Ephéméride | Fin de la guerre de 14-18 [11 Novembre]

11 novembre 1918

Fin de la guerre de 14-18.

Et pour les Juifs?

Nous avons, dans les pays occidentaux, une vision très partielle de ce que fut la Grande Guerre en général et de que fut le sort des Juifs dans cette guerre en particulier. Les commémorations font résonner les noms des batailles de la Marne, de Verdun, de la Somme, mais peu de gens savent ce que fut la guerre à l’est. A l’ouest et en Europe centrale, les Juifs partagèrent le sort de leurs concitoyens, mais à l’est le sort des Juifs fut à la fois tragique et leur condition complètement bouleversée.

Le nombre de Juifs mobilisés dans les différents camps dépasse de loin celui de tous les conflits précédents. Environ un million et demi de Juifs combattirent pendant la Première Guerre mondiale pour leurs pays respectifs.
Du côté des Alliés, au moins 500000 Juifs ont servi dans l’armée russe, malgré l’antisémitisme généralisé et la méfiance des Russes. Après l’entrée en guerre des États-Unis, les forces américaines comptèrent environ 250000 soldats juifs. Environ 40000 Juifs provenant de l’Empire britannique se battirent pour la Grande-Bretagne. Et environ 35000 soldats juifs pour la France.

Du côté des puissances centrales, près de 100000 Juifs servirent dans l’armée allemande et 12000 d’entre eux furent tués au combat. Les Juifs allemands étaient très déterminés à prouver leur fidélité à l’Allemagne, au Kaiser. Le nombre total des Juifs allemands à l’époque avoisinait probablement les 500000 personnes. Ainsi, près de 20% de la population juive totale fut sous les drapeaux. L’armée austro-hongroise, quant à elle mobilisa environ 275000 Juifs.

Les Juifs de ces pays sortirent de la guerre avec le sentiment d’avoir fait définitivement la preuve de leur patriotisme envers les nations qui leur avaient accordé l’égalité des droits de citoyens, d’avoir définitivement tordu le cou aux préjugés antisémites voyant dans le Juif un traitre par nature, spontanément plus fidèle à ses coreligionnaires qu’à son pays. Cette illusion leur couta cher une vingtaine d’années plus tard.

Les combats sur le front oriental, entre la Russie et les empires allemand et austro-hongrois, se déroulèrent essentiellement au cœur du territoire juif est-européen, du Yiddishland, dans des régions où la population juive cumulée dépassait 4 millions de gens.
Au cours de l’automne 1914 et de l’hiver 1915, les forces russes pénétrèrent profondément en Galicie et en Bucovine, mais furent expulsées six mois plus tard à la suite d’une contre-offensive germano-autrichienne.
Pendant le printemps et l’été 1915, l’Allemagne prit le contrôle de l’ensemble de la Pologne dite du Congrès, de la Lituanie et de la Lettonie, ainsi que de parties de la Volhynie et de la Biélorussie, ce qui amena environ 40% des Juifs de l’Empire russe sous le contrôle des puissances centrales.
La Russie contre-attaqua en juin 1916 lors d’une offensive qui s’étendit au sud de Łuck en passant par Tarnopol et Buczacz et se dirigea vers Czernowitz, avançant dans les Carpates et chassant les Autrichiens de Bucovine, de Volhynie et d’une grande partie de la Galicie orientale.

Inspirée par les victoires russes de 1916, la Roumanie entra en guerre du côté allié le 27 août de la même année en attaquant les forces austro-hongroises en Transylvanie. Les puissances centrales repoussèrent cette invasion et, en décembre 1916, leurs troupes occupèrent la majeure partie de la Roumanie.
En juillet 1917, le gouvernement provisoire russe, mis en place à la suite du renversement du tsar en mars, tenta d’étendre encore son emprise sur la Galicie.
Cette nouvelle avancée russe, arrêtée par l’Allemagne le 10 juillet, fut suivie d’une contre-offensive allemande: en octobre, les forces allemandes avaient repoussé les troupes russes hors de presque tout le territoire autrichien occupé et avaient pris le contrôle de territoires russes jusqu’à la Lettonie.

En février 1918, l’Allemagne et l’Autriche envahirent l’Ukraine afin de soutenir les nationalistes ukrainiens contre les bolcheviks qui avaient pris le pouvoir en Russie trois mois plus tôt. A partir de ce moment et jusqu’à la fin de la guerre, en novembre 1918, les puissances centrales contrôlèrent l’Ukraine, la Biélorussie, la Volhynie, la Pologne du Congrès, la Lituanie, la Lettonie et le gros de la Roumanie, ainsi que les possessions habsbourgeoises en Europe de l’Est, autrement dit, la grande majorité des Juifs d’Europe de l’Est.

