25 août 1918
Naissance de Leonard Bernstein. Il serait centenaire aujourd’hui mais restera éternellement jeune par sa musique.
« Pour écrire une grande comédie musicale pour Broadway, il faut être juif ou gay. Et je suis les deux. » confia Leonard Bernstein au réalisateur de programmes de musique classique pour la télévision, Rodney Greenberg, lors d’un dîner dans un palais défraichi des Habsbourg à Vienne. C’était en novembre 1978, il gelait dehors et les chambres étaient froides. L’hôtesse, une des nombreuses relations de Lenny dans le monde entier, avait connu de meilleurs jours et ne pouvait apparemment pas se permettre de maintenir le chauffage en marche. Mais elle avait un piano dans le salon de musique adjacent et Lenny commença à s’agiter. Il grogna: « Quand se met-on au piano? » Une soirée avec cet insomniaque invétéré ne pouvait pas se terminer sans une séance de minuit de duos de piano improvisés, où l’assistance – télévision anglaise, américaine et autrichienne – prenait son tour à l’extrémité inférieure du clavier, tandis qu’il trônait à la partie haute.
« Nous avions filmé le cycle des symphonies de Beethoven avec l’Orchestre philharmonique de Vienne dans la salle dorée du Musikverein, célèbre dans le monde entier pour son concert annuel du Nouvel An à la télévision. Des noms légendaires, de Brahms à Mahler en passant par Richard Strauss, avaient déployé leur magie depuis cette estrade. Cette semaine-là, c’était le trône de Bernstein et il était le chouchou de la ville » raconte Greenberg.
« Il se frotta les mains, s’assit au clavier et, pour une assemblée composée pour la plupart de non-juifs, titilla les touches avec le petit motif de chute répétitif qui domine le premier mouvement de la symphonie pastorale de Beethoven. Puis il chanta: ‘Maintenant je suis barmitzvah, maintenant je suis barmitzvah …..’ C’était incongru, farfelu et colora l’écoute de Greenberg de cette musique pour toujours. »
C’était peut-être le sens de l’humour de Bernstein qui l’avait amené à afficher sa judéité dans la capitale autrichienne. Le ténor Jarry Hadley, à qui l’on demandait comment, à son avis, un Juif américain pouvait jouir d’une telle adulation dans la Vienne, notoirement antisémite, répondit: « Il leur a jeté au visage. Et ils l’aimèrent pour ça. »
Mais la situation était plus complexe. L’une des collaboratrices préférés de Bernstein, la mezzo-soprano née à Berlin, Christa Ludwig, déclara: « Il était très mécontent d’y diriger des extraits d’opéras Wagner ». Mais d’un autre côté, il était tombé sous le charme de Wagner dans sa jeunesse et avait passé sa vie à essayer de résoudre ce qu’il appelait « l’œuvre centrale de toute l’histoire de la musique », « Tristan und Isolde ».
En tant que Juif, le principal combat de Bernstein à Vienne n’était pas vis-à-vis du public viennois, ni vis-à-vis des critiques de musique. C’était vis-à-vis des joueurs de l’orchestre philharmonique qu’il avait, au début des années 70, forcé à accepter la musique négligée de Gustav Mahler. Au cours de répétitions conflictuelles, Bernstein avait plaidé que Mahler était « leur compositeur », un musicien aussi viennois qu’eux-mêmes. Ils s’étaient moqués de ses partitions en termes scatologiques, et on peut voir leurs visages lors d’une répétition de la cinquième symphonie sur un DVD, renfrognés et perplexes tandis que lui transpire et s’efforce de les motiver. « Je sais que vous pouvez jouer les notes … mais où est Mahler? » En colère, il outrepasse les règles syndicales, prolongeant la séance en heures supplémentaires dans sa poursuite effrénée du « Viennois » Mahler – lire l’angoissé, l’introverti, Juif Mahler.
La complainte souvent citée de Mahler – qu’il était « trois fois étranger: comme originaire de Bohême en Autriche, comme Autrichien parmi les Allemands et comme Juif dans le monde entier » – touchait Bernstein. Elle représentait l’exact contraire de sa propre expérience comme Juif de la diaspora, ayant grandi dans un environnement américain accueillant où la judéité pouvait être célébrée de façon détendue. La menace de Hitler – étrangement anticipée dans les défilés acharnés et les fanfares angoissées de Mahler – se trouvait dans une Europe lointaine. L’ironie est un ressort dans le monde sonore de Mahler, où des idées musicales contradictoires s’entremêlent. Un thème d’amour ardent est brutalement interrompu par un orchestre de ville ou une trompette militaire. Un crescendo passionné et débordant cède la place à une petite chanson folklorique banale. Les chefs d’orchestre juifs semblent particulièrement bien placés pour interpréter ces ironies, mais ne l’a fait avec autant de véhémence que Bernstein qui vivait chaque note sur l’estrade.
