20 août 1153
Décès de Bernard de Clairvaux. Prédicateur de la seconde croisade, il prit la défense des Juifs persécutés par les Croisés.
A la suite de la première croisade (1096-1099), les Francs étaient parvenus à prendre Jérusalem, massacrant tous ses habitants juifs et musulmans, et s’étaient taillés divers fiefs au Proche-Orient. Le comté d’Édesse était l’un des premiers États latins d’Orient, le plus avancé dans le monde islamique. Ce fut aussi le premier à être reconquis par les musulmans. La chute d’Edesse, 27 octobre 1146, souleva une émotion considérable dans le monde chrétien. Le pape appela à une nouvelle croisade. L’homme-clé en fut Bernard de Clairvaux, la plus grande figure intellectuelle du temps.
Comme lors de la première croisade, ce fut l’occasion de s’en prendre aux Juifs.
« En été ou au début de l’automne 1146, arrivèrent des villes du Rhin les premières nouvelles de l’apparition d’un moine, le cistercien Rodolphe, dont la prédication était surtout une propagande d’excitation contre les communautés juives. Pour celles-ci, cette prédication constituait un danger de mort, d’autant que son venin gagnait d’autres régions, pour accompagner comme d’habitude la prédication de croisade.
La catastrophe guettait de nouveau les communautés juives, qui durant les deux générations écoulées depuis les terribles persécutions de la première croisade s’étaient relevées et réorganisées, malgré des conditions devenues plus difficiles. Elles se retrouvaient devant cette alternative : apostasier ou se faire massacrer.
Ces communautés juives des régions rhénanes bénéficiaient généralement de la protection des seigneurs laïques, et surtout des prélats seigneurs de villes. L’attitude de ceux-ci ne s’expliquait pas uniquement par des raisons d’humanité, par la position officielle de l’Église, ou par des considérations financières, mais aussi par la crainte que les troubles dirigés contre les Juifs, protégés des seigneurs, ne se transformassent, en ces temps de mouvements communaux, en un courant populaire dirigé contre les seigneurs eux-mêmes.
Des lettres furent envoyées par des prélats à Bernard, considéré comme le chef de la prédication de croisade autant que comme une autorité dans le monde chrétien et dans l’ordre cistercien, auquel appartenait le moine Rodolphe. Ces lettres n’ont pas été conservées, mais leur contenu est connu par les réponses de Bernard, d’octobre 1146, le mois même où il apparut en personne dans les villes rhénanes.
Quoique certains problèmes demeurent encore non résolus, on peut, d’après ces réponses et les détails livrés par les chroniques chrétiennes et les sources hébraïques, reconstituer les faits essentiels. Il convient de souligner la complète concordance des sources chrétiennes et hébraïques. Ces dernières, bien que la plus importante d’entre elles ait été rédigée une génération après les événements, révèlent une connaissance remarquable non seulement des faits, mais aussi des motivations, et des raisons théologiques invoquées par Bernard de Clairvaux pour la défense des Juifs.
Aussi est-il peut-être permis d’admettre l’existence de rapports beaucoup plus étroits que nous ne le supposons habituellement entre les Juifs et leur entourage chrétien au XIIe siècle. Ainsi lisons-nous, dans une source hébraïque, que «se leva Rodolphe fils de Bélial, et qu’il poursuivit cruellement Israël. Un prêtre d’idôlatrie se leva sur le peuple du Seigneur pour l’exterminer et le détruire, le tuer et le perdre, comme fit Aman l’impie. Il partit du pays de France et s’en fut en terre d’Allemagne —que le Seigneur la garde, Amen —pour la parcourir et marquer et signer de la croix les chrétiens. Telles étaient ses exhortations : accomplissez la vengeance du crucifié sur ses ennemis qui sont en face de vous, et ensuite vous irez combattre les Ismaélites.»
La propagande meurtrière de Rodolphe commença dans les régions orientales de la France, mais l’arrivée de Bernard de Clairvaux en Lorraine le fit se replier vers les provinces d’Allemagne, où il poursuivit une prédication visant à l’apostasie forcée ou au meurtre.
L’auteur du Sepher Zekhira [«Livre de souvenir»] parle du sauvetage des communautés allemandes grâce à l’intervention de Bernard : «Et Dieu envoya après cet homme de Bélial un digne prêtre, grand et maître de tous les prêtres… du nom de Bernard, abbé de Clairvaux… Il leur parla en ces termes : il est bon que vous marchiez vers les Ismaélites, mais celui qui touche à un Juif pour le tuer, c’est comme s’il touchait à Jésus lui-même. Et mon disciple Rodolphe, qui a dit de les exterminer, n’a pas parlé justement, car il est écrit à leur propos dans les Psaumes : ‘Ne le tue pas de peur que mon peuple n’oublie’… Et sans la miséricorde du Créateur qui envoya cet abbé et ses dernières lettres, il ne serait pas resté d’Israël un seul survivant».