Les mouvements incessants des armées dans cette région pendant quatre ans bouleversèrent la vie de tous les habitants. Pour les Juifs, toutefois, le bouleversement fut aggravé par l’incertitude générale concernant leurs sympathies dans le conflit – sympathies qui étaient en fait soumises à de nombreuses pressions concurrentes, dont l’influence relative évolua constamment au cours de la guerre.

Le gouvernement russe tsariste, en particulier, nourrissait de profonds soupçons envers les loyautés juives. Bien que le début des combats vit non seulement fleurir une profusion de déclarations patriotiques dans la presse juive russe, mais aussi l’enrôlement de près de 400000 Juifs dans les forces armées du tsar (dont environ 80000 servirent au front lors des campagnes 1914-1915), les Juifs furent rapidement accusés de trahison par des chefs militaires et des hommes politiques de droite.
Ces accusations gagnèrent en crédibilité lorsque, le 17 août 1914, le commandement suprême des armées allemande et autrichienne publia une proclamation en yiddish exhortant les Juifs de l’empire russe à se révolter et promettant la pleine égalité pour les Juifs en cas de victoire allemande.
Les accusations de trahison devinrent encore plus fortes après les défaites russes de Tannenberg et des lacs de Mazurie, fin août-début septembre 1914.
En conséquence, les commandants militaires russes expulsaient fréquemment les Juifs des villes et des villages proches des lignes de front et prenaient même parfois les dirigeants juifs locaux en otage pour s’assurer d’un comportement loyal de la population juive.

Ces pratiques atteignirent leur apogée entre mars et septembre 1915 lorsque, alors que les forces allemandes se furent profondément enfoncés dans le territoire russe, plus d’un demi-million de Juifs furent expulsés des zones de front, y compris de tout le nord de la Lituanie et d’une grande partie de la Lettonie.
En mai 1915, en 48 heures, les 40000 Juifs vivant à Kovno (Kaunas) furent chassés de force de la ville. Les biens laissés par les Juifs expulsés furent souvent pillés ou détruits. D’autre part, les expulsions précipitèrent l’abolition de facto de la Zone de Résidence, les déportés ayant dû être réinstallés en Russie proprement dite.
Beaucoup d’autres Juifs, non soumis aux expulsions, fuirent les combats de leur propre chef. La plupart quittèrent les campagnes pour les villes, cherchant la sécurité dans le nombre. En 1915, plus de 80000 réfugiés de guerre juifs russes s’étaient rassemblés à Varsovie, 22000 autres Juifs s’étaient installés à Vilna.

Les forces russes semèrent également le chaos parmi les Juifs lors des occupations de la Galicie et de la Bucovine. Outre les procédures d’expulsion appliquées par les Russes sur leurs propres territoires, notamment la déportation de plus de 50000 Juifs de ces territoires occupés jusqu’aux confins de la Russie, les commandants russes prélevèrent de lourdes redevances sur la population juive pour ravitailler leurs troupes et maintenir les lignes d’approvisionnement.
Il en résulta que l’invasion russe de 1914 provoqua un exode massif de Juifs des zones qui risquaient de tomber aux mains des tsaristes.
Au moins 200000 Juifs, et selon certaines estimations jusqu’à 450000 (soit plus de la moitié de la population juive de Galicie), furent déracinés par les conquêtes russes ou par leur menace.
Selon les statistiques du gouvernement autrichien publiées à l’automne 1915, quelque 77000 Juifs galiciens étaient entrés à Vienne au cours des mois de l’avance russe, tandis que 75000 autres avaient trouvé refuge sur les terres tchèques.

Ces chiffres semblent toutefois incomplets. Ils ne rendent pas compte des Juifs de Galicie qui fuirent vers les régions hongroises de l’empire des Habsbourg, ni des nombreux réfugiés hébergés dans des camps en Styrie et dans d’autres provinces autrichiennes.
Des enquêtes non officielles de la période en question identifièrent plus de 130000 Juifs de Galice rien qu’à Vienne. Plusieurs milliers d’autres Juifs, principalement de Bucovine, se réfugièrent en Roumanie. La plupart des réfugiés rentrèrent chez eux après la reprise par l’Autriche des zones contestées dans la seconde moitié de 1915, mais certains fuirent à nouveau lors de l’offensive russe de 1916. À la fin de la guerre, il restait dans la capitale autrichienne au moins 35000 Juifs galiciens, et peut-être même plus du double.

