Ephéméride | Blume Lempel [20 Octobre]

20 octobre 1999

Décès à Long Beach (USA) de Blume Lempel, magnifique écrivaine yiddish contemporaine.

Le mot yiddish « svive » (סביבה) signifie environnement, milieu, voisinage, et évoque une atmosphère de camaraderie, d’affinités intellectuelles, qui procure un ancrage, un foyer.
Au cours de sa vie, Blume Lempel (1907-1999) connut de multiples bouleversements.

Comme son amie et collègue, la poètesse yiddish Malka Heifetz Tussman (1893-1987), l’a éloquemment exprimé, la « svive », le milieu personnel non conventionnel que Blume Lempel se créait était ancré dans un sens aigu de soi et comportait un rôle particulier aux multiples facettes dans le monde des lettres yiddish d’après-guerre.

De cette « svive » qu’elle se construisit ellre

L’oeuvre profondément originale de Blume Lempel se distingue par un ensemble de thèmes inhabituellement audacieux et divers, centrés sur les expériences des femmes, par sa stratégie narrative radicalement expérimentale et sa prose éblouissante et poétique.

Née en Galicie, Lempel passa ses années de jeune adulte à Paris et s’enfuit à New York juste avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Une fois installée aux États-Unis, elle était l’une du tout petit nombre d’écrivains qui continuèrent à écrire en yiddish jusque dans les années 1990.

Bien que le rétrécissement du monde littéraire yiddish, fût source d’obstacles et de frustrations, il lui fut bien utile à bien des égards. Ses nouvelles, furent publiées dans des périodiques yiddish sur plusieurs continents. Un grand nombre d’entre elles furent rassemblées en deux volumes: « A rege fun emes » (Une minute de vérité), publié par la maison d’édition I.L. Peretz (Tel Aviv) en 1981; et « Balade fun a kholem » (La ballade d’un rêve), publié par la maison d’édition Israël Book House (Tel Aviv) en 1986 et téléchargeable sur le site du Yiddish Book Center.
Elle reçut de nombreux prix et, malgré le bouleversement de la culture yiddish au cours de sa vie, elle maintint des amitiés littéraires durables et mutuellement réconfortantes avec d’autres écrivains yiddish du monde entier.

La vie et le point de vue des femmes sont au centre de la grande majorité des nouvelles de Lempel. Son oeuvre n’explore pas seulement sa propre vie, qui couvre un large éventail de lieux, d’époques et de cultures, mais elle imagine également une série remarquablement large de personnages et de circonstances bien au-delà de son expérience personnelle.

Bien que le sujet de la Shoah soit profondément ancré dans son oeuvre, elle ne se limite pas à ce thème.
Certaines histoires explorent la conscience de personnages aux vies apparemment ordinaires. D’autres décrivent des personnages vivant en marge de la société, notamment des réfugiés et des survivants en difficulté.
Un certain nombre d’histoires traitent de sujets que la plupart des autres écrivains de son temps considéraient comme tabous, comme l’avortement, l’inceste et le viol.

La fiction de Lempel ouvre non seulement une fenêtre sur les époques passées de la vie juive du vingtième siècle, en particulier celle des femmes, mais offre également un aperçu grave et profond sur la condition humaine.
L’oeuvre de Lempel se caractérise par une puissance d’empathie lyrique, des observations précises et souvent satiriques, ainsi qu’une approche non orthodoxe du récit qu’elle cultive au mépris des conventions littéraires.

A l’image des situations déracinées de ses protagonistes, beaucoup d’histoires de Lempel manquent de progression ordonnée dans l’intrigue, de transitions, de rythme conventionnel et de fins clairement dessinées. Remplis de flashbacks agités et d’images bouleversantes, elles se déplacent d’un lieu à l’autre et d’une époque à l’autre, allant du présent au passé, du Vieux Monde au Nouveau, du rêve à la réalité. Les récits fracturés, perturbés et non aboutis expriment avec une extrême clarté les effets prolongés des bouleversements historiques sur l’individu.

Blume Lempel éprouva ces bouleversements de première main. Née Blume Leye Pfeffer au cours de la première décennie du XXe siècle, elle fut élevée dans ce qu’elle a décrit comme « une pièce blanchie à la chaux au bord d’une rivière sans nom ».
Son lieu de naissance était Khorostkiv en yiddish, Chorostków en polonais, en Galicie; c’était une région de nationalité changeante. La ville appartint à l’empire austro-hongrois avant la Première Guerre mondiale, à la Pologne entre les deux guerres et à l’Ukraine soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Le père de Blume, Abramshe, était boucher, « une personne simple » avec une barbe noire – si forte, se souvenait-elle, « qu’il pouvait porter un veau sur les épaules de l’abattoir à la boucherie », sur une distance d’un kilomètre.

