20 novembre 1886
Naissance à Slobodka (Ukraine), d’Alexandre Stavisky, à l’origine d’un scandale qui fit vaciller la Troisième république.
« Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, en 33, Yankel avait senti quelque chose tressaillir en lui, et il avait ouvert un œil. Lui qui jusqu’alors ne parlait pas de politique, sauf en termes de haute philosophie, il s’était mis à lire l’Œuvre et se tenait à l’affût de tous les événements ; et il les commentait pour les intimes, invariablement sur le mode affligé. « Tu dis, Simon, que les Français ne voudront jamais d’un Hitler ? Oïe, tchch, mon pauvre enfant, tais-toi, ça vaudra mieux, tu parles comme un bébé ! Bien sûr, la France est la France, et les Français ne sont pas des Boches (le mot « Allemand » avait disparu de son langage). Mais… Oui, oui, tu peux rire comme un idiot, prépare tes larmes : l’ant’sémitisme c’est une vraie maladie ; quand ça commence quelque part, ça gagne partout. Je sais ce que je dis. Il y a la crise ? Alors attends, attends, ça va bientôt être notre faute !… Et voilà qu’est-ce que je disais ? Stavisky ! Il a justement fallu que ce soit un juif qui fasse des bêtises. Tchch ! les juifs sont stupides… » »
(Roger Ikor: « Les Eaux mêlées »)
Alexandre Stavisky est né d’un père dentiste émigré juif de Russie qui s’était installé en France en 1900.
Dès son plus jeune âge, et dès l’adolescence surtout, Stavisky se livre à la rapine. L’un de ses premiers méfaits consiste à dérober l’or des prothèses paternelles pour le revendre. Par la suite, il entraîne son grand-père dans diverses escroqueries.
Arrêté pour fraude en 1914, il séjourne six mois en prison.
Nullement amendé, Stavisky, alias « Sacha », alias « Monsieur
Alexandre », entreprend, dès sa libération, de s’enrichir de manière illégale.
Parmi les diverses escroqueries mises en place à cette époque, on peut citer:
– la vente aux armées italiennes d’obus qui n’avaient pas été payés aux fournisseurs,
– une arnaque au « matriscope », un engin prétendument capable de détecter les grossesses,
– une escroquerie au film américain qui ne fut jamais tourné…
Surtout, Stavisky se livre au lavage de chèques : la pratique consiste à se faire délivrer des chèques d’un montant insignifiant, à effacer les mentions contenues sur le documents et à les remplacer par des sommes nettement supérieures.
Au début des années vingt, Stavisky se lie avec Fanny Bloch, une chanteuse sur le déclin connue sous le pseudonyme de « Jeanne d’Arcy ». Avec l’argent de la vedette, Stavisky ouvre un cercle de jeux clandestin à Paris et achete un cabaret. Traîné en justice pour vol par la chanteuse, Stavisky est condamné à treize mois de détention mais la vedette finit par retirer sa plainte et l’escroc échappe au pire.
Stavisky ne lui en est nullement reconnaissant : lorsque, en 1923, un accident de voiture défigure Fanny Bloch, Stavisky la quitte sur le champ…
« Monsieur Alexandre » se lie alors avec Arlette Simon, un ancien mannequin, à partir de 1925.
En 1926, il est mêlé à une affaire de bons du Trésor falsifiés. En 1927, Stavisky est encore inculpé pour avoir vendu à Londres cinq millions de francs (2,85 millions d’euros) de titres de Bourse volés.
Evadé du cabinet du juge d’instruction, il est repris et emprisonné.
Libéré pour raisons de santé en 1928, grâce à l’habileté des ses avocats, il ne sera finalement jamais condamné, ses défenseurs ayant déployé assez de talents pour faire traîner l’instruction au-delà du délai raisonnable.
Stavisky s’adjoint alors un complice en la personne de Henry Hayotte, escroc et fils de bijoutier. A l’aide de complicités dans les sphères politiques et judiciaires, le duo crée une série d’entreprises factices : Galerie de la renaissance française, Phébor, Société d’alimentation générale….
Ces sociétés sont toutefois de peu de poids face à la nouvelle arnaque mise au point par Stavisky : s’assurer la complicité de commissaires aux crédits municipaux, mettre en gage des bijoux volés surévalués par les financiers complices, puis partager l’argent obtenu en contrepartie des biens dénués de valeur…
Afin de dissimuler ses manipulations frauduleuses, Stavisky crée les Etablissements Alex et intégre au conseil d’administration des personnalités telles que généraux, diplomates et grands gestionnaires d’entreprises.
