne sont-elles pas provoquées à ses yeux par les francs-maçons, les protestants et les Juifs ? Les cadres de l’armée, eux aussi, après avoir connu la débâcle de 1870, s’inquiètent de l’afflux de ces fils d’Alsace dans leurs
rangs. Seront-ils des officiers loyaux? Plus l’armée devient un instrument au service de la République, plus la réaction est violente. Le traître juif, l’espion au service de l’ennemi juré, n’est-il pas déjà présent dans l’institution qui doit réparer l’honneur de la France ? L’ultramontain Louis Veuillot, le rédacteur de L’Univers, fut l’un des premiers à dénoncer l’emprise juive sur l’armée: «Moi, chrétien catholique de France, vieux en France comme les chênes et enraciné comme eux, je suis constitué, déconstitué, reconstitué, gouverné, régi, taillé par des vagabonds d’esprit et de moeurs. […] Je suis sujet de l’hérétique, du juif, de l’athée et d’un composé de toutes ces espèces qui n’est pas loin de ressembler à la brute.» Cela, seize ans avant la parution de La France juive de Drumont (1886) et plus de vingt ans
avant la campagne lancée par le «pape de l’antisémitisme» contre les officiers juifs dans La Libre Parole (1892). Tout
en faisant, à tort, de Gambetta un authentique Juif, Drumont tiendra que le 4 septembre a mis au pouvoir les Juifs français, que la «juiverie financière et cosmopolite» aurait alors profité
du chaos, que la «Bohème juive» serait à l’origine de la Commune, et pire encore, que les Juifs auraient livré Paris et les deux provinces aux Prussiens.
Le conflit franco-français peut désormais éclater. Les préjugés nés pendant la guerre de 1870, mûris par la défaite, nourrissent dorénavant les contempteurs de la IIIe République. Le Juif incarne à la fois la modernité et le
progrès. Il représente alors l’ennemi intérieur…
(Source: Philippe Efraïm Landau, Archives juives Vol 37)