Le style enflammé de Bernstein sur l’estrade (peut-être le mot « athlétique » est-il meilleur) était aussi naturel pour lui qu’il était un anathème pour d’autres. Le pianiste et star de cinéma Oscar Levant avait lardé Lenny des flèches acérées de son humour: « Sa direction est empreinte d’une ardeur masturbatoire, oppressive et fébrile, même dans les passages les plus tranquilles. Il utilise la musique pour accompagner sa direction. » En d’autres termes, il y avait trop de « schmaltz ».
Lorsque Greenberg réalisa, pour la BBC, un enregistrement en studio de Bernstein dirigeant « les Noces » de Stravinsky, il avait engagé le jeune chef d’orchestre Nicholas Cleobury comme remplaçant pour les répétitions de mouvements de caméra. À un moment paroxystique, il s’écria: « Et c’est là que Lenny saute! » Vint l’enregistrement, et Lenny sauta.
Quoi qu’il fit, il utilisait tous les muscles de son corps, balançant ses hanches, haussant les sourcils, implorant les cordes avec des gestes recroquevillés, hochant la tête et souriant quand les notes se déroulaient comme il les avait répétées.
Mahler nous a laissé un commentaire interprétatif en mots. Peut-être pouvons-nous considérer l’exubérance de Bernstein, quelle que soit la musique, comme un commentaire intensément personnel et instinctif par le geste (et sans le complexe d’infériorité).
Comme il le déclara en 1967: « La vie sans musique est impensable; la musique sans la vie est académique. C’est pourquoi mon contact avec la musique est une étreinte totale. »
Bernstein aurait fêté son 100e anniversaire aujourd’hui. L’une de ses amies les plus proches, l’actrice juive Lauren Bacall, disait qu’il semblait vivre éternellement. De manière réaliste, il n’y eut jamais beaucoup d’espoir d’une longue vie, compte tenu de son style de vie frénétique, de son insomnie chronique, de son tabagisme en chaîne et des années passées à pousser son corps à bout.
Dans ces circonstances, atteindre 72 ans fut un petit miracle mineur dont il était reconnaissant. « Je ne dois pas me plaindre d’avoir vieilli. Je n’ai pas vécu une vie. J’en ai vécu cinq. » Mais il avait du mal à accepter l’arrivée de la vieillesse. Au cours d’une période particulièrement sombre, il avait à nouveau manié l’ironie en décrivant sa situation à son protégé, le chef Michael Tilson Thomas: « Je suis au sommet de mon déclin. »
De nombreux musiciens exceptionnels se sont fait un devoir de minimiser leurs racines juives. Le chef d’orchestre Bruno Walter (à qui Mahler avait demandé d’abandonner son vrai nom, Schlesinger) n’en parlait jamais. Schoenberg se fit protestant dans la Vienne catholique avant de revenir sur ce geste et d’écrire de la musique liée au judaïsme.
Bernstein fut en mesure d’éviter une telle souffrance, en grande partie à cause de la force et de l’ouverture de son éducation juive.
La musique n’était pas particulièrement présente dans la famille Bernstein. Mais son père, Samuel, venait d’une longue lignée de Hassidim. Une fois que le jeune Leonard (ou Louis, pour donner son vrai prénom – il le changea officiellement à 16 ans) eut appris le piano, il accompagna son père dans des présentations de contes hassidiques. Après avoir déménagé la famille de New York à Boston, Sam fréquenta délibérément non pas la synagogue hassidique, mais la congrégation « réformiste », déterminé à fondre les anciennes coutumes dans le style de vie américain moderne. Après que son fils soit devenu célèbre, on lui demanda pourquoi il l’avait pressé rejoindre l’affaire de salons de beauté familiale plutôt que de devenir musicien. Sam avait répondu: « Eh bien, comment pouvais-je deviner qu’il allait devenir Leonard Bernstein? »
Lenny écrivit un jour: « Pour l’enfant, le père est Dieu » et il raconta comment Sam se lançait dans des considérations bibliques sur des questions insignifiantes, telles que passer du sel. « Tu sais, Moïse a dit à propos du sel … »
Plus tard dans sa vie, Lenny cassait aussi les pieds d’Humphrey Bogart, quand lui et sa femme Lauren Bacall rendaient visite aux Bernstein. Lauren adorait les jeux de mots compliqués et les discours intellectuels de Lenny; Bogart s’enfuyait et sortirait sur un bateau, comme son personnage de solitaire dans le film « The African Queen ».
