Ephéméride | Révolte de Treblinka [ 2 Août ]

2 août 1943

Il y a 75 ans, révolte de Treblinka.

Für uns giebt heute nur Treblinka,
Das unser Schicksal ist
(Nous n’avons rien que Treblinka,
Elle est notre destin.)

(…)

La chanson Treblinka, que les huit cents personnes travaillant au brûlement des cadavres étaient contraintes de chanter, invitait les détenus à la soumission et à l’obéissance; on leur promettait en échange « un petit, un tout petit bonheur qui brille une minute à peine ».
Chose étonnante dans l’enfer de Treblinka, un jour de bonheur se leva en effet. Mais les Allemands s’étaient trompés – ce n’est ni à la soumission ni à l’obéissance que les condamnés à mort ont dû cette journée. C’est à la folie des braves. Un plan de soulèvement avait germé dans l’esprit des détenus. Ils n’avaient rien à perdre. Chaque jour était pour eux un jour de tourments. Ils étaient tous condamnés à mort les Allemands n’épargneraient aucun de ces témoins de leurs horribles forfaits; la chambre à gaz les attendait tous; la plupart y étaient envoyés après quelques jours de travail; des nouveaux arrivés les remplaçaient.

Seuls quelques dizaines d’entre eux ont vécu au camp no 2 non pas quelques heures ou quelques jours, mais des semaines et des mois : c’étaient des ouvriers qualifiés, des charpentiers et des maçons, des boulangers, des tailleurs, des coiffeurs affectés au service des Allemands. Ce sont eux qui créèrent un comité de soulèvement. Seuls des êtres voués à la mort, altérés de vengeance et mus par la haine pouvaient dresser un plan aussi téméraire. Ils ne voulaient pas fuir sans avoir anéanti Treblinka.

Dans les baraquements des ouvriers des armes apparurent : des haches, des couteaux, des matraques. Mais à quel prix ! Que de risques à encourir pour se procurer chaque hache, chaque couteau ! Que de patience, de ruse et d’adresse pour dissimuler tout cela dans les baraques, à l’abri des perquisitions. Les détenus se procurèrent de l’essence pour mettre le feu au camp.

Comment firent-ils pour accumuler toute cette essence qui disparaissait sans laisser de trace, comme si elle se fût volatilisée ? Ils durent déployer des efforts surhumains, faire des prodiges d’ingéniosité, de volonté et d’audace. Enfin, ils creusèrent une grande galerie sous le baraquement qui servait d’arsenal à leurs bourreaux. C’était une entreprise d’une audace insensée, mais le dieu de la hardiesse était avec eux. Ils enlevèrent vingt grenades, une mitrailleuse, plusieurs carabines et pistolets qui disparurent dans des cachettes profondes.

Les conspirateurs formaient des groupes de cinq. Ils mirent au point dans ses moindres détails leur formidable plan de révolte. Chaque groupe avait sa mission particulière, qu’il devait exécuter avec une rigueur mathématique et qui était d’une témérité folle. Le premier devait prendre d’assaut les tours où veillaient les wachmanns avec leurs mitrailleuses; le second attaquerait par surprise les sentinelles qui allaient et venaient entre les places; le troisième s’emparerait des autos blindées; le quatrième couperait les fils téléphoniques; le cinquième se rendrait maître des casernes; le sixième pratiquerait des passages parmi les barbelés; le septième établirait un pont au-dessus des fossés antichars; le huitième arroserait d’essence les bâtiments du camp et les incendierait; le neuvième détruirait tout ce qui pouvait être rapidement détruit.

On avait même prévu qu’il faudrait de l’argent aux évadés : un médecin de Varsovie s’occupait d’en rassembler. Mais un jour un Scharführer remarqua une épaisse liasse de billets de banque qui sortaient de sa poche : c’étaient de nouvelles sommes que le docteur se préparait à mettre en lieu sûr. Le Scharführer avertit aussitôt Kurt Franz lui-même c’était là un fait insolite, un cas extraordinaire, et Franz voulut procéder en personne à l’interrogatoire du médecin. Il flairait quelque chose de louche : à quoi bon tout cet argent chez un condamné à mort ? Franz commença l’interrogatoire avec assurance, sans se hâter : existait-il sur terre un homme qui sût torturer comme lui ?
Mais le médecin trompa l’attente du Hauptmann : il absorba du poison. L’un de ceux qui participèrent à l’insurrection m’a dit que jamais on n’avait mis à Treblinka tant de zèle à vouloir sauver la vie d’un homme. Franz sentait qu’en mourant le docteur emporterait dans la tombe un important secret. Mais le poison allemand agit sûrement : le secret ne fut pas trahi.