Les autorités autrichiennes traitèrent généralement la situation des réfugiés de manière efficace et humaine. Dans un premier temps, le comportement des puissances centrales dans les territoires pris aux Russes fut bien vu par les Juifs, mais ces sentiments s’estompèrent à mesure que la guerre se poursuivait et que les pratiques d’occupation devenaient plus sévères.
Au début de la guerre, certains planificateurs allemands pensaient que la conquête des bonnes grâces des Juifs constituait un objectif stratégique important.
À cette fin, en grande partie surla suggestion du dirigeant sioniste allemand Max Bodenheimer, le ministère des Affaires étrangères allemand sollicita l’aide des dirigeants juifs allemands pour diffuser une propagande anti-russe dans les régions les plus peuplées de Juifs.
Immédiatement après la proclamation germano-autrichienne du 17 août 1914, Bodenheimer et d’autres sionistes allemands organisèrent un « comité pour la libération des Juifs russes », dont le but était de promouvoir la création d’un État tampon multinational sous protectorat allemand dans les régions frontalières entre l’Allemagne et la Russie, en dans lequel les Juifs, en tant que partie intégrante des nationalités de l’état, tireraient parti de l’affinité linguistique entre l’allemand et le yiddish pour renforcer l’influence allemande dans la région.

Le Comité publia un journal en yiddish, « Kol mevaser », avec un éditorial de Naum Sokolow et des illustrations provocantes du graphiste Hermann Struck, qui fut ensuite nommé conseiller aux affaires juives auprès des forces d’occupation allemandes en Lituanie et en Lettonie.
Cependant, les représailles anti-juives russes et l’abandon par le gouvernement allemand de son intérêt pour l’idée d’un Etat tampon persuadèrent le Comité de mettre fin à cette publication et de réorienter son attention. En octobre 1914, il fut rebaptisée « Comité pour l’Est » (Komitee für den Osten), ajouta des soutiens non sionistes et redéfinit son objectif, qui était désormais de faire progresser le bien-être général des Juifs dans la zone de guerre orientale. Néanmoins, il continua à se préoccuper de l’avenir politique de la région, aidant les dirigeants juifs polonais à programmer les changements que les puissances centrales étaient censées mettre en œuvre dans les zones russes qu’elles contrôlaient.

En 1915-1916, le Comité travailla avec les porte-parole de tous les courants politiques majeurs du judaïsme polonais – assimilationnistes, orthodoxes, nationalistes et socialistes – afin de promouvoir l’inclusion de la Pologne du Congrès dans une confédération de Polonais, Juifs et Rusyns (Ruthènes), et les Biélorusses dans le cadre de l’Autriche-Hongrie, en partant du principe qu’un tel arrangement offrirait aux Juifs une plus grande sécurité qu’une « Petite Pologne » dans laquelle Polonais et Juifs seraient les seuls groupes ethniques alors qu’une majorité polonaise massive dominerait la minorité juive.
Ces efforts échouèrent toutefois lorsque, le 5 novembre 1916, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, dans le but d’inciter les Polonais à se porter volontaires pour se battre pour les Puissances centrales, proclamèrent la création d’un royaume de Pologne quasi indépendant dans les zones d’occupation allemande et autrichienne . À la suite de ce règlement pour une « Petite Pologne », le Comité s’intéressa davantage aux questions de protection sociale.

Une telle attention était requise de toute urgence, les dévastations de la guerre engendrant des besoins extrêmes. Les difficultés économiques auxquelles étaient confrontés les Juifs et d’autres dans les zones déjà appauvries par les violents combats étaient exacerbées par l’absence de soutiens de famille masculins mobilisés.
De fait, la proportion de Juifs mobilisés dans les pays d’Europe de l’Est correspondait à celui de la population non juive. A la fin de la guerre, quelque 650000 Juifs portaient l’uniforme pour la Russie (dont environ 100000 perdirent la vie), 320000 pour l’Autriche-Hongrie (40000 tués) et plus de 50000 de plus pour la Bulgarie et la Roumanie (2000 tués). En outre, quelque 6000 Juifs s’enrôlèrent dans les légions polonaises.
La politique allemande consistant à exiger des prélèvements sur les populations locales pour compenser les pénuries croissantes provoquées par le blocus allié chez eux, aggrava également l’indigence, en particulier dans les zones d’occupation allemandes.
Alors que la guerre se prolongeait, les autorités allemandes recrutèrent des travailleurs, parfois par la force, pour travailler dans les usines allemandes. Quelque 70000 Juifs d’Europe de l’Est furent amenés en Allemagne de cette manière.
Les maladies épidémiques eurent également de lourdes conséquences, en particulier dans les centres urbains accueillant un grand nombre de réfugiés. À Vilna, par exemple, le taux de mortalité chez les Juifs fit plus que tripler entre 1914 et 1917.