En fait Bernard écrivait dans sa lettre aux habitants de l’Allemagne : «Nous avons appris, et nous en sommes réjouis, que parmi vous brûlait l’ardeur de Dieu. Mais il convient que ne fasse pas défaut la compréhension. Il ne faut pas s’attaquer aux Juifs, ni les tuer, ni même les expulser. Consultez donc l’Écriture Sainte. Je connais la prophétie sur les Juifs dans les Psaumes. L’Église dit : «Dieu me fera voir mes ennemis confondus. Ne le tue pas, de peur que mon peuple n’oublie» (Psaume LIX, 11, 12), car ils sont pour nous le signe vivant du supplice du Seigneur. C’est pourquoi ils ont été dispersés dans tous les pays car, souffrant de justes châtiments pour leur grand péché, ils seront les témoins de notre rédemption.
Et l’Église poursuit ainsi sur ce chapitre des Psaumes : ‘Fais-les errer par ta puissance, et précipite-les, Seigneur, notre bouclier’ (ibid.). Ainsi ferons-nous aussi. Ils ont été dispersés et abaissés et souffrent un dur exil sous des souverains chrétiens. Mais ils reviendront vers le soir et, au temps marqué, ils croiront. Et alors, selon les paroles de l’apôtre : «jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens, c’est alors qu’Israël sera sauvé.» (Romains XI, 25-26).
Cette attitude de Bernard de Clairvaux sur la question juive est celle de l’Église au XIIe siècle. Elle se fonde sur les Pères des Ve et VIe siècles, mais elle est exprimée ici avec l’ardeur habituelle à Bernard. Il est interdit de tuer les Juifs, tout en les abaissant, parce qu’ils témoignent de la vérité de la foi chrétienne, incarnant comme ils le font le sort de ceux auxquels la foi fut donnée d’abord et qui, dans leur aveuglement, l’ont repoussée, et se refusent à voir la lumière qui brille autour d’eux.
Bernard justifiait sa défense des Juifs par la nécessité de les convertir. Il répondait aussi par là au cistercien Rodolphe qui, lui, se fondant sur la prédication de la première croisade, soutenait en substance qu’il convenait d’abord que l’Europe chrétienne se purifiât, autrement dit détruisît les communautés juives, avant de se tourner contre l’Islam.
Bernard définit la position de l’Église à l’égard des deux religions : les Juifs ont l’espoir d’être sauvés, parce qu’un jour viendra où leurs yeux se dessilleront et où ils se convertiront. Il n’en va pas de même de l’Islam : les musulmans ne se convertiront jamais. Pour eux il n’est qu’un seul langage, celui du glaive exterminateur.
Et il élargit son propos : les Juifs sont l’objet d’une promesse divine qui n’a pas encore été réalisée, mais il n’est pas douteux qu’elle le sera, et peut-être même lui sera-t-il donné à lui, Bernard, d’être le témoin de son accomplissement et de voir l’entrée des Juifs dans la chrétienté, en cette année de grâce. A l’égard de ce peuple, d’où sortirent les Patriarches, d’où sortit le Christ «selon la chair», une promesse a été faite, et quiconque les protège rend possible et peut-être aussi contribue à réaliser la promesse divine.
Mais avant l’arrivée de Bernard en Allemagne, des massacres furent perpétrés. Ils ne prirent pas l’ampleur de ceux de la première croisade, et la réaction des seigneurs locaux fut plus efficace. Des attaques contre les Juifs de France se produisirent à Ham (Somme), Sully (Eure), Carentan (Manche) et Ramerupt (Aube). Et de là, les persécutions gagnèrent les provinces allemandes. Et les scènes d’horreur de la première croisade, l’apostasie forcée et le martyre, se reproduisirent.
Des terribles élégies de l’époque, la plus bouleversante est sans doute celle de Rabbi Joël bar Isaac Halévy de Bonn, sur le martyre de la communauté de Cologne. La croisade du salut des âmes, dont l’objectif était de préparer les chrétiens à atteindre au suprême degré de sainteté par le martyre, s’ouvrait en fait par le martyre du peuple d’Israël. Face aux bourreaux, le camp juif, écrasé, humilié, résistait avec un courage spirituel sans exemple, faisait du martyre le suprême impératif, et le mettait en pratique.
En certains endroits, les juifs des villes se réfugièrent dans les citadelles et châteaux des seigneurs. Ainsi fut sauvée la majeure partie de la communauté de Cologne, réfugiée, avec l’accord de l’évêque, au château de Walkenbourg. Mais, attaques contre les Juifs, massacres, pillages, apostasies forcées se déroulèrent à Worms (Stahleck), Mayence, Bacharach et Wûrzbourg (Stulbach), Strasbourg et Aschaffenburg.