A la fin de juillet, la chaleur devint étouffante. Quand on ouvrait les fossés une épaisse vapeur s’en échappait comme de gigantesques chaudières. L’horrible puanteur et la chaleur des fours tuaient les ouvriers; ceux qui transportaient les cadavres tombaient épuisés sur les grilles des fours. Des milliards de mouches, lourdes et repues, noircissaient le sol et vrombissaient dans l’air. On était en train de brûler les cent mille derniers cadavres.

Le soulèvement fut fixé au 2 août. Un coup de revolver servit de signal. Cette oeuvre sainte fut couronnée d’un plein succès. Une flamme nouvelle monta dans l’air : non plus la flamme lourde, grasse et pleine de fumée des cadavres brûlés, mais le feu clair, vif et ardent de l’incendie. Les constructions du camp flambèrent. Et il semblait aux révoltés que c’était le soleil qui, sorti de son orbe, brûlait au-dessus de Treblinka, célébrant le triomphe de la liberté et de l’honneur.

Des coups de feu claquaient; les mitrailleuses crépitaient sur les tours prises par les révoltés. Les explosions des grenades éclataient, joyeuses et claires comme un carillon de la Vérité. Les bâtiments s’effondraient dans un fracas retentissant; le sifflement des balles couvrait le bourdonnement des mouches. Et l’on voyait, dans l’air transparent, s’abattre les haches rougies; le sang impur des S.S. abreuvait le sol dans l’enfer de Treblinka, sous un ciel en fête, un ciel bleu, triomphant, ruisselant de lumière. L’heure de l’expiation avait sonné.

Alors, on vit se reproduire l’histoire vieille comme le monde : ceux qui avaient clamé la supériorité de leur race, ceux qui hurlaient : « Achtung ! Mützen ab » (Attention ! Chapeaux bas !); ceux qui, de leur voix tonnante de maîtres, ordonnaient : « Alle r-r-r-r-raus (Tout le monde dehors !) » pour faire sortir les Varsoviens de leurs maisons et les conduire au supplice; ceux qui n’avaient jamais douté de leur toute-puissance quand il s’agissait d’exterminer des millions de femmes et d’enfants, ne furent plus que des lâches, des reptiles tremblants qui imploraient leur grâce dès qu’il fallut livrer une lutte véritable, une lutte à mort. Affolés, ils couraient comme des rats, sans plus songer à leur diabolique système de défense, oubliant qu’ils avaient des armes.

Mais à quoi bon s’étendre sur ces faits qui n’étonneront personne ?
Deux mois et demi plus tard, le 14 octobre 1943, un soulèvement éclata au camp de la mort de Sobibor; il avait été organisé par un prisonnier de guerre soviétique, un commissaire politique du nom de Sachko, originaire de Rostov. Comme à Treblinka, des hommes à demi morts de faim eurent raison de plusieurs centaines de brutes S.S. gorgées de sang. Ils tuèrent leurs gardiens à l’aide de haches grossières qu’ils avaient faites eux-mêmes dans les forges du camp; beaucoup n’avaient pour toute arme que du sable fin dont Sachko avait ordonné qu’on se remplit les poches pour rejeter aux yeux des sentinelles… Mais ceci non plus n’étonnera personne.

A peine les révoltés, après un adieu muet aux cendres des morts, eurent-ils franchi les barbelés et quitté Treblinka en flammes, que de tous côtés des troupes de S.S. et de policiers les poursuivaient. Des centaines de chiens furent lancés à leurs trousses. L’aviation fut mobilisée. On se battit dans les bois, dans les marais, et peu nombreux furent les révoltés qui en réchappèrent.

Treblinka avait cessé d’exister. Les Allemands incinérèrent les cadavres qui restaient encore, démolirent les bâtiments de briques, enlevèrent les barbelés, brûlèrent ce qui subsistait des baraques de bois. Ils firent sauter ou emportèrent les installations, firent disparaître les fours, retirèrent les excavateurs, comblèrent les innombrables fossés. Rien ne resta du bâtiment de la gare. Enfin ils démontèrent les voies, enlevèrent les traverses. On sema du lupin sur l’emplacement du camp, et un certain Streben s’y construisit une petite maisonnette. Aujourd’hui elle n’existe plus : elle a été brûlée elle aussi.