Le couple Samuel et Jennie Bernstein s’entendait mal, comme le reflète le couple de « Trouble in Tahiti », opéra en un acte composé par Bernstein en 1952, intégré en 1983 dans son opéra, « A Quiet Place ». Mais l’irrépressible Lenny trouva le moyen de faire face à ses déconvenues domestiques, en se concentrant à ce point à sa carrière musicale qu’au début de la vingtaine, il était déjà célèbre. Le tournant décisif eut lieu quand il remplaça Bruno Walter indisposé pour un concert du Philharmonique de New York, à l’âge de 25 ans
En 1942 (l’année précédant ses débuts sensationnels sur l’estrade), il avait terminé sa première symphonie, intitulée « Jeremiah ». Il l’avait composée dans un état d’effervescence pour tenir la date limite d’une compétition jugée par un homme qui allait avoir une énorme influence, le chef d’orchestre judéo-russe Serge Koussevitsky, fondateur du festival de musique de Tanglewood deux ans auparavant.
Koussevitsky n’aimait pas la partition et elle n’obtint pas de prix. Néanmoins, il s’agit de la première d’un flux régulier d’œuvres de Bernstein inspirées par son héritage juif. Dédiée à son père Samuel, la musique passe d’une sombre « prophétie », à une « profanation » (destruction du Temple) en une « lamentation » finale avec solo de mezzo-soprano en hébreu. Le compositeur déclara n’avoir utilisé que très peu de matériau hébraïque véritable. Mais son assistant de longue date, Jack Gottlieb, identifia néanmoins de nombreux thèmes dérivés d’anciennes cantillations à la synagogue. La mélodie d’ouverture, par exemple, vient en partie de l’Amen chanté dans les grandes fêtes et en partie des prières de l’Amidah. « Profanation » utilise des motifs de la Haftara; « Lamentation » est tirée du chant de deuil des Juifs ashkénazes à Tisha B’Av.
Tout aussi importante est l’attitude envers le Tout-Puissant incorporée dans le texte de la symphonie, qui devint une sorte de fixation pour Bernstein. Ses derniers mots sont: « Pourquoi nous oublies-Tu pour toujours et nous abandonnes-Tu si longtemps? Tourne-nous vers Toi, ô Seigneur. »
Lors d’une conférence de presse pendant l’enregistrement de la symphonie en 1977, il déclara: « Je suppose que j’écris toujours le même morceau. L’oeuvre que j’ai composée toute ma vie concerne la lutte née de la crise de notre siècle, une crise de foi. Même à l’époque où j’avais écrit Jérémiah, je me débattais avec ce problème. La foi ou la paix à la fin de Jeremiah est plutôt une sorte de réconfort, pas une solution.
Jérémie – le prophète qui a critiqué Dieu et l’a rendu responsable de la souffrance humaine – est un homologue biblique de Bernstein, et comment répondre à une crise de foi personnelle fut un sujet sur lequel il revint régulièrement. Il le fit dans sa symphonie suivante, inspiré par le poème de W.H. Auden, « Age of Anxiety », mais sans connotation juive.
Cependant, son explosive troisième symphonie, dédiée à la mémoire de John F. Kennedy, s’intitule hardiment « Kaddish ». Pour son premier enregistrement en 1963 (l’année de sa première à Tel Aviv), il donna le rôle de récitant à son épouse, l’actrice Felicia Montealegre, représentant « L’éternel féminin ». Dans le deuxième mouvement, « Din-Torah », elle lance des accusations au Tout-Puissant pour avoir rendu la vie si difficile – l’antithèse d’une suppliante cantate de Bach ou d’une messe de Haydn. L’esprit toujours en quête de Bernstein avait des doutes quant à l’exclusivité sexuelle, et son enregistrement de 1977 mettait en vedette Michael Wager, l’ami dans les bras duquel il mourrait en 1990, pendant le traitement de son emphysème au stade terminal.
Kaddish est composé pour grand orchestre, chœur mixte, choeur de garçons, récitant et soprano solo. Le mouvement d’ouverture est une lente « Invocation » qui fait place à la première des trois apparitions de la prière Kaddish. Le coléreux second mouvement mélange une ligne de 12 tons avec des éléments de jazz et explose dans un tollé choral avant de se calmer en une tendre berceuse pour la soprano. La troisième partie sert de scherzo symphonique traditionnel. Dans une séquence de rêve, le récitant change de place avec Dieu et le persuade de renouveler sa foi en l’homme (l’obsession de Bernstein).