Stavisky en profite pour renforcer son réseau de protecteurs qui comptait entre autres :
Anatole de Monzie, avocat d’affaires qui a été plusieurs fois ministre,
plusieurs journalistes, dont Dubarry, qui veillent à ce que des informations défavorables à l’escroc ne soient pas publiées,
le commissaire de la Sûreté Bayard qui assure une protection de celui qu’il considére comme un indicateur majeur…
Menant grand train, disposant d’une suite à l’hôtel Claridge,
Stavisky vole de succès en succès au prix de manipulations risquées.
Lorsqu’un découvert de 65 millions de francs (34,5 millions d’euros) apparait au Crédit municipal d’Orléans, en 1929, Stavisky le comble grâce à plusieurs de ses sociétés factices. Pour l’occasion, l’escroc bénéficie de l’appui bienveillant du chef de la section financière du Parquet, Georges Pressard.
En 1931, l’édifice est une nouvelle fois ébranlé. Albert Prince,
substitut de Pressard, intervient en faveur de l’escroc, estimant ce dernier mentalement incapable de répondre à la justice.
Stavisky se concentre alors sur Bayonne et s’assure de la complicité du député-maire de la ville, Pierre Garat, afin de créer un crédit municipal dans la localité.
Cette création permait à Stavisky de décupler les sommes détournées grâce à des manipulations financières en trois temps :
– Avec la participation de complices, le Crédit municipal émet un emprunt à 5%,
– Le caissier en chef, Gustave Tissier, signe en blanc des bons d’emprunt sur lesquels on porte des sommes dix fois plus importantes que celles avancées,
– L’escroc récupère les bénéfices et récompense les complices au passage…
L’arnaque est à deux doigts d’être découverte en 1932 par un receveur des finances chargé de contrôler le Crédit municipal de Bayonne: l’homme rapporte l’existence de 30 millions de francs (16 millions d’euros) de prêts fictifs mais ses révélations sont étouffées.
En 1933, la compagnie d’assurance Urbaine-vie souligne un « trou » de 185 millions de francs (98 millions d’euros).
Stavisky tente de masquer la fraude en mettant en place une nouvelle arnaque, celle des « optants hongrois » mais il n’en sera pas capable.
Le 23 décembre 1933, l’affaire Stavisky éclate avec l’arrestation du caissier en chef du Crédit municipal de Bayonne, Gustave Tissier.
Rapidement, le scandale frappe les appuis influents de Stavisky depuis Lucien Klotz, ancien ministre des Finances, jusqu’à Pierre Garat, membre du cabinet des Finances, en passant par Albert Dalimier, le ministre des Colonies.
Dans une France frappée par les conséquences de la crise économique de 1929 et qui compte 650 000 chômeurs, l’indignation est à son comble. Peu de membres de la classe dirigeante échappent au scandale.
Pour sa part, Stavisky cherche le salut dans la fuite et gagne le chalet « Le Vieux Logis » à Chamonix.
Camille Chautemps, président du Conseil et beau-frère du procureur général Pressard, livre, contre l’impunité, l’adresse du lieu de retraite de l’escroc à Chamonix.
En conséquence, le commissaire de police Charpentier, accompagné des inspecteurs Girard et Le Gall, prennent la route des Chamonix.
Le 8 janvier 1934 à 14 heures, les policiers, accompagnés de trois gendarmes, investissent le chalet et se retrouvent devant une pièce verrouillée d’où provient une détonation. Ayant enfoncé la porte, les policiers découvrent Stavisky mourant, atteint à la tête par une balle de calibre 6,35 mm. Selon certaines sources, l’escroc aurait été atteint de deux projectiles dans la boîte crânienne.
Par manque de professionnalisme selon certains, sciemment selon d’autres, les policiers laissent nombre de curieux brouiller la scène du drame, gâchant toute possibilité d’enquête ultérieure. Abandonné à son sort pendant deux heures trente, un temps consacré par les policiers pour fouiller les lieux, Stavisky est transporté à l’hôpital dans un état désespéré; il y décéde la nuit suivante, vers 3h45, sans
avoir repris connaissance.
Les conditions pour le moins obscures du décès de Stavisky ne manquent pas d’être soulignées par la presse. Ainsi, le Canard enchaîné titre : « Stavisky se suicide d’un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant. » ou encore « Stavisky s’est suicidé d’une balle tirée à 3 mètres. Voilà ce que c’est que d’avoir le bras long ».
L’opinion publique se persuade rapidement que Stavisky a été éliminé sur ordre supérieur car trop gênant pour la classe dirigeante.
Certains pensent que Stavisky at été éliminé pour protéger Jean Chiappe, préfet de police de Paris et proche de l’escroc, tandis que d’autres assurent qu’on avait voulu protéger Henry Rossignol, ancien président de l’Union nationale des combattants et homme de paille de Monsieur Alexandre. En fait, la vérité ne fut jamais faite et ne le sera probablement jamais.