Ces conditions laissèrent un grand nombre de Juifs démunis dépendant du soutien communautaire pour la nourriture, les vêtements, les soins médicaux et un abri. La prise en charge de ces Juifs démunis devint une voie privilégiée par laquelle les femmes juives devinrent impliquées dans l’effort de guerre.
Les communautés juives locales dans les zones de guerre étant naturellement incapables de générer les ressources nécessaires, la charge de fournir ce soutien incombait aux organisations juives à l’étranger. « L’association allemande de secours aux Juifs » (Hilfsverein der Deutschen Juden, créée en 1901 dans le but d’améliorer les conditions matérielles des Juifs dans les empires russe et ottoman), « l’Alliance israélite de Vienne » (Israelitische Allianz zu Wien), qui avait aidé les victimes juives de la guerre russo-turque de 1876-1877) et, (jusqu’à l’entrée des États-Unis dans la guerre en avril 1917), « l’American Jewish Joint Distribution Committee (fondé en 1914 comme une alliance entre Juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Est aux États-Unis dans le but explicite d’aider les Juifs dans les zones de guerre), jouèrent ce rôle.

Les Juifs d’Europe orientale organisèrent également leurs propres institutions de secours. Le « Comité juif pour le soulagement des victimes de la guerre » (Evreiskii Komitet Pomoshchi Zhertvam Voiny; EKOPO), créé en 1914 par des membres de l’élite juive russe résidant en dehors de la Zone de Résidencet, fut la plus importante d’entre elles. Cette organisation, dirigée par une large coalition de dirigeants communautaires juifs aux orientations idéologiques diverses, comprennait le vice-président du parti « Kadet », Maksim Vinaver, le célèbre avocat libéral de Saint-Pétersbourg, Genrikh Sliozberg, l’ancien député de la Douma socialiste, Leontii Bramson, le directeur des chemins de fer David Feinberg et le publiciste sioniste. Iulii Brutskus (Julius Brutzkus), entre autres, fit preuve d’une habileté politique considérable, obtenant des contributions de plus de 17 millions de roubles de sources gouvernementales russes au cours de ses deux premières années d’existence (plus de la moitié de ses décaissements totaux au cours de cette période). Ses principaux bénéficiaires furent les déportés juifs russes et d’autres réfugiés dans l’intérieur de la Russie, mais il étendit également son aide aux juifs de Galicie et de Bucovine lorsque les forces russes eurent occupé ces régions. Pourtant, la grande majorité des Juifs ayant besoin d’assistance se trouva sous le régime allemand ou autrichien pendant la majeure partie de la guerre. Pendant ces périodes, ils étaient hors de portée de l’EKOPO.

Les privations extrêmes vécues par les Juifs dans les zones d’occupation allemande et autrichienne affaiblirent progressivement leurs impressions favorables initiales vis-à-vis des puissances centrales. D’un autre côté, le ressentiment à l’égard du régime d’occupation était atténué lorsque l’on comparait les politiques allemande et autrichienne à l’égard des Juifs avec celles de la Russie. La plus notable de ces politiques était la liberté donnée aux juifs de s’organiser politiquement, droit qui, sauf pendant une brève période suivant la révolution de 1905, avait été sévèrement restreint sous la domination russe. Ainsi, les Juifs jouèrent un rôle actif lors des élections municipales à Varsovie en juillet 1916, en concluant un accord avec les dirigeants municipaux polonais qui leur garantissait 15 sièges sur 90 au conseil municipal.