Enfin, après d’autres affrontements violents, le récitant se livre à une dernière méditation et établit une relation plus stable avec le Tout-Puissant. La symphonie passe puissamment de l’obscurité à la lumière, de la musique à 12 tons à la tonalité traditionnelle triomphante que Bernstein ne pourra jamais abandonner comme système de composition. Avec un texte en araméen et en hébreu biblique, c’est la composition la plus intensément juive que Bernstein ait apportée au concert. Certains se sont moqués de son mélange éclectique de styles et de sa capacité à « tirer les larmes ».
Bernstein revint à la question du langage musical en 1965, lorsque le doyen de Chichester commanda une œuvre pour sa cathédrale et assura que « un soupçon de West Side Story serait le bienvenu ». Huit ans après son lancement à New-York, la comédie musicale de Bernstein avait balayé la planète. Même ce projet avait des connexions juives, non seulement par son équipe de collaborateurs (conçu par Jerome Robbins, script d’Arthur Laurents, paroles de Stephen Sondheim), mais parce que le concept initial de Robbins pour son adaptation de Roméo et Juliette de Shakespeare était plutôt une East Side Story, avec Juliette en fille juive et Romeo en catholique italien.
Ce que le doyen obtint est devenu un classique du répertoire choral, avec des paroles hébraïques issues des psaumes, imprégnées de rythmes de claquettes et d’une confiance joyeuse en Dieu. Bernstein avait pris une année sabbatique pour s’immerger dans la composition « sérielle » et pouvait manipuler les tonalités schoenbergiennes quand il le voulait (comme dans Kaddish). Mais qu’est-ce qui émergea de son année sabbatique? Chichester Psalms, qu’il appela « la pièce la plus accessible en si bémol majeur que j’ai jamais écrite. »
Il existe un certain nombre d’autres compositions juives, y compris des pièces précoces de petite dimension. Parmi les compositions les plus intéressantes, il faut citer » Hashkiveinu » (1945), une version de cette prière pour la veille du shabbat commandée par la synagogue de Park Avenue à New York, le ballet de 50 minutes le « Dybbuk » (1974, basé sur le drame yiddish de S. Ansky), qui contient des textes hébreux chantés du service de Havdalah, « Halil » (Flute), une pièce tendre et obsédante créée en 1981 en Israël et consacrée « à l’esprit de Yadin et de ses frères tombés au combat » (Yadin Tenenbaum était un flûtiste israélien tué pendant la guerre de Yom Kippour), et une mise en musique du poème yiddish « Oif Mayn Khasene (A mon mariage), un mouvement dans « Arias et Barcarolles » (1988). Ce dernier titre, composé d’une suite de huit mouvements courts qui existe dans différentes versions instrumentales, est le résultat d’une remarque innocente faite par le président Eisenhower à Bernstein après qu’il eut joué Mozart et Gershwin à la Maison Blanche en 1960. « Vous savez, j’ai aimé ce dernier morceau que vous avez joué. Il y a un thème. J’aime la musique à thème, pas tous ces airs et barcarolles. » Lenny ne fut jamais à court de musique « à thème ».
Le croisement des cultures est l’essence de la musique américaine et les mots « melting pot » sont synonymes de la société américaine (Gershwin avait l’intention d’écrire une série de 24 préludes de piano représentant New York, intitulée The Melting Pot).
Lorsque Bernstein enregistra Kaddish pour la première fois, il comprennais une symphonie avec des textes hébraïques, composée par un juif américain de parents russes, racontée par un chilien (son épouse, Felicia), l’arrière-petite-fille d’un rabbin qui avait élevée en catholique. Rien d’étonnant à ce que Stravinsky, résumant l’éclectisme de Bernstein, ait inventé la phrase malicieuse: « un grand magasin de musique ».
Bernstein, semble-t-il, avait deux ambitions impossibles: rencontrer toutes les personnes du monde et toutes les aimer. Sa passion pour les gens mena à une série légendaire de 50 concerts sur 12 ans d’orchestres de jeunes présentés en direct à la télévision américaine et plus tard à six conférences télévisées à l’Université Harvard. Bernstein considérait son envie d’enseigner comme quelque chose d’origine essentiellement talmudique.
Personne n’a approché sa grandeur de communicant musical, et personne, à l’exception du compositeur suisse Ernest Bloch, n’a consacré autant d’énergie à l’introduction de la musique juive dans la salle de concert.