Sa mère, Pesye, était une blonde aux yeux bleus, à la peau pâle et translucide. Elle lisait des romans, était abonnée à un journal de la ville voisine de Lviv et était considérée comme cultivée par les habitants de la ville.
Bien qu’Yisroel, le frère aîné de Blume, reçut une éducation formelle, sa propre éducation fut intermittente. Pendant quelques années, elle fréquenta une école religieuse pour filles et une école publique hébraïque. Parfois, une tutrice se rendait à la maison, mais comme elle le rappela plus tard dans une interview avec le journaliste yiddish Itzik Gottesman: « mon père pensait que tout ce qu’une fille avait besoin de savoir, était comment cuisiner une potée, rapiécer un vêtement et traire une vache. »
« En Pologne, je n’ai pas écrit du tout », se souvenait-elle. « Je ne faisais que rêver d’écrire. » Tout en rêvant, elle enregistrait des observations qui figureraient plus tard dans son oeuvre. Son intériorité d’enfant lui resta accessible toute sa vie en tant que « la petite fille que j’étais, dont les marées montent et descendent encore aujourd’hui sur mes rives sablonneuses ».

Les personnages basés sur ses souvenirs d’enfance apparaissent avec un relief éclatant.
Tante Rokhl est assise devant sa machine « en train de coudre des vêtements de mariée pour les mariages d’autres femmes. Elle coud et coud jusqu’à ce que le blanc commence à apparaître dans ses tresses d’un noir de jais.
« Zosye, » la fille choyée du commis comptable, monte à bicyclette, ses cheveux gonflés par le vent, aussi blonds que le mobilier du salon de son père.
Une mendiante aveugle sur la place du marché « assise sur un tabouret bas, son jupon effleurant le sol, une croix de cuivre pendant sur sa poitrine et un collier de perles à la main ».
Voici « Reyzye Paltiels avec sa dent en or, la dent à travers laquelle elle filtre ses octaves ondulantes. Reyzye était la seule fille en ville à pouvoir chanter « Aida » avec tous les ornements et les trilles, comme une vraie diva. »
Et voici Grand-mère, « une petite femme de peu de mots. Elle s’est faufilée comme une poule dans la maison silencieuse comme une poule et picorant même comme une poule les maigres croûtes de pain qu’elle a cachées dans la poche de son jupon de velours. »

Pendant un temps, le monde de l’enfance de Blume semblait sans danger. À l’âge de douze ans, le confortable sentiment de sécurité de Blume commença cependant à s’effriter. Sa mère mourut d’une maladie cardiaque et son père se remaria rapidement. Blume fut contrainte de servir de gouvernante et de nourrice pour le nouveau couple et leur jeune enfant.
Son frère Yisroel, de huit ans son aîné, impliqué dans une activité militante communiste, fut attrapé et emprisonné, puis s’échappa et entra dans la clandestinité.

Blume se souvenait que la police était arrivée à la maison au milieu de la nuit pour le rechercher, ordonnant à tout le monde de sortir du lit et transperçant les matelas en maudissant les « sales Juifs ».
Yisroel s’enfuit en France et en 1929, à l’âge de 22 ans, Blume quitta également Khorostkiv avec l’intention de devenir pionnière en Palestine. En chemin, elle s’arrêta à Paris pour rendre visite à son frère qui s’était installé dans le quartier des immigrants juifs de Belleville.
Fascinée par la ville, Blume abandonna ses projets de pionnière. Elle fréquenta l’école du soir et lut des livres en français et en yiddish. C’est là, contre toute attente, que son rêve de devenir écrivain commença à prendre forme. Son frère la pressa d’abandonner ses ambitions littéraires. Seule une personne instruite pouvait écrire, prétendait-il. Et ses conditions d’existence rendait l’écriture difficile.

Néanmoins, elle écrivit, principalement des poèmes d’amour et des nouvelles, en yiddish, et elle commença à montrer ses travaux à d’autres.
Pour gagner sa vie, elle trouva d’abord un emploi de confection de sacs à main, puis un travail dans la fourrure, où elle rencontra Lemel (Leon) Lempel (1911-1986). Le couple se maria et deux enfants, Paul (1935–) et Yolande (1937–), naquirent. Les années parisiennes furent exceptionnellement heureuses pour Blume. Une fois encore, elle prit des notes mentales qui trouvèrent plus tard une place dans sa fiction.

