Ephéméride | Hermann Ungar [28 Octobre]

28 octobre 1929

Décès à Prague d’Hermann Ungar, magnifique écrivain injustement oublié.

Écrivain tchèque de langue allemande, Hermann Ungar est né le 20 avril 1893 à Boskovice, une bourgade de Moravie, alors province de l’Empire austro-hongrois.

Le père, Emil, juif libéral qui, après avoir hésité à devenir rabbin, étudia le sanskrit et lisaitt Homère et Shakespeare dans le texte, dirigeait une petite affaire familiale de distillerie et se fit élire président de la communauté juive de la ville. La mère, Jeannette, née Kohn, précocement frappée de cécité alors que Hermann était encore enfant, mourra en déportation avec son fils Félix et la famille de ce dernier. Une sœur, Gerta, émigrera en Palestine où elle travaillera comme pédiatre jusqu’à sa mort en 1946.

En 1903, après une formation élémentaire qui lui est dispensée par un précepteur, futur sénateur communiste de Prague, Hermann Ungar entre au lycée allemand de Brünn (Brno) où il fait de brillantes études secondaires. Déjà passionné de théâtre, il suit par ailleurs des cours de danse, de piano, et pratique assidûment le football et la gymnastique. De 1911 à 1913, des études de philosophie, de droit et d’économie le conduisent successivement dans les universités de Munich, Berlin et Prague, où il se lie d’amitié avec ses compatriotes Gustav Krojanker et Ludwig Pinner, et participe activement aux mouvements étudiants juifs, en particulier dans l’association sioniste Barissia.

Engagé volontaire en août 1914, il combat trois ans sur le front russe, avant d’être blessé, médaillé et rapatrié. Pendant cette période, il écrit, sous le pseudonyme de « Sum » (Je suis), de nombreux poèmes qu’il fait parvenir à Max Brod, qui refuse de les publier, et dont il ne reste aucune trace.

Ayant obtenu le titre de « docteur des deux droits », il travaille quelques mois comme stagiaire dans un cabinet d’avocat pragois, puis aux archives du ministère des Affaires étrangères de la jeune République tchécoslovaque, où il se consacre en fait à des études littéraires d’ordre privé. Ses auteurs de prédilection sont Christian Dietrich Grabbe et Fiodor Dostoïevski. C’est de cette période que date son premier texte connu, un drame expressionniste intitulé Guerre.

En 1920, Hermann Ungar travaille comme dramaturge et acteur au théâtre de la petite ville d’Eger (actuelle Cheb). La même année, il est employé pendant six mois dans une société d’escompte et publie, sous le titre de « Enfants et meurtriers », ses deux premiers récits, « Un homme et une servante » et « Histoire d’un meurtre ».

A propos de de dernier récit, Thomas Mann écrivit:
« On reconnaît, dit-on, l’écrivain aux fruits qu’il porte. Vu sous ce jour, le spectacle est plutôt navrant car, en fait de fruits, nous ne sommes que trop souvent confrontés à des avortons. Mais ici, les conséquences – pour autant que l’on puisse parler de conséquences – font honneur aux causes dont elles résultent: elles nous bouleversent, et nous ne pouvons que reconnaître, à l’effet produit par l’écrit, à la trace indélébile qu’il a laissée en nous, que cet écrit recélait une grandeur, une beauté, un pouvoir que nous ne soupçonnions pas initialement. Une scène comme celle qui précède et prépare le meurtre de l’étranger – cette beuverie au cours de laquelle la jeune femme enceinte, en présence du général et de son bourreau, le coiffeur bossu, verse du vin sur le sexe du « petit soldat » ligoté, avant de se rouler par terre, en proie aux douleurs de l’enfantement — voilà qui révèle un artiste extraordinairement courageux et inspiré, et dont la vision m’a marqué pour la vie… « 

En 1921, sur la proposition d’un ami du président Masaryk, il part travailler à Berlin comme attaché commercial puis secrétaire de légation à l’ambassade de Tchécoslovaquie, poste qu’il occupera jusqu’à deux semaines avant sa mort. Il se marie en 1922 avec Margarete Weiss, dont il aura deux fils, et commence à publier régulièrement des nouvelles dans diverses revues; ainsi « Le Voyage de Colbert » (1922) paru en août dans la Neue Rundschau, où il introduit pour la première fois le personnage de Modlizki, étonnante figure satanique de valet rebelle et destructeur, qui sera au centre de sa création romanesque des années suivantes. En 1923, les éditions Rowohlt publient « Les Mutilés ».