L’ordonnance concernant l’organisation de la communauté religieuse juive dans le gouvernement général de Varsovie, publiée le 15 novembre 1916, encouragea également l’organisation politique juive. Cette loi prévoyait l’élection des organes dirigeants communautaires juifs par les hommes instruits de 25 ans ou plus ayant acquitté les taxes communautaires, selon un système de représentation proportionnelle – une disposition qui supposait l’existence de partis politiques pouvant désigner des listes concurrentes de candidats.
En conséquence, les deux années suivantes virent la création de partis juifs se livrant à une compétition politique ouverte, notamment la « Fédération sioniste du Royaume de Pologne », la « Ligue orthodoxe » (Agudas ha-Ortodoksim, précurseur d’Agudas Yisroel), le « Mouvement juif autonomiste », le « Parti populaire démocratique » (Yidishe Demokratishe Folkspartey) et le « Parti assimilationniste juif polonais pour l’égalité civile » (Partia Równości Obywatelskiej Żydów Polskich). Le « Bund », « Po’ale Tsiyon » et « Mizraḥi » rejoignirent également la compétition, chacun mettant en place une organisation de parti à part entière et mobilisant ouvertement les soutiens dans le nouveau royaume polonais.

De nombreux observateurs, en particulier les sionistes, les bundistes et les autonomistes, virent dans cet encouragement allemand tacite aux activités politiques juives le signe que les Juifs seraient finalement reconnus comme une nationalité constitutive autonome des États censés se former sur le territoire russe conquis, avec un droit à une part des ressources de l’État proportionnelle à leur part dans la population et habilités à gérer leurs propres affaires sociales, culturelles et éducatives internes.
Même avant la promulgation de l’ordonnance communautaire, le 1er janvier 1915, les écrivains juifs Y.L. Peretz, S. An-ski et Yankev Dinezon avaient publié un manifeste dans lequel ils avertissaient que la guerre entraînerait de profonds changements dans la région. Ils appelèrent les Juifs à documenter tant leurs souffrances que le rôle qu’ils jouaient dans la guerre, faute de quoi d’autres détermineraient la place des Juifs dans le nouvel ordre mondial émergent sur la base de la désinformation et des préjugés.
En réponse à cet appel, un certain nombre de « livres noirs », de journaux de guerre et d’oeuvres littéraires furent produits par les Juifs, notamment « Dos bukh fun tsar » (Le livre des douleurs) de Sholem Asch et « Khurbn Galitsiye » (La destruction de la Galicie) de S. An-ski.

En fin de compte, cependant, les autorités allemandes non seulement ne promurent pas l’autonomie, mais la découragèrent activement. Dans le Royaume de Pologne, les compétences juridiques communautaires, loin de s’étendre, restèrent explicitement limitées à la fourniture des services religieux.
Certes, des mesures apparemment importantes en vue de l’instauration de droits nationaux juifs autonomes furent adoptées pendant un certain temps en Lituanie et en Lettonie (dans la zone d’occupation allemande connue sous le nom d’Ober-Ost, qui comprenait les provinces russes de Grodno, Vilna Suwałki, Kovno et Kurland). Les Allemands avaient initialement envisagé de créer un grand royaume de Lituanie et de Courlande dans lequel aucun groupe ethnique ne dominerait.
Ainsi, en juin 1916, le yiddish fut reconnu comme langue officielle, au même titre que le lituanien, le biélorusse et le polonais, et les écoles juives furent autorisées à l’utiliser comme langue d’enseignement. Les autorités autorisèrent également la publication d’un quotidien yiddish, « Letste nayes » (Dernières nouvelles), alors même qu’elles avaient refusé la même autorisation pour un quotidien en lituanien.

De plus, les conseils municipaux dans les zones où vivait une population de langue yiddish devaient réserver au moins un siège à un représentant juif. L’année suivante, toutefois, après le renversement du tsar en février-mars 1917 et l’installation d’un gouvernement libéral provisoire à Pétrograd (nom russifié de Saint-Pétersbourg adopté après le début de la guerre), l’Allemagne, craignant un possible retour de flamme pro-russe favorisa fortement les revendications nationales lituaniennes par rapport à celles des autres groupes ethniques de la région. Les Lituaniens eurent le droit d’élire une représentation nationale distincte, mais pas les Juifs. Les zones contrôlées par les communautés juives furent réduites et la faveur manifestée antérieurement envers le yiddish fut retirée.