En 1939, alors que le pouvoir d’Hitler grandissait, Leon devint convaincu que sa famille devait fuir l’Europe. Il réussit à obtenir les papiers d’immigration du consulat américain et les Lempel s’embarquèrent pour New York. Avant de partir, Blume brûla tous ses écrits.

Blume aimait sa ville d’adoption et avait l’intention d’y retourner. Au bout du compte, les Lempel s’installèrent définitivement à New York, d’abord dans un appartement à Brooklyn, puis en 1950 dans une maison de Long Beach, à Long Island, non loin de la mer. De nouveau, Blume se mit à écrire et, pour la première fois, à publier.
Son premier article publié, « Muter un tokhter » (mère et fille), fut publié en 1943 dans le quotidien yiddish « Der tog », sous le pseudonyme de Rokhl Halperin, le nom de sa tante. Quelques années plus tard, Blume noua une relation avec le « Morgn frayhayt », un quotidien communiste yiddish. L’éditeur, Paul (Peysekh) Novick (1891-1989), lui offrit la machine à écrire yiddish qu’elle utilisa toute sa vie.

En 1947, le journal publia en feuilleton, « Tsvishn tsvey veltn » (Entre deux mondes), son vaste roman panoramique sur le Paris d’entre les deux guerres mondiales.
Dans cette oeuvre précoce, Blume fait montre de ses nombreuses capacités de caractérisation et de description, ainsi que de son intérêt pour les thèmes tabous. Au milieu d’une vaste distribution de personnages et de multiples intrigues, une romance entre une femme juive et un nazi occupe une place centrale. Des flashbacks vers le passé au shtetl ponctuent une évocation du climat de plus en plus antisémite des années 1930, ainsi que des observations finement ciselées de la haute société parisienne et des portraits de marginaux et d’opprimés pleins de compassion.
Une partie de ce matériel fut par la suite retravaillée en nouvelles par Blume Lempel.
En 1954, la « Philosophical Library », une petite maison d’édition new-yorkaise, publia le roman en traduction anglaise sous le titre de « Storm Over Paris », sous le nom de Blanche Lempel.

Après ces débuts littéraires prometteurs, cependant, la carrière d’écrivain de Lempel fut mise de nouveau en sommeil. Ses responsabilités domestiques augmentèrent lorsque sa tante Rokhl s’installa dans la famille. Un troisième enfant, Steven (1945–), naquit. Le jeune neveu de Leon, Michael Klahr (1937–1998), devenu orphelin pendant la Shoah, rejoignit la famille en 1946. Comme auparavant, bien qu’elle n’ écrivit pas au cours de cette période, Blume recueilli des impressions pour un usage ultérieur.

Mais plus encore que ses responsabilités familiales, ce furent les nouvelles dévastatrices venant de l’autre côté de l’Atlantique qui paralysèrent sa production littéraire. Là-bas à Khorostkiv, apprit-elle, la femme de son père et son jeune fils avaient été capturés et tués par les nazis, après quoi son père avait mis le feu à la maison familiale et s’était pendu.
La veille de la libération, son frère bien-aimé, Yisroel, qui avait rejoint la Résistance française, fut arrêté et abattu à Lyon, laissant une femme et deux fils.
En décrivant son état d’esprit au cours de cette période, Blume déclara par la suite: « Lorsque notre grand Holocauste et sa grande cruauté furent révélés… j’ai été catapultée dans un profond désespoir. Le passé était un cimetière; l’avenir sans signification. »

De plus en plus découragée, elle recommença à brûler son travail. « J’avais besoin d’écrire », se souvenait-elle, « mais je ne pouvais pas. Je n’avais pas le temps d’écrire. C’était une épreuve d’écrire. Et pour qui devais-je écrire? Demain, un autre Hitler, ou un autre Staline, viendrait tout brûler, tout détruire. » Finalement, elle cessa d’écrire complètement. « Je me suis retrouvée paralysée dans une prison imposée par moi-même », déclara-t-ele plus tard. « Des années passèrent, de nombreuses années désolées et stériles. »

Puis vint un tournant. Une amie auteur de fiction yiddish, Reyzl Glass Fenster (1909–?), lui suggéra de se consacrer à écrire sur la destruction cataclysmique qui la consumait.

