14 juillet 1956
Décès à Chicago d’Isaac Rosenfeld, l’étoile filante de la littérature juive américaine.
Lorsque Saul Bellow obtint le Prix Nobel de littérature en 1976, ses premiers mots à un ami furent: « Ça aurait dû être Isaac ». Mais on ne décerne pas le prix aux écrivains morts et personne ne saura jamais ce que serait devenue la carrière littéraire d’Isaac Rosenfeld s’il n’avait pas été fauché par une crise cardiaque massive à l’âge de 38 ans.
« Nous ne comprenons toujours pas ce qui est arrivé aux Juifs d’Europe, et peut-être que nous ne le colmprendrons jamais. » Ainsi écrivait Isaac Rosenfeld dans le numéro de février 1948 du « New Leader ». Affirmant qu’après la Shoah, la discussion familière sur le bien et le mal était devenue un exercice inutile de nostalgie, il conclut: « La terreur au-delà du mal et la joie au-delà du bien: c’est tout ce avec quoi nous devons nous débrouiller, que nous comprenions ce qui est arrivé, ou recommencions tout à zéro. »
Ce fut l’une des tentatives les plus précoces et toujours l’une des plus puissantes pour traduire en mots le vide que la Shoah a fait exploser dans la conscience humaine. Pourtant, on se souvient aujourd’hui de l’homme qui a écrit ces phrases et de nombreuses autres aussi fortes, si tant est qu’on s’en souvienne, surtout comme un échec légendaire.
Sa mort subite en 1956 à l’âge de trente-huit ans, entourée d’une pile de manuscrits inachevés, fut la photo finale de ce qui ressemblait au gaspillage d’une grande promesse, et le changea en une triste comète, vaguement visible dans le firmament des légendaires Intellectuels juifs de New York.
Ami de toujours de Saul Bellow, Rosenfeld vécut d’idées élevées et difficiles, d’auto-exploration fiévreuse de Greenwich Village – une vie que nous connaissons de la manière la plus vivante à travers les personnages fictifs de Bellow.
Sa seule oeuvre achevée est un roman d’apprentissage vers l’âge adulte; les romans suivants ne parurent jamais. L’œuvre littéraire dont on se souviendra probablement le plus est une parodie en yiddish du poème de T. S. Eliot, « La chanson d’amour de J. Alfred Prufrock ».
Le protagoniste adolescent de « Passage from Home » d’Isaac Rosenfeld tente de faire quelque chose dont la sagesse populaire affirme qu’on ne peut pas la faire. Comme dit le proverbe on peut choisir ses amis, mais on ne peut pas choisir sa famille.
Bernard Miller, protagoniste aussi précoce que l’auteur qui l’a créé – à 14 ans, il lit Nietzsche, Schopenhauer et Herbert Spencer – se rend compte qu’il étouffe chez lui. Ce n’est pas seulement, ou pas exactement, parce que sa famille est une grande famille juive typique (« une bonne vingtaine d’entre nous … s’asseyaient autour de la table en buvant du thé et en mangeant des gâteaux au miel et nous parlions tous ensemble ») mais aussi qu’il est lui-même « sensible comme une brûlure », notamment aux fautes de son père et à tout ce qu’il lui doit: « Tout ce que j’ai fait m’a signalé comme son fils, toute ma vie a été une reconnaissance et un déni. »
Bernard se trouve attiré par deux marginaux: sa tante Minna, qui garde ses distances avec la famille et qui a une étagère de disques de jazz, et un sudiste non juif dénommé Willy, qui était marié à la cousine de Bernard avant sa mort. Willy est un vaurien de charmeur qui a déjà joué au baseball semi-professionnel, a traversé quelques dizaines de pays et peut raconter mille histoires, dont quelques-unes pourraient même être vraies; il chante des chansons chrétiennes au seder de la Pâque familiale et mentionne, en passant, qu’il a été correspondant d’un journal yiddish pendant la guerre à Paris, bien qu’il ne connaisse ni le yiddish ni le français. Dans cette paire de rebelles, Bernard entrevoit la possibilité d’une famille plus attrayante et qui lui irait mieux, et il envisage de rapprocher les deux.