De fait, la révolution russe de février-mars 1917 ne compliqua pas seulement la politique allemande, mais aussi la loyauté des Juifs dans les territoires occupés par l’Allemagne.
Un mois après son arrivée au pouvoir, le gouvernement provisoire abolit toutes les restrictions légales imposées aux Juifs, leur octroyant une citoyenneté égale dans un nouvel État russe démocratique et multinational.
Il allait aussi plus loin que les Allemands en reconnaissant les aspirations juives à être reconnues comme une nationalité constitutive de la nouvelle Russie, en permettant l’élection d’un Congrès juif pan-russe qui servirait de véhicule par lequel les Juifs exerceraient leur droit collectif à l’autodétermination.
Inspirés par la vision de la Russie en tant que fédération de nationalités, les dirigeants juifs du côté russe de la frontière militaire conclurent une alliance avec le Conseil central ukrainien (Rada), offrant une autonomie communautaire aux juifs ukrainiens dans une Ukraine territorialement autonome, ferait partie d’une république fédérée de Russie.
L’espoir d’un arrangement similaire fut suscité du côté allemand chez les Juifs de Pologne, à la suite de la promesse du gouvernement provisoire de créer un État polonais indépendant lié à la Russie. Les dirigeants juifs de Lituanie et de Lettonie évoquèrent également la possibilité d’une coopération avec leurs homologues lituanien et letton.
D’un seul coup, l’Allemagne perdit son avantage dans la bataille pour la conquête des sympathies juives.
La déclaration Balfour de novembre 1917, dans laquelle il était promis de « considérer favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif », ne fit qu’accélérer ce qui était déjà un basculement croissant dans l’opinion juive d’Europe de l’Est en faveur des Alliés.

Toutefois, les promesses de 1917 ne se matérialisèrent pas . Le gouvernement provisoire ne fut jamais en mesure de consolider son pouvoir et ne put mener à bien son projet de Russie reconstituée. Au contraire, la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre-novembre 1917 mit la politique dans la région sur une nouvelle voie qui fit globalement le malheur de la plupart des Juifs.

Lorsque les bolcheviks retirèrent la Russie de la guerre peu de temps après avoir pris le contrôle du pays, ils renoncèrent (selon le traité de Brest-Litovsk de mars 1918) à toute revendication sur l’Ukraine, la Finlande et les anciennes possessions polonaises et baltes. Les sympathies dans les territoires sous le contrôle des puissances centrales devinrent soudain sans importance pour les autorités allemandes.
Au lieu de cela, l’Allemagne intensifia sa stratégie d’établissement dans les territoires occupés de régimes conservateurs, qui contrôleraient la propagation des tendances révolutionnaires d’inspiration bolchevique, tout en contribuant à renforcer la position des bolcheviks en Russie proprement dite.
Elle remplaça la Rada centrale ukrainienne, qui avait été reconnue en février 1918 comme gouvernement légitime en Ukraine, mais dont elle se méfiait autant du radicalisme social que de son manque d’expérience politique, par un gouvernement fantoche connu sous le nom de Hetmanate.

En mai 1918, cette politique d’établissement de régimes facilement contrôlables fut également étendue à la Roumanie. Aucune des administrations mises en place par les puissances centrales au cours de cette période ne manifesta de sympathie pour les aspirations politiques collectives des Juifs sur leur territoire et leurs protecteurs allemands ne manifestèrent aucune intention de les faire changer d’avis.
En Ukraine, le Hetmanate annula effectivement les dispositions relatives à l’autonomie juive qui avaient commencé à être mises en œuvre sous la Rada centrale, tandis qu’en Roumanie, le gouvernement dominé par l’Allemagne revint, pour l’essentiel, à la pratique de longue date du pays consistant à restreindre la citoyenneté juive.

En même temps, la rhétorique révolutionnaire de Moscou, même après le retrait des bolcheviks, ainsi que la place prépondérante des Juifs parmi les dirigeants bolcheviques, fournirent aux nouveaux régimes conservateurs établis sous le patronage allemand un moyen de mobiliser le soutien populaire. Les dirigeants de ces régimes, qui avaient été largement perçus – et à juste titre – comme des instruments de la politique allemande en Europe orientale, purent désormais se présenter comme des défenseurs nationalistes de leurs pays et de leurs peuples contre la prétendue menace bolchevique.

Dans ce contexte, il fut facile de présenter les revendications juives d’autonomie et de partage des ressources de l’État comme des violations de la solidarité nationale ne pouvant servir que les intérêts néfastes des bolcheviks.
Ainsi, le spectre des Juifs agents bolcheviques commença à imprégner les territoires sous domination allemande, ce qui accentua les tensions entre les Juifs et leurs voisins non juifs.