Franz Polzer, le héros des « Mutilés », est un misérable et frustré employé de bureau, un double littéraire de Joseph K. Fétichiste de l’ordre et paranoïaque invétéré, il tombe sous la coupe de sa logeuse, la veuve et vile Clara Porges, qui finit par le contraindre à devenir son amant. De même que plus jeune, il était battu par son père, il ne parvient pas à se défendre de cette relation perverse. Comme si par honte de soi, il  » fallait  » se venger de lui-même en se mortifiant par des attitudes d’auto-flagellation.
Cette disposition masochiste semble remonter au traumatisme d’une scène originelle, où, découvrant les liens incestueux entre son père et sa tante, il retient de celle-ci la vision redoutable de sa raie « entre les cheveux noirs à droite et à gauche ». Depuis lors, le sexe féminin, cette « raie » d’un genre particulier, provoque chez lui non seulement une « répulsion amère » (rien que « la pensée de ce corps nu qui n’était pas fermé, de son affreuse cavité béante comme de la chair ouverte » le tourmente) mais aussi l’idée fixe qu’il répète l’inceste de son père. À cette obsession, mêlée d’avidité, d’une nudité dont Ungar excelle à distiller çà et là les détails crus et repoussants s’ajoute une homosexualité latente notamment envers son ami d’enfance, le juif et riche Carl Fanta.
Chez Carl précisément, cette image de la haine de soi est poussée à son paroxysme elle lui ronge littéralement la chair. Cul-de-jatte bientôt amputé d’un bras, il s’acharne à exhiber ses atrophies, et à harceler Dora, sa femme, dont l’abnégation de « sainte » le répugne. Car ce qui reste de lui dans la putréfaction (mais « Que lui restera-t-il ? » s’inquiète-t-elle à juste titre), c’est la hargne désespérée de « demeurer en vie, ne fût-ce que par méchanceté ».
L’univers ungarien est là, dans la perte définitive de l’intégrité humaine. À l’image du « tronçon », l’homme n’y est plus entier, mais gangrené. Avec ce paradoxe que ce résidu d’homme ce déchet, on peut l’endurer et l’être encore. « Je suis couché là comme un réservoir de purin et je pue. Mais je ne meurs pas » ricane Carl. Et pour dégoûter Dora autant qu’il se dégoûte, il la force à s’avilir et impose la présence de Sonntag, personnage mystique qui va accélérer la décomposition de ces êtres estropiés.
Cet ancien boucher d’abattoir ne s’est-il vraiment reconverti en infirmier que pour se repentir de la mort qu’il donnait aux veaux? Et si sa volonté de rédemption dissimulait plutôt le désir sadique de punition qui doit transformer en bêtes expiatoires ceux qui sont « coupables » cupidité, prostitution, imposture et chantages en tous genres ? C’est en tout cas l’ambiguïté de ce « découpeur de viande » pénitent qui, en prêchant le châtiment perpétuel, reste pourtant prêt à « toujours recommencer (la faute, le crime), pour souffrir à nouveau cet acte ».
Alors, dans ce cercle infernal où « chacun doit accomplir son destin jusqu’à la fin », qui de tous fera le mieux « le veau » ? À l’instar de Carl, la « charogne », ou de Carla, flasque comme une « truie » et vénale comme du « bétail », tous témoignent de ce processus de dégradation de l’humanité à l’état de bête. D’ailleurs, qu’a-t-on fait des membres amputés de Carl ? se demande Franz, horrifié. Telle est bien la hantise qui suinte de ce roman sanguinaire: finir comme « les entrailles malodorantes des animaux abattus » que « les bouchers jettent dans une fosse ». Au rebut.

Ungar effectue plusieurs voyages à Rome et à Florence. A Berlin, il fréquente assidûment le célèbre « Romanisches Café » » où il fait la connaissance d’écrivains tels Joseph Roth, Ernst Tôlier, Arnold Zweig, Leonhard Frank, Alfred Döblin. À Prague, il s’était déjà lié d’amitié avec Ernst Weiss, Franz Werfel et Jaroslav Hasek, auquel il doit sans doute le personnage de l’oncle Bobeck, gros bourgeois repu à la jovialité débordante, qui apparaît dans plusieurs de ses romans et récits. Ses amis le décrivent alors comme un éternel collégien, volontiers caustique, peu versé dans l’abstraction, sans rien en tout cas de la noirceur et du pessimisme foncier dans lesquels baignent ses œuvres narratives.

En 1924, Hermann Ungar publie son troisième livre, « L’Assassinat du capitaine Hanika », reconstitution d’un procès d’assises qui avait fait grand bruit l’année précédente en Moravie. La même année, la « Neue Freie Presse » de Vienne le désigne comme « l’écrivain le plus important de la dernière décennie ». Il adhère à l’éphémère « Groupe 1925 », groupe d’artistes et intellectuels révolutionnaires dans lequel il côtoie Tôlier, Roth, Döblin, Kasack et Mehring. En février 1927, il est invité à Paris par le P.E.N.-Club français à l’occasion de la publication à La Nouvelle Revue française d’Enfants et meurtriers. Il en revient enthousiasmé par les mœurs éditoriales et la vie littéraire parisiennes. « La Classe », parue en décembre, lui vaut une nouvelle moisson d’éloges, les critiques soulignant qu’il a atteint là la pleine maturité de son talent. En 1928, il écrit « Le Général rouge », drame de la Révolution russe inspiré par le destin de Léon Trotski, qui est créé en septembre à Berlin et recueille des critiques positives d’Alfred Kerr et Cari von Ossietsky.

Le 10 octobre 1929, il démissionne de ses fonctions diplomatiques pour se consacrer entièrement à l’écriture. Il publie sa seconde pièce, « La Tonnelle », adaptation du « Voyage de Colbert », qui sera créée le 12 décembre au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin dans une mise en scène de Erich Engel.

Le 28 octobre 1929, Hermann Ungar meurt, à l’âge de 36 ans, d’une crise d’appendicite aiguë trop tardivement opérée. Il est enterré au cimetière de Malvasinka à Prague.

En 1930, Rowohlt publie un volume de dix nouvelles, dont certaines totalement inédites, préfacé par Thomas Mann. L’œuvre de Hermann Ungar, totalement occultée durant le nazisme, tant dans les pays de langue allemande qu’en France (les traductions figurent pendant l’Occupation sur la fameuse « liste Otto »), ne sera redécouverte que dans les années 1980.