Le violoniste Isaac Stern déclara que son ami Lenny avait des loyautés fondamentales. Cela pouvait être vis-à-vis de ses collègues, en particulier ses auteurs lyriques juifs Betty Comden et Adolph Green, qui travaillèrent avec lui sur les comédies musicales à succès « On the Town » et « Wonderful Town ». Mais surtout, concernant son origine juive, il était fidèle à l’Etat d’Israël. Sa première visite avait eu lieu en 1946 pour diriger ce qui était alors l’Orchestre Symphonique de Palestine, le début d’une histoire d’amour entre le célèbre maestro du Nouveau Monde et ce qui devint l’Orchestre Philharmonique d’Israël. Elle se termina seulement avec sa mort.
En Israël, sa terre et son peuple, Lenny avait reconnu ses racines. Un titre de journal en 1953 avait saisit l’impression qu’il avait faite à Jérusalem: « Lenny est leur Dieu, son nom est magique partout. » Il a pris l’avion pour Israël pour toutes les crises, toujours sans se faire rémunérer.
En 1948, quand la nouvelle nation se trouvait en péril, il joua pour les troupes derrière les lignes et pour le Palmach. Après que les forces de défense israéliennes eurent pénétré dans le désert du Néguev et capturé Beersheba, il avait rassemblé 35 musiciens pour se rendre de nuit dans un autobus blindé afin de donner un concert aux soldats l’après-midi suivant, dans une fouille archéologique. Perché sur des rochers et des crevasses, ce groupe extraordinaire accompagnait Bernstein au piano dans Mozart et Beethoven, avec Rhapsody in Blue en rappel. Des avions de surveillance égyptiens rapportèrent la scène à leur commandement du Caire, pensant qu’il s’agissait d’une manœuvre militaire de diversion, car « qui prendrait le temps pendant une guerre pour écouter un concerto de Mozart? »
Bernstein était de nouveau en Israël dans l’euphorie qui suivit la guerre des Six Jours en 1967. Il amena son cher Mahler au Mont Scopus pour une représentation en plein air de la Symphonie « Résurrection » avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël. Des soldats blessés et des familles endeuillées se mêlaient aux dirigeants de la nation. Yitzhak Rabin la décrivit comme sa plus émouvante expérience. Le premier cor de l’orchestre, Yaacov Mishori, était bien placé pour observer la scène de l’endroit où il était assis: « dans le dernier mouvement, Lenny ressemblait à un ange. C’était un orchestre et une chorale d’anges. »
Beaucoup de choses ont changé en Israël depuis ces temps enivrants, lorsque Lenny avança dans la foule joyeuse vers le Mur des Lamentations et mit sa main momentanément sur ses yeux, submergé par l’émotion de tant de joie. L’homme qui lui succéda par la suite à la tête de l’Orchestre Philharmonique de New York, Zubin Mehta, est le chef d’orchestre à vie du Philarmonique d’Israël, un Parsi qui se décrit comme « juif par osmose ». Deux autres Juifs, Rafael Kubelik et Istvan Kertesz, y furent également des chefs d’orchestre populaires. Mais Bernstein galvanisait son public israélien comme aucun autre maestro. Qui sait quand on reverra un Juif de telle renommée internationale et charisme, monter sur l’estrade de l’Auditorium Mann?
La personnalité complexe de Bernstein fit parfois des ravages, en particulier lorsque son homosexualité l’amena à quitter sa femme Felicia et à vivre quelque temps avec un chercheur en musicologie, Tom Cothran. Jamie Bernstein, sa fille, déclara que son père avait besoin de savoir qu’il pouvait aussi rentrer chez lui – dans son « endroit tranquille ». Peu de temps après, Felicia mourut d’un cancer. Il fut dévoré par le remords et ne récupéra jamais correctement.
Au cours d’une scène évoquant un complot dans un opéra de Verdi, elle l’avait maudit: « Tu mourra en vieil homme amer et solitaire. » Être Leonard Bernstein était en effet devenu un fardeau pour lui. Mais, dans ce qui aurait été son 100ème anniversaire, nous devrions nous souvenir de Lenny dans sa jeunesse – une sorte de météore, venant de nulle part, illuminant le monde musical de ses dons aux mille facettes.
Il ne manqua jamais de proclamer sa judéité, de se réjouir de son héritage. C’est peut-être cet esprit hassidique insurmontable qui suscita une des remarques les plus heureuses que Leonard Bernstein ait jamais faites sur lui-même: « Si j’étais quelqu’un d’autre, je m’envierais ».
(Source: Rodney Greenberg, Jewish Quarterly)