Ces tensions furent également exacerbées par la raréfaction des denrées alimentaires dans la région au cours de la dernière année de la guerre, une pénurie aggravée par les réquisitions forcées de céréales allemandes. La place prépondérante des Juifs dans le commerce des céréales, en particulier en Ukraine, permettait de détourner facilement la colère des paysans contre la confiscation pratiquées par les autorités vers les Juifs et de les blâmer pour la pénurie alimentaire en général. Dans ce contexte, on commença à observer une montée des attaques contre les Juifs par des éléments de la population locale dans diverses régions sous domination allemande.

Le nombre de ces attaques atteignit un niveau jamais vu depuis le milieu du dix-septième siècle, après l’effondrement des puissances centrales en novembre 1918.
Le retrait des forces allemandes et autrichiennes entraîna, en effet, un effondrement général de l’autorité civile, paysans et citadins se bousculaient à la recherche de nourriture, dans des conditions virtuellement anarchiques, des forces militaires représentant divers mouvements nationaux (y compris l’Armée rouge) se disputaient le contrôle des régions récemment occupées.

Dans cette situation, les Juifs se retrouvèrent souvent littéralement sous les tirs croisé.
Les 22 et 23 novembre 1918, une foule polonaise, comprenant des soldats en uniforme, pilla le quartier juif de Lemberg, faisant 73 morts et 443 blessés.
Le mois suivant fut marqué par le début d’une vague de pogroms catastrophiques en Ukraine, qui se termina fin 1919 après avoir fait plusieurs dizaines de milliers de victimes juives.
Les attaques contre les Juifs furent également une caractéristique des affrontements entre la Pologne et l’Union soviétique au printemps 1919. Des actes de violence notables se produisirent à Vilna, Lida et Pinsk.

En certains endroits, les Juifs organisèrent des unités d’autodéfense pour combattre leurs assaillants, mais les principales réactions juives à la violence furent politiques et diplomatiques.
Le fait que la plupart des actes de violence aient été perpétrés par des partisans des mouvements nationaux polonais et ukrainien amena de nombreux dirigeants juifs à redoubler d’efforts pour empêcher ces mouvements d’accéder à un pouvoir politique incontrôlé.
Dans tous les territoires évacués par les puissances centrales, des conseils nationaux juifs furent organisés pour exiger que les nouveaux États qui se formaient dans la région ne soient pas constitués en États-nations mais en « États de nationalités » servant aussi bien les intérêts des minorités ethniques. que ceux de la nation majoritaire.

À la Conférence de paix de Paris, des porte-parole juifs de toute l’Europe de l’Est se joignirent aux délégués du Congrès juif américain récemment constitué pour demander à la communauté internationale d’obliger les nouveaux États à reconnaître le droit des Juifs à une égale protection de la loi en tant qu’individus, mais également à offrir un degré d’autonomie qui faciliterait la promotion des intérêts culturels, sociaux et politiques collectifs des Juifs.

Les représentants des Juifs britanniques et français soutinrent également des versions modifiées de ces demandes. Ces dispositions furent incorporées dans les traités de paix conclus par les Alliés avec tous les États ayant acquis un territoire ayant appartenu aux empires russe, allemand et austro-hongrois (Autriche, Tchécoslovaquie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie et Yougoslavie), ainsi qu’avec l’Albanie, la Bulgarie, la Grèce, l’Iraq et la Turquie.

En dernière analyse, l’impact à long terme de la Première Guerre mondiale sur la vie des Juifs d’Europe de l’Est se fit sentir plus profondément dans quatre grands domaines: appartenance à un État; économie; migration; et relations avec les non-juifs.
Tout d’abord, les Juifs d’Europe de l’Est se retrouvèrent divisés géo-politiquement sur des bases inconnues. En Pologne, les Juifs qui vivaient autrefois sous la domination russe, autrichienne ou allemande et qui s’identifiaient à des degrés divers à ces états et sociétés se retrouvèrent maintenant regroupés dans une seule unité politico-culturelle, tandis que de nouvelles frontières les séparaient de régions qui faisaient partie de leur habitat géographique normal.
De la même manière, la nouvelle Tchécoslovaquie amena des Juifs majoritairement germanophones, de Bohême et de Moravie (anciennement autrichiens) dans le même état que leurs coreligionnaires magyarisés de Slovaquie (anciennement hongroise), tout en coupant leurs liens avec d’autres Juifs de langue magyare de la nouvelle Hongrie démembrée.
Cependant, la plus grande rupture géopolitique fut sans doute l’interruption croissante des contacts réguliers entre les 2,5 millions de Juifs qui passèrent sous le régime soviétique et les communautés juives d’autres pays.
Bien que les organisations juives à l’étranger purent rester impliquées dans la vie des juifs soviétiques dans les années 1920 en dépit d’obstacles administratifs toujours présents, leur travail fut sévèrement limité au cours de la décennie suivante, lorsque les Juifs d’Union soviétique furent véritablement coupés des Juifs du reste du monde.