Même l’accusation de meurtre rituel ne manqua pas : on accusa les Juifs de Wurtzbourg d’avoir noyé un chrétien dans le fleuve, et son corps fit des miracles. Et les Juifs de ce temps poussèrent des cris amers : «Où est leur Dieu, disent-ils, roc tutélaire, objet de leur confiance, jusqu’à la mort? Qu’il vienne et les sauve, Lui qui ramène les âmes!»
Et de la bouche de Rabbi Isaac ben Shalom s’exhale un cri de douleur et de révolte: «Nul n’est plus muet, plus immobile, plus silencieux que Toi en face des bourreaux!»
Comparativement à celles d’Allemagne, les communautés de France et d’Angleterre furent à peine atteintes. Le mouvement de croisade était faible en Angleterre, et le roi Étienne protégea les Juifs de son pays. En France, ils furent, semble-t-il, astreints à payer un tribut au roi qui imposa aussi lourdement le clergé, afin de financer la croisade, mais ils furent physiquement épargnés. En de nombreux endroits, tant en France qu’en Allemagne, ils durent soudoyer les princes et acheter leur protection, et de tels versements, s’ajoutant aux pertes financières résultant du «privilège des croisés» selon lequel «celui qui était volontaire pour aller à Jérusalem verrait sa créance remise s’il était débiteur de Juifs», appauvrirent les communautés.
C’est miracle que Louis VII ne se soit pas rangé à l’avis d’un des prélats de France, Pierre, abbé de Cluny.
Dans une lettre pleine de fiel comme il en est peu même au Moyen Age, l’abbé de Cluny tentait d’influencer le roi: «A quoi bon poursuivre les ennemis de l’espérance chrétienne dans des régions lointaines et aux confins de l’univers, si les Juifs, rejetés et sacrilèges, bien pires que les Sarrasins, profanent insolemment le nom du Christ et ouvertement tout ce qui est sacré pour les chrétiens… — Et ceux-là n’habitent pas loin de nous, mais au milieu de nous… Le roi chrétien a-t-il oublié ce que dit un jour un roi des Juifs: «Seigneur, n’aurais-je pas de haine pour ceux qui Te haïssent, du dégoût pour ceux qui s’élèvent contre Toi, je les hais d’une haine parfaite» (Psaume CXXXIX, 21-22). (…)
Mais je ne dis pas cela afin d’aiguiser l’épée du roi ou celle des chrétiens pour tuer ces gens méprisables … car Dieu ne veut pas les tuer et les faire disparaître tout à fait, mais les asservir dans une vie pire que la mort, afin d’accroître leur souffrance et augmenter leur opprobre, tel Caïn meurtrier de son frère… et quoi de plus juste que de leur prendre ce qu’ils ont acquis par fraude… Ce que je dis est connu de tous. Ils ne remplissent pas l’aire de récoltes, les celliers de vin, la bourse de pièces de monnaie, les coffres d’or et d’argent avec le simple travail des champs, avec un service militaire légitime, ou par un métier honorable et utile. Comme je l’ai dit, ils les emplissent de ce qu’ils extorquent sournoisement aux chrétiens…
C’est pourquoi, il faut leur prendre tout ou amoindrir le plus possible les trésors des Juifs, et le soldat chrétien, qui ne ménage ni l’argent ni la terre des chrétiens afin de combattre les Sarrasins, ne ménagera pas les biens des Juifs, acquis d’une manière si honteuse. Qu’on les laisse en vie, mais qu’on leur prenne leur argent, afin que l’argent des Juifs sacrilèges aide le chrétien qui combat et vainc l’insolence des Sarrasins infidèles.»
C’est ainsi qu’un des représentants les plus qualifiés de la chrétienté, Pierre le Vénérable, demandait qu’on en usât à l’égard des Juifs au cœur du XIIe siècle. Il y a quelque ironie dans le fait que Pierre de Cluny soit qualifié d’«humaniste», et que l’abbé de Clairvaux qui, en son temps, sauva les Juifs de l’extermination, soit dit «mystique».
Pierre de Cluny est l’homme sur l’initiative duquel le Coran fut traduit en latin (1143), afin que les chrétiens puissent répondre aux docteurs de l’Islam, et par la prédication et le raisonnement, convertir les musulmans.
Bernard de Clairvaux considéra cette entreprise comme un luxe d’érudition superflu ; pour combattre les musulmans, nul n’est tenu de savoir en quoi ils ont foi.
L’intervention de Bernard porta ses fruits : le moine Rodolphe quitta Mayence et regagna son couvent. Bernard poursuivit sa prédication à travers l’Allemagne, apaisant la colère des foules contre les Juifs au point de provoquer des manifestations hostiles à sa personne.
Source: Histoire du Royaume Latin de Jérusalem – Joshua Prawer (1917-1990), Professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, Prix Israël 1969.