(…)

Nous sommes arrivés au camp de Treblinka au début de septembre, treize mois après le soulèvement. La fabrique de mort a fonctionné treize mois, et pendant treize mois les Allemands se sont appliqués à en effacer les traces.
Tout est calme. A peine si l’on entend bruire le sommet des pins, le long de la voie ferrée. Ces pins, ce sable, cette vieille souche, des millions d’yeux les ont regardés des wagons qui s’avançaient lentement vers le quai. On entend crisser doucement la cendre, les scories pulvérisées sur la route noire, bordée soigneusement, à la manière allemande, de pierres peintes en blanc. Nous entrons dans le camp, nous foulons le sol de Treblinka. Les cosses de lupin se fendent dès qu’on les touche, avec un tintement léger; des millions de graines se répandent sur la terre. Le bruit qu’elles font en tombant et celui des cosses qui s’entr’ouvrent se fondent en une mélodie triste et douce, comme si nous arrivait du fond de la terre – lointain, ample et mélancolique – le glas de petites cloches. La terre ondule sous les pieds, molle et grasse comme si elle avait été arrosée d’huile de lin – la terre sans fond de Treblinka, houleuse comme une mer. Cette étendue déserte qu’entourent des barbelés a englouti plus d’existences humaines que tous les océans et toutes les mers du globe depuis qu’existe le genre humain.

La terre rejette des fragments d’os, des dents, divers objets, des papiers. Elle ne veut pas être complice.
Les choses s’échappent du sol qui se fend, de ses blessures encore béantes : chemises à moitié consumées, culottes, chaussures, porte-cigares verdissants, rouages de montres, canifs, blaireaux, chandeliers, chaussons en d’enfants à pompons rouges, serviettes brodées d Ukraine, dentelles, ciseaux, dés, corsets, bandages. Plus loin des monceaux d’ustensiles : timbales d’aluminium, tasses, poêles, casseroles, marmites, pots, bidons, cantines, gobelets d’enfant en ébonite… Plus loin encore, une main semble avoir tiré de la terre boursouflée des passeports soviétiques à demi carbonisés, des carnets de route en bulgare, des photographies d’enfants de Varsovie et de Vienne, des lettres puériles, des vers écrits sur la feuille jaune d’un livre d’heures, des cartes de ravitaillement d’Allemagne… Et partout des flacons à parfum, verts, bleus ou roses… Une horrible odeur de décomposition règne en ces lieux, dont rien n’a pu triompher : ni le feu, ni le soleil, ni les pluies, ni la neige, ni les vents. Et toutes ces choses sont devenues la proie d’essaims de moucherons.

Nous continuons d’avancer sur cette terre où le pas s’enfonce; tout à coup, nous nous arrêtons. Des cheveux épais, ondulés, couleur de cuivre, de beaux cheveux de jeunes filles piétinés, puis des boucles blondes, de lourdes tresses noires sur le sable clair, et d’autres, d’autres encore. Le contenu d’un sac, d’un seul sac de cheveux, a dû se répandre là… C’était donc vrai ! L’espoir, un espoir insensé, s’effondre : ce n’était pas un rêve ! Les cosses de lupin continuent de rendre leur son clair et les graines de tomber, et on croirait toujours entendre monter de dessous terre le glas d’un nombre infini de petites cloches. Il semble que le coeur va cesser de battre, contracté par une amertume, une douleur, une angoisse trop fortes.

Vassili Grossman: L’Enfer de Treblinka – extraits – (1945)

C’est par ce livre que le public français connaîtra dès 1945, l’existence des camps d’extermination.
Vassili Grossman est né en 1905 à Berditchev, en Ukraine, dans une famille juive assimilée. Ingénieur chimiste comme son père, il publie ses premiers textes, remarqués par Gorki, dans La Gazette littéraire, en 1934. Trois ans plus tard, il adhère à l’Union des écrivains soviétiques. Lorsque la guerre éclate, il devient journaliste dans l’armée rouge. Bouleversé par les massacres de civils juifs, notamment en Ukraine, il commence à réunir les éléments qui donneront naissance au Livre noir, cosigné avec Ilia Ehrenbourg. Son récit, L’Enfer de Treblinka publié en 1945, servira de témoignage au procès de Nuremberg.
En 1959, il termine « Vie et destin ». L’ouvrage est saisi en 1961. Avant de mourir d’un cancer en 1964, il écrit plusieurs livres dont un récit sur l’Arménie, « Le bien soit avec vous », et un roman, « Tout passe ».
Il meurt d’un cancer en 1964.