La fragmentation et les recombinaisons géo-politiques rendirent les dislocations économiques de la guerre plus difficiles à surmonter. Avant la guerre, les marchands et les entrepreneurs juifs produisaient et vendaient principalement pour l’un des deux grands marchés intérieurs fournis par la Russie et l’Autriche-Hongrie. La scission de la région en une multiplicité de petits États-nations concurrents réduisit fortement les marchés intérieurs à un moment où la consommation par habitant était généralement en baisse du fait de la perturbation des sources de revenus en temps de guerre et de l’inflation endémique de l’après-guerre.

En outre, l’installation du régime soviétique en Russie réduisit considérablement les possibilités de commerce extérieur à l’est, tandis que l’incorporation en Pologne d’une partie de la Haute-Silésie allemande, grande zone industrielle comptant une faible population juive, atténuai le rôle autrefois dominant des Juifs dans les industries du pays. Ces développements contribuèrent à créer une situation dans laquelle un grand nombre de Juifs d’Europe de l’Est se trouvèrent constamment en difficulté pour retrouver leur niveau de vie souvent déjà insuffisant d’avant la guerre.

Les bouleversements physiques de la guerre se révélèrent également durables, les réfugiés et les déportés eurent du mal et furent souvent dans l’impossibilité de retourner dans leurs anciens foyers.
Selon les estimations de la Société des Nations, jusqu’en octobre 1921, quelque 200000 Juifs de l’ancien empire russe restaient bloqués dans des pays voisins, dont les gouvernements refusaient de leur accorder le droit de résidence.
L’immigration vers l’Europe occidentale et les Amériques avait pratiquement cessé pendant la guerre et, après la conclusion de la paix, les destinations les plus attrayantes les limitèrent sévèrement. Une nouvelle catégorie de Juifs apatrides et non protégés fut ainsi créée, dont les rangs ne diminuèrent que partiellement avant d’être à nouveau grossis par les réfugiés du nazisme.

La difficulté de trouver un accueil pour les réfugiés ne représenta qu’un aspect de l’hostilité généralement accrue à l’égard des Juifs dans la plupart des pays d’Europe orientale qui avait commencé pendant la dernière phase de la guerre.

La création de l’ordre politique d’après-guerre dans la région, fondée sur des États contrôlés par des majorités nationales dominantes, favorisa la définition des Juifs comme citoyens de seconde zone. La crainte des Juifs comme agents bolcheviques persista également, alors que dans le difficile climat économique d’après-guerre, les Juifs étaient souvent considérés comme des concurrents pour les rares emplois rares.
Cette hostilité découragea souvent, bien que pas partout, les mouvements assimilationnistes et incita un nombre croissant de Juifs à se définir en termes nationaux. Ce processus fut particulièrement visible dans l’ancienne Pologne du Congrès, où l’assimilationnisme, qui comptait un nombre faible mais néanmoins significatif d’adeptes avant la guerre, disparut pratiquement en tant que force politique en 1918 et ne fut jamais restauré.
Bien que l’acculturation linguistique ait augmenté pendant l’entre-deux-guerres, on peut dire qu’en général, la guerre freina considérablement le développement du sentiment de solidarité entre Juifs et non-Juifs en Europe de l’Est. L’absence de tels sentiments allait à son tour profondément affecter le sort des Juifs lors de la réoccupation de la région par l’Allemagne après 1939.

(Source: David Engel, YIVO)

Illustration: Des soldats juifs allemands célèbrent Pessakh dans la ville occupée de Jelgava (près de Riga).
L’aumônier juif, le rabbin Jacob Sonderling leur avait organisé un repas de Seder dans le théâtre du palais de Jelgava.
Cette nuit-là, en plus des textes traditionnels, les hommes chantèrent la traduction allemande de l’hymne néerlandais d’actions de grâces “Wilt heden nu treden” (Nous nous réunissons).
Ce chant dans lequel l’assistance de Dieu au combat est demandée était un favori de l’empereur allemand de l’époque, Guillaume II.