Lempel avait trouvé sa vocation. De même qu’elle parlait des morts surgissant des cendres dans son imagination, son propre travail – brûlé plus d’une fois de sa propre main – connut une renaissance. À la suite de la catastrophe, elle avait fini par comprendre: « Nous, les survivants, devons écrire la réalité, la peindre, l’immortaliser dans la pierre, la graver dans l’esprit des gens, pour qu’une telle catastrophe ne soit plus jamais possible ».

Ayant quitté l’Europe à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Blume n’avait pas personnellement vécu la terreur des rafles, des exécutions de masse et des camps de concentration. Comme l’analysa le critique Spiegelblatt, le sujet de Lempel n’était pas principalement l’annihilation, mais ses conséquences, non les anéantis eux-mêmes, mais « les survivants, les personnes brisées qui tentent après la guerre d’établir un nouveau lien avec la vie et qui restent brisés à travers elle. Elle partageait le deuil, la perte et le traumatisme profond qui affligeaient ces « personnes brisées » et se consacra à exprimer l’expérience du déracinement, de la fuite et de l’adaptation, ainsi que le fardeau spécial du souvenir et du châtiment, du chagrin et de la culpabilité.

Lempel recommença à écrire. Alors qu’elle embrassait sa nouvelle mission littéraire et entreprenait de se réinventer comme écrivain, sa créativité recommença à s’écouler. Il fallut un certain temps avant qu’elle commence à chercher à publier. « Mon écriture me semblait être une affaire personnelle », dit-elle plus tard, « un échange muet de sentiments, de moi à moi et de moi à eux, les gens massacrés, brûlés, étouffés dans des fosses communes, des martyrs sacrés du mal humain. »

C’est un autre ami du monde des lettres yiddish qui la persuada de partager à nouveau son travail. « Un beau jour, j’ai rencontré le poète Chaim Plotkin [1910–1996] », se souvint-elle plus tard. « C’est lui qui m’a pris par la main et m’a ramené sur le chemin de la littérature. »
À la fin des années 1960, ses poèmes en anglais et en yiddish commencèrent à paraître régulièrement dans de petites publications littéraires de langue anglaise et dans des revues yiddish.
Au cours des deux décennies et demie suivantes, ses nouvelles furent publiées dans des publications yiddish du monde entier, notamment « Di zikh », « Naye tsaytung » et « Yisroel shtime » à Tel Aviv, ainsi que dans les publications new-yorkaises « Zayn », « Tsukunft », « Undzer eygn vort », « Yidishe kultur », « Forverts », « Yidisher Kemfer », et « Algemayner Dzhurnal », et « Khezhbn » (Los Angeles), « Letste nayes » (Australie), « Undzer veg » (Paris) et « Dorem Afrike » (Johannesburg, Afrique du Sud).

Les nouvelles qui constituent le cœur de l’œuvre de Blume Lempel se caractérisent par des techniques narratives audacieuses et peu conventionnelles, une gamme de sujets audacieuse et un style très original. Ses récits ne suivent pas les formules traditionnelles; au lieu de cela, ils semblent bruts et fracturés. Certains ressemblent à des collages, dont les fragments soigneusement disposés se font écho les uns aux autres. Beaucoup utilisent des techniques modernistes ou surréalistes telles que des juxtapositions discordantes, le symbolisme du rêve, des flashbacks, une association libre et des franchissements fréquents de la frontière entre fantasme et réalité. « J’aime commencer par la fin et travailler vers l’arrière », disait Lempel. « Ou commence au milieu. Ou commencez avec un sujet étrange, puis changez complètement le personnage et recommencez à zéro. »

Pour ajouter au désordre, elle passe parfois d’un temps à un autre, ou même de la troisième personne à la première personne au milieu d’un passage. Sa stratégie narrative était parfaitement adaptée à la tâche qu’elle s’était assignée. Le drame dans ses histoires ne consiste pas dans la façon dont l’intrigue se déplace d’un point A à un point B, mais plutôt dans la manière dont elle force le lecteur à faire l’expérience de la déchirure et de la disjonction. « L’élément narratif n’est pas au cœur des histoires de Blume Lempel », écrit Spiegelblatt. « Pour elle, l’essentiel est la réflexion, la recherche, le fait d’aller au fond des choses, la volonté constante d’atteindre « le moment de vérité ».

Ainsi, les frontières entre le réel et l’irréel peuvent être fragiles et perméables. De vastes paysages cosmiques côtoient des scènes domestiques. Gouffres profonds, oiseaux de proie, sacs d’ossements et actes de suicide tiendront compagnie à des tasses de café à la table de la cuisine et des repas intimes du shabbat. Plusieurs périodes coexistent sur une seule page.