Il y parvient, et finit par quitter sa famille pour vivre avec eux, seulement pour découvrir – surprise, surprise – que leurs vies ne sont ni aussi remplies ni des modèles viables pour lui qu’il les imaginait. Entre autres choses, leur maison est une porcherie et il finit par partager son lit avec des méchantes punaises. S’il y a un moment qui transcende et brise l’aliénation persistante de Bernard, c’est lorsqu’il visite un « beit midrash » avec son grand-père, où il ressent quelque chose qui s’apparente à la révélation, ou, comme il le dit, à « l’extase ».
Allégorie du dilemme des Juifs américains, coincé entre un foyer traditionnel, souvent étroit, et un monde parfois désagréable, quoique passionnant, le seul roman de Rosenfeld publié est une traduction intemporelle de la quête d’indépendance des adolescents. Sa prose est subtile et, dans ses meilleurs moments, profonde.
Rosenfeld continua à écrire. « The Ennemy », son hommage à Kafka, comporte des centaines de pages manuscrites. À Yaddo, une colonie d’écrivains située à Saratoga Springs, (N.Y.), il travaillait trois ou quatre heures par jour sur le paradoxe du Mahatma Gandhi, dont les défauts, pensait-il, étaient essentiels à sa grandeur. Pour le comprendre, écrivait-il, il faut comprendre comment et pourquoi il lie « la chasteté, la réalisation de soi en politique et la croyance que l’alimentation d’un homme ne doit être composée que de fruits et de noix. »
Rosenfeld envisagea d’écrire un autre ouvrage, « Mother Russia », qui devait être son » Crime et Châtiment « . Il confia à des amis qu’il projetait un autre roman, une anatomie de la vie dans le Greenwich Village de Manhattan, qui serait un » chef-d’œuvre digne de Gogol « .
Parlant couramment le yiddish, Rosenfeld a écrit sur la vie juive avec « une franchise profonde ». Il croyait que la névrose – et donc la judéité – approfondissait le sentiment d’aliénation d’une personne dans un monde fracturé. L’essai de Rosenfeld « Adam et Eve sur Delancey Street », rappelle son biographe Zipperstein, offensa de nombreux lecteurs de « Commentary » en reliant les lois alimentaires juives à la répression sexuelle, et en proposant que les Juifs abandonnent les deux.
Rosenfeld insistait sur le fait que le meurtre des Juifs d’Europe était l’expérience déterminante de la modernité. Bien avant que l’Holocauste devienne un incontournable de la culture américaine, il comprit que sa terreur laissait les victimes engourdies ou complices, que seules quelques rares personnes pouvant écarter leurs doutes, mettre fin à la conspiration du silence et aider à la création d’institutions politiques justes et durables.
Rosenfeld fut une personnalité hors du commun dont la carrière littéraire ne fut pas à la hauteur de ce que certains espéraient; Alfred Kazin, Saul Bellow et d’autres lui ont rendu hommage. Bien que certains critiques préfèrent ses essais à sa fiction, « Passage from Home » est difficile à égaler comme portrait de la vie juive à Chicago et comme étude psychologique de l’angoisse des adolescents.
« Mais ces critiques sont passés à côté de l’aspect le plus remarquable de la brève vie de Rosenfeld: pas la carrière qu’il aurait pu avoir, mais celle qu’il a réellement eue, et surtout, ce que cette carrière représentait. Rosenfeld était un intellectuel public d’un genre très particulier qui a presque disparu aujourd’hui, et cela vaut vraiment la peine de chercher pourquoi.
Ce dont nous parlons n’est pas le déclin de l’intellectuel, ou même de l’intellectuel juif, mais plutôt le déclin d’un sous-ensemble explicitement juif de l’intellectuel: le « luftmentsh ». Les implications de la disparition du luftmentsh pour la culture juive et américaine sont vastes et presque entièrement positives. Car la mort du « luftmentsh » peut marquer le début d’une compréhension entièrement nouvelle de ce que devrait être l’intelligence.
