22 juillet 1676
Disparition du pape Clément X, successeur de Clément IX, qui, à la demande de la reine Christine de Suède, avait interdit la traditionnelle « course des Juifs » pendant le Carnaval de Rome.
Le Carnaval de Rome était jadis et jusque durant le XIXe siècle un des plus grands, spectaculaires, anciens et célèbres du monde. On le connait par des tableaux, gravures et descriptions, dont celle de Montaigne.
Le place occupée par la communauté juive de Rome est importante durant le Carnaval. Durant plusieurs siècles, une taxe importante lui est imposée qui finance intégralement cette fête où elle n’a pas le droit de s’amuser. Il lui est interdit de participer à la liesse générale : privée de l’autorisation de se masquer et du droit à la gazzara (toutes manifestations de rue et chahuts bacchanalesques).
La contribution financière à l’organisation n’est pas la seule participation. Les Juifs sont des sujets au royaume de Carnaval, et dans la vie de celui-ci ils figurent en personne, en des temps et occasions diverses. L’expression la plus spécifique et la plus connue de la figuration est la course à pied.
Cette course est précédée d’un long cortège qui ouvre les festivités carnavalesques le premier jour. Au temps des grandes liturgies communales les « fattori », ceux qui exercent le pouvoir exécutif au sein de « l’Université » israélite, en habits aux couleurs de Rome, rouge et jaune, paradent aux côtés des magistrats municipaux. Lors de cette cavalcade, la délégation juive parcourt le « Corso » de la Piazza del Popolo au Capitole, et, c’est en grande pompe qu’elle va rendre hommage aux Conservateurs en leur palais.
Après la parade se déroule la fameuse course des Juifs. C’est le pape Paul II, le créateur du Carnaval moderne, qui instaure des courses disputées pendant les jours de Carnaval dans la plus longue rue de Rome, qui aboutit au palais qu’il s’est fait bâtir, et prend alors le nom de « Corso ». Chaque année, conformément aux voeux du pape, seront courus six « palii »: Juifs, ânes, jeunes gens, enfants, buffles et sexagénaires.
Ces compétitions, une fois définies, sont mentionnées dans les chroniques de Carnaval. Elles débutent toujours par la course des Juifs. Cette course est devenue partie intégrante de la coutume carnavalesque; elle en est un rite spécifique.
En voyage à Rome, en 1581, Montaigne assiste à la course , et, s’il ne comprend pas le plaisir qu’on peut y goûter, il remarque néanmoins qu’elle est traditionnelle, et que les coureurs y sont nus.
C’est vers cette époque que l’on trouve souligné l’aspect comique de la course. Celui-ci réside dans la dérision de la personne du Juif, « nu et marqué au front »; c’est une « mascarade de boue qui patauge dans le froid et sous la pluie » (1583). Les descriptions insistent sur l’aspect ridicule et pénible de l’épreuve: le parcours est allongé; on fait prendre un repas aux coureurs avant le départ, ce qui les alourdit et rend leur démarche plus risible encore; souvent le froid, la pluie ou la neige participent au décor; et bien peu de ceux qui ont pris le départ parviennent à l’arrivée. Les spectateurs jettent de la boue et d’autres objets sur les coureurs, un comportement réservé aux prostituées et aux adultères. Beaucoup de coureurs ne finissent pas la course et s’effondrent d’épuisement; parfois, ils meurent en route.
Comme on se réjouit fort du spectacle, on prend prétexte de faux départs pour en donner une réplique
L’élément le plus comique semble être la nudité des Juifs. Dès 1512 ce caractère existe, mais il est présenté comme normal, et sans que l’on y insiste; les concurrents courent « déchaussés » et vêtus seulement d’une sorte de veste blanche de futaine ornée sur le devant d’une étroite bande rouge. Ce costume est peu à peu raccourci, jusqu’où la décence le permet, ce qui crée le ridicule de l’accoutrement.
On les dévêt progressivement mais surtout on prend conscience que ces corps sont dépouillés; on les perçoit comme des objets ridicules, ce qui incite à les déshabiller plus encore pour accroître l’effet. Le sens de la nudité a donc changé depuis le XVIe siècle: ce qui ne choque pas au temps de la Renaissance et de l’exaltation de l’Antiquité, est devenu comique au temps du Baroque et de l’exaltation de l’artifice; le code esthétique refuse alors le corps sous son aspect brut.
La gaieté s’excite donc par le contraste produit entre, d’une part, ces corps nus, c’est-à-dire laissés à l’état de nature et sans ornements, à la démarche pesante et inégale et, d’autre part, les personnages aux superbes costumes empanachés, exposés à l’admiration sur des chars ou sur des chevaux aux pas réguliers et maintenant, dans l’ordre le plus parfait, l’équilibre élégant et majestueux du décor compliqué de leur personne.
Le raffinement orgueilleux écrase de son mépris la nudité ridicule. Le temps n’est plus alors aux compétitions réelles mais aux spectacles fastueux, où le jeu consiste à parader, et le succès réside dans la perfection d’exécution d’une mise en scène sophistiquée.
De ce théâtre, les Juifs sont exclus; en leur équipage simple et, par suite, dérisoire ils sont exposés aux quolibets de la foule qui trouve son plaisir dans ce spectacle grotesque.
A partir de 1668, les Juifs restent les seuls « bipèdes » à participer aux courses en compagnies des animaux; et, si l’on considère le prix qui leur est attribué, ils sont au rang des ânes et des buffles; en effet à chacun des « palii » est donné une égale quantité de la même pièce de drap.
En 1668, Clément IX jugeant la course peu convenable et la cavalcade en compagnie des magistrats peu décorative, et coûteuse, les supprime et transforme cette dépense inutile de 300 écus en redevance, du même montant, à verser au peuple romain, qui y aura meilleur bénéfice.
Mais un rite d’humiliation demeura longtemps inchangé. Le rabbin et les chefs de la communauté devaient apporter des fleurs au gouverneur de la Ville au Capitole qui les chassait d’un coup de pied.
(Source: Martine Boiteux in « Mélanges de l’Ecole française de Rome ».)