Ce ne sont pas seulement les stratégies narratives de Lempel mais son éventail de sujets, de décors et de personnages qui sont extraordinaire pour la fiction yiddish. Beaucoup de ses récits ouvrent une fenêtre sur le Vieux Monde, mais pour Lempel, ses racines en Europe de l’Est ne sont pas l’objet principal, mais plutôt un paysage parmi d’autres.

Parallèlement à des récits profondément ancrés dans son enfance galicienne, elle évoque de manière vivante une grande variété d’époques et de lieux, ainsi que les histoires de vie de gens – en particulier de femmes – ayant des histoires de vie très différentes, et offre ainsi un aperçu des aspects de l’expérience juive et de l’expérience des femmes de notre temps.

Dans plusieurs histoires situées dans le Paris d’avant-guerre, par exemple, on rencontre des femmes qui sont dépeintes avec une empathie sans faille alors même qu’elles s’éloignent des normes de leur communauté juive.
Dans « Sa dernière danse », Simone Bonmarchais, la maîtresse juive du chef de la police, navigue dans le monde scintillant et périlleux du Paris sous l’occupation nazie avec une insistance primale sur la survie – jusqu’au moment où elle laisse tomber son masque soigneusement construit.
Dans « Un moment de vérité », Lily Brown épouse un médecin nazi sadique, puis le dénonce.
Et dans « Le rendez-vous », la protagoniste est jugée pour le meurtre de son amant nazi.

Toutes ces histoires montrent le talent de Lempel pour représenter des femmes dotées de peu de ressources et contraintes de prendre des décisions qui changeront leur vie.

Les contextes américains contemporains caractérisent de nombreuses histoires de Blume Lempel, bien qu’ici aussi, elle dépasse souvent son expérience personnelle pour explorer la vie et la psyché de femmes très différentes d’elle-même.

« La mauvaise femme de la septième avenue » nous emmène dans les toilettes pour dames de la station de métro Penn Station à New York, où le narrateur, un voyageur de train de banlieue, noue un lien avec une femme sans abri. De manière caractéristique pour Lempel, il s’agit d’un lien empathique mais inhabituel: « Je me suis retrouvé en train de penser à des cadeaux bizarres à lui faire », dit le narrateur: « des plumes de l’oiseau qui se cache la tête dans le sable, des bouquets de fleurs du désert, des coquillages miniature, chaque coquillage une tour s’élançant vers les cieux. »
« Pachysandra » nous introduit dans l’angoisse d’une femme afro-américaine profondément religieuse qui raconte un mensonge pour sauver une vie et attend ensuite que Dieu la punisse pour son péché.
« Une petite chanson pour une âme juive » nous emmène dans une synagogue de Long Island, où le narrateur est surpris lorsqu’un jeune chanteur goy de folk se présente pour dire le kaddish pour sa petite amie décédée. De manière typique chez Lempel, le narrateur est hanté par la souffrance de la jeune femme inconnue décédée. « Alors que la nuit tombait, ses tristes yeux juifs me regardaient depuis les vitres sombres. » Elle ne peut prendre du repos avant d’avoir imaginé la vie et la mort de la jeune femme et d’avoir rendu hommage à sa mémoire.

Parfois confrontées à des choix impossibles, les femmes de Lempel résistent aux grandes actions héroïques. Pourtant, elles ne sont pas non plus définies par la passivité. Au contraire, elles s’engagent dans une lutte sans repos avec la mémoire, les changements de conscience et les choix épineux. Elles luttent pour faire face à la folie de l’histoire et parfois pour repousser la folie qui monte en elles.
Souvent, les femmes de Lempel sont propulsées par leur rencontre avec de puissantes forces naturelles, qui peuvent être fiévreuses et teintées d’érotisme ou pleines d’horreur. Une image fréquente est celle d’un vide horrible.

Le thème de la dissimulation, en particulier dans le monde naturel, revient fréquemment dans les oeuvres de Lempel. Cela tient peut-être en partie à son sentiment d’identité cachée comme écrivaine yiddish déguisée en femme de banlieue au foyer, une femme à part avec une vie intérieure bien à elle.
Le traumatisme persistant de la Shoah est au cœur de cette vie intérieure et de celle de nombre de ses protagonistes. Des visions soudaines du khurbn sont un élément important de nombreuses histoires.