Le mot yiddish « luftmentsh » signifie littéralement « homme de l’air », mais il est tentant de le traduire par « tête creuse », car le terme est beaucoup plus proche de l’insulte que du compliment. Dans la culture juive de l’Europe de l’Est, elle décrit un homme – et comme nous le verrons, un « luftmentsh » est toujours un homme – qui a une ambition énorme, mais dont les réalisations se limitent aux châteaux en Espagne. Le « luftmentsh » aime penser et rêver, mais résiste à tout prix à l’attraction de la gravité qui pourrait le ramener sur terre pour affronter ses limites. Au lieu de cela, il regarde les nuages avec un optimisme pur, beau, délirant: non seulement plein d’espoir, mais entièrement convaincu qu’il sait en effet voler. Le plus célèbre des « luftmensch » dans littérature classique yiddish est « Menachem-Mendl » de Sholem Aleichem, un personnage qui passe sa vie à poursuivre divers projets financiers avec la conviction inébranlable qu’il est toujours au bord du succès – et dont les échecs l’encouragent seulement à recommencer. Mais tout aussi hospitalier que l’est (ou était) le monde de la finance à des rêves sans rapport avec la réalité, l’habitat le plus naturel du « luftmentsh » est le monde des lettres. Dans les cercles littéraires et intellectuels, le « luftmentsh » peut vraiment prospérer, poursuivant ses idées élevées jusqu’à leurs extrémités les plus impraticables et, tout en étant loué pour son génie, ne jamais avoir besoin de démontrer aucune sorte d’accomplissement. En effet, pour le vrai « luftmentsh », les réalisations concrètes – que ce soit des entreprises créées, des œuvres cohérentes composées, des étudiants formés, des disciples cultivés, des enfants élevés, des factures payées, des amoureuses satisfaites, des problèmes résolus – sont presque considérées comme des insuffisances, qui se mettent en travers de son potentiel bien plus majestueux. Si ce type ne vous semble pas familier, alors vous ne connaissez peut-être pas les incarnations de l’intello juif des siècles passés. » (Dara Horn)
Était-il confiné dans un monde d’idées déconnectées, fatalement inconscient de la réalité? Était-il, à l’instar d’autres intellectuels de New York, pris au piège de l’entre-deux de son époque, une période de transition entre les modes traditionnels d’intellection juive et la nouvelle présence juive dans les universités américaines? S’il avait vécu plus longtemps, aurait-il pu (comme le suggère son biographe Steven Zipperstein) se libérer des jugements établi sdans son milieu et réaliser sa promesse littéraire?
Ou peut-être fut-il victime de l’emprisonnement culturel? Les deux mystiques régnantes de son temps étaient la mystique du roman, d’une part, et de l’érudition académique, de l’autre. N’excellant dans aucune de ces formes sanctifiées, Rosenfeld fut le plus à l’aise, et en termes littéraires réussit le mieux, comme critique et essayiste.
De fait, une certaine forme d’esprit, et certaines sortes de vérités, sont mieux rendues dans ce genre évocateur et exploratoire, qui saisit les idées au vol plutôt que de les élaborer à travers des personnages et des intrigues ou sur une accumulation de notes de bas de page.
L’essai critique était une forme bien adaptée à la vie juive dans l’immédiat après-guerre: ouverte, sceptique, raisonneuse, mêlant raison et impressions, pariant sur le pouvoir des mots pour combler un abîme historique impossible à combler. Rosenfeld en fut le maître.
(Sources: Josh Lambert, American Jewish Fiction; Mosaic; Dara Horn, Requiem for a Luftmensh, Jewish Review of Books; Saul Rosenberg, Wall Street Journal; Glenn Altschuler, The Forward)
Il n’existe malheureusement aucune traduction française, à ma connaissance, des textes d’Isaac Rosenfeld. Les lecteurs anglophones peuvent trouver d’occasion son roman « Passage from Home », un recueil de nouvelles « Alpha and Omega », et un recueil d’essais « Preserving the Hunger ». A lire par ailleurs sa biographie par Steven Zipperstein, « Rosenfeld’s Lives Fame, Oblivion and the Furies of Writing »