La mort de Stavisky met à jour les rancoeurs vis-à-vis des nouveaux riches au luxe flamboyant. Les xénophobes s’en prennent à une politique de naturalisation trop laxiste (comme Stavisky). L’Action française royaliste, les ligues populistes de droite et les communistes dénoncent à l’envi la décadence de la IIIe République. Les premiers donnent volontiers en exemple le régime fasciste de Mussolini, les seconds le régime communiste de Staline.
Tous conspuent la démocratie parlementaire et les « Deux cents familles » capitalistes qui gouvernent la Banque de France.
L’indignation populaire entraîne la chute du gouvernement radical-socialiste.
Édouard Daladier remplace Camille Chautemps à la présidence du Conseil. Il destitue aussitôt le préfet de police Chiappe, suspect de sympathie avec les ligues de droite.
C’est l’indignation à droite comme à gauche où chacun soupçonne le gouvernement de vouloir étouffer les suites du scandale Stavisky.
Le 6 février 1934, la droite extrémiste, représentée par l’Union de divers groupements fascisants, tente d’exploiter le scandale avec pour mot d’ordre : « A bas les voleurs ». Le 6 février 1934, une émeute éclate à Paris, entraînant une riposte armée de la troupe lorsque l’extrême-droite tente d’envahir la Chambre des députés… Bilan : 14 manifestants et 1 gendarme tués…
« Il [Yankel] triompha au moment du Six-Février et triompha encore bien plus quand des bandes fascistes tentèrent des incursions dans le quartier juif… Vous dites que ce n’est plus comme autrefois, maintenant les Juifs savent se défendre ? Bien sûr, bien sûr, les garçons bouchers, les portefaix, tous les costauds de la L.I.C.A., juifs et goys réunis, reçoivent les petits jeunes gens fascistes à coups de bâtons et de barres de fer, et les assomment comme des lapins, c’est vrai. Mais ils reviendront, ils reviendront ! Et le vieux casquettier hochait tristement la tête. « Crois-moi, mon petit Simon, aussi longtemps que Hitler continuera avec ses Boches, heil Hitler ! heil Hitler ! pfêh, ce peuple fanatisé… –Mais papa, qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? –Ah ! je ne suis pas le gouvernement, moi ! Mais je sais que si on laisse Hitler devenir fort, il finira par écraser la France tout entière. –Ecoute, papa, on ne peut pas faire la guerre pour empêcher la guerre, c’est idiot ! – Tchch ! l’idiot, il est devant moi ! » »
(Roger Ikor, « Les Eaux mêlées »)
Toutefois, cette manoeuvre a une conséquence inattendue: le gouvernement tomba et communistes et socialistes se rapprochent au nom de l’antifascisme ouvrant ainsi la voix au futur succès du Front populaire.
Les doutes relatifs à l’implication de hautes personnalités sont accentués le 20 février 1934 lorsqu’un train heurte, au lieu-dit La Combe aux Fées, le corps du conseiller Prince qui avait été des plus protecteurs à l’égard de Stavisky. L’enquête, mal conduite, conclut au suicide mais n’expliquera jamais la disparition du porte-documents de Prince qui se serait préparé à révéler les noms des complices de Stavisky, dont celui du procureur de la République Georges Pressard….
L’enquête, pourtant délicate, est confiée à un policier à la réputation des plus contestées, Pierre Bonny, déjà cité dans l’affaire Seznec. Le même Bonny qui, peu avant d’être exécuté pour trahison et collaboration en 1944, s’accusera du meurtre de Prince commis « sur ordre »….
La mort de Stavisky ne met pas un terme aux poursuites judiciaires. Dix-neuf complices comparaitront pour faux, usage de faux et recel devant les assises de la Seine, entre novembre 1935 et janvier 1936. Huit seront condamnés, dont Tissier, caissier en chef du Crédit municipal de Bayonne condamné à sept ans de travaux forcés, Pierre Garat, député-maire de Bayonne condamné à deux ans de prison, et Gaston Bonnaure, député de Paris condamné à un an avec sursis.
Pour Garat, exclu du Parti radical, l’affaire Stavisky marqua la fin de sa carrière politique. Il mourut en 1944, oublié de tous malgré une importante carrière politique parlementaire.
« Quand Blum devint président du Conseil, Yankel, malgré sa secrète fierté, allait partout se lamentant : un juif pour diriger le gouvernement, comme si on avait besoin de ça aujourd’hui, rien de tel pour exciter l’ant’sémitisme, ils ne pouvaient trouver personne d’autre ? Bref, au moment ou les vrais malheurs commencèrent, Yankel avait sur ses enfants l’avantage d’être prêt ; l’inconvénient, c’est qu’avant de souffrir en fait, il avait souffert depuis des années par anticipation. »
(Roger Ikor, « Les Eaux mêlées »)