Pour Lempel, la Shoah est parfois obscurcie, comme derrière un nuage, mais jamais loin, un événement primordial dont l’impact dévastateur ne pourra jamais être évité.

Comme plusieurs autres récits, « Une tempête de neige à Summerland » offre un portrait ironique de la vie conjugale, avec le mari grincheux et d’esprit pratique servant de repoussoir à la femme, absorbée par ses rêves, ses souvenirs et son imagination.

Cependant, de nombreuses autres histoires explorent un terrain beaucoup plus audacieux. « La dette », par exemple, s’ouvre sur l’image d’une jeune femme allongée « sur la table d’opération, le visage vers le haut. Le haut de son corps était solidement fixé à l’aide de sangles en plastique, ses genoux relevés, ses jambes nues écartées. » La description impitoyable de l’avortement faite par Lempel mêle une description franche à des images poétiques et profondément personnelles pour produire un effet puissant. Selon les mots de la chercheuse yiddish Sheva Zucker, Lempel « ôte toujours le voile qui couvre les désirs sexuels cachés, les paroles non dites et les rêves non réalisés … ».
« Le petit parapluie rouge », par exemple, nous introduit dans l’imaginaire érotique d’une femme d’âge moyen alors qu’elle attend un rendez-vous pris à l’ aveugle.
Dans « Même les cieux disent des mensonges », nous partageons les sensations érotiques d’une mère qui allaite.
Et dans « La mort de ma tante », une femme âgée fait appel à sa foi religieuse pour la protéger de ses fantasmes érotiques.

« Oedipe à Brooklyn » surpasse toutes ces histoires par sa précision et l’audace de son sujet.
Refusée par Avrom Sutzkever, rédacteur en chef de « Di goldene keyt », qui la jugea trop choquante pour la publier, l’histoire parut pour la première et unique fois dans la collection « A rege fun emes ».
Lempel raconte la légende antique du point de vue d’une mère juive contemporaine qui s’engage dans une relation sexuelle avec son fils aveugle. Sa narration factuelle vibre dnas un paysage naturel érotisé alors qu’ils se dirigent tous deux inexorablement vers leur destin. Aux mains de Lempel, l’intrigue est parfaitement crédible. Comme le dit un critique, « le ton discret et sobre qu’elle emploie même pour décrire des scènes choquantes » nous lie de sympathie avec les personnages même lorsqu’ils s’engagent en territoire interdit.

Par leur vaste éventail de sujets, de lieux, de personnages et d’époques, les histoires de Lempel ne paraissent jamais répétitives; le drame particulier de chaque protagoniste est toujours convaincant. Pourtant, avec leurs éléments narratifs, leurs thèmes et leur style récurrents, elles forment un tout homogène.

La vieillesse ne ralentit pas la créativité de Lempel. À la mort de son mari, Leon, en 1986, elle écrivit dans un poème qu’elle se sentait
« comme une momie
enveloppée dans des larmes
silencieuse »
avec
« rien à dire
rien à dire »

En réalité, elle n’avait pas fini de raconter.
« Pastorale », une histoire publiée en 1988, est une représentation poignante d’une femme âgée avec un mari malade, une évocation précise des échanges grincheux à la table du petit-déjeuner, le ramassage méthodique des feuilles d’automne par le mari, l’approche de la mort euphémisée mais redoutée: « Maintenant je tricote un pull pour mon mari. Je ne suis pas pressée. Une voix non invitée me murmure que je devrais prendre mon temps. Tant que je tricote, je tiens l’Ange de la Mort à distance ».
Les histoires et les poèmes de Lempel continuèrent à être publiés dans les années 90.

Le 20 octobre 1999, à l’âge de 93 ans, elle décéda d’un arrêt cardiaque à son domicile de Long Beach.

Dans une lettre de 1981, le célèbre écrivain yiddish Chaim Grade (1910-1982) avait souligné à quel point il était triste que le talent de Lempel ait fleuri si tard, à un moment de l’histoire où peu de gens pouvaient lire ses mots dans l’original.
Mais peut-être, disait-il, était-ce inévitable. Lempel appartenait à son époque et à aucune autre: cela suffit pour faire pleurer que vous soyez apparue dans notre littérature à une époque où il reste si peu de bons lecteurs. Mais peut-être ne pouvait-il en être autrement. Peut-être que votre ton magique, doux et lyrique ne pouvait le jour avant nos années d’automne…. Vous êtes un écrivain moderne au plus beau sens du mot….

(Source: Ellen Cassidy et Yermiyahu Ahron taub in « Women Writers od Yiddish Literature »)