9-10 novembre 1938
Il y a 80 ans ce jour, les nazis déclenchent dans toute l’Allemagne et l’Autriche, l’immense pogrom auquel ils donneront le nom de « Kristallnacht » (Nuit de Cristal).
Dans l’histoire des persécutions qui s’exercèrent contre les Juifs avant la guerre, le pogrom de la nuit du 9 au 10 novembre 1938, la nuit de Cristal (Kristallnacht), semble avoir marqué un tournant décisif à bien des égards.
La publication en 1992 des entrées, jusque-là inédites, du journal de Goebbels relatant l’événement a précisé des points importants sur les rôles combinés des divers protagonistes –Hitler, ses plus proches lieutenants, les organisations du parti et de simples citoyens – dans le déclenchement et le déchaînement des exactions antijuives. Quant aux réactions de l’opinion allemande et internationale à ces manifestations, elles suscitent de nombreuses questions, particulièrement en ce qui concerne les événements à venir.
L’idée d’un pogrom contre les Juifs d’Allemagne était dans l’air. Le SD ne se contenta pas d’approuver le recours contrôlé et délibéré à la violence, mais le recommanda explicitement dans un mémorandum de janvier 1937. Au début de février 1938, les dirigeants sionistes de Palestine apprirent «d’une source privée très fiable – remontant jusqu’aux plus hauts échelons de la direction SS – qu’on envisagerait de déclencher sous peu un véritable et dramatique pogrom en Allemagne».
En fait, la flambée antijuive du début de l’été 1938 n’était nullement éteinte. Une synagogue avait été incendiée à Munich le 9 juin ; une autre à Nuremberg le 10 août. (Pour l’ambassadeur des États-Unis, les incidents antijuifs du début de l’été 1938 laissaient prévoir, comme en 1935, la promulgation imminente d’une législation rigoureuse contre les Juifs.) Enfin, peu avant le pogrom de novembre, à l’occasion d’une tournée d’inspection à Vienne à la fin d’octobre 1938, le chef de la II 112, Hagen, discutant de la «situation juive en Slovaquie» avec son collègue viennois l’Obersturmführer SS Polte, lui ordonna de notifier aux représentants du gouvernement slovaque «qu’il fallait régler le problème, et qu’il paraissait judicieux de susciter des émeutes populaires contre les Juifs».
Les hésitations qui retenaient encore Hitler en juin 1938 étaient levées. L’inflexibilité absolue de sa position sur les affaires juives se manifesta encore au début de novembre. Le 4 de ce mois, dans une lettre adressée à Frick, Lammers fit savoir que le nombre des demandes d’exemption portant sur diverses mesures antijuives (prénoms additionnels, carte d’identité, etc.) l’avait amené à aborder lui-même le fond du problème avec Hitler. «Le Führer, écrivait Lammers, estime qu’on doit rejeter toute exception en matière de réglementation spéciale applicable aux Juifs.»
Le 8 novembre, le « Völkischer Beobachter » conclut un éditorial menaçant contre les Juifs par cette mise en garde : l’attentat de Paris contre Ernst vom Rath allait marquer un changement d’attitude de l’Allemagne sur la question juive. Dans certaines parties du Reich, la violence antijuive n’avait pas attendu les avertissements de la presse nazie.
Un rapport du SD, daté du 9 novembre, décrivait des incidents survenus dans les districts de Cassel et de Rotenburg-Fulda où des fenêtres et des vitrines de maisons et magasins juifs avaient volé en éclats pendant la nuit du 7 au 8 novembre, probablement en réaction immédiate aux nouvelles. A Bebra, plusieurs appartements juifs avaient été «démolis» et, à Rotenburg, on avait «sérieusement endommagé» le mobilier de la synagogue et emporté des «objets de culte pour les détruire dans la rue».
Un des aspects les plus révélateurs des événements des 7 et 8 novembre fut le silence de Hitler et de Goebbels en public, voire en privé. Goebbels n’en a même pas fait état dans son journal intime : le 9 novembre, relatant la journée du 8, il n’a rien écrit sur l’attentat de Paris, bien qu’il eût passé la fin de la soirée à discuter avec Hitler au café Heck. De toute évidence, les deux dirigeants nazis avaient décidé de passer à l’action, mais jugé sans doute préférable d’attendre le décès d’Ernst vom Rath, grièvement blessé. Ce silence insolite était la plus sûre indication de l’existence de plans visant à accréditer une «explosion spontanée de la colère du peuple», donc indépendante de la volonté du Führer.
Ce même soir du 8 novembre, dans son discours commémorant la tentative de putsch de 1923, Hitler se garda encore de toute allusion à l’attentat.
Ernst vom Rath mourut le 9 novembre, à 17 h 30. Hitler fut officiellement informé du décès du diplomate allemand vers 21 heures à l’Altes Rathaus de Munich, où il assistait au dîner traditionnel des «compagnons de combat», la vieille garde du parti. Il s’entretint alors «avec animation» avec Goebbels, son voisin de table. Puis il prit congé de l’assemblée sans prononcer le discours de rigueur. Goebbels s’en chargea. Après avoir annoncé la mort d’Ernst vom Rath, il fit allusion à la violence antijuive qui sévissait déjà dans le Mecklembourg-Anhalt et en Kurhessen, ajoutant que «le Führer avait décidé que ces manifestations ne devaient pas être préparées ni organisées par le parti, mais qu’il ne fallait pas les empêcher dans la mesure où elles éclateraient spontanément».
Comme le nota plus tard le chef du tribunal du parti, Walter Buch, le message était limpide. Goebbels n’avait pas eu l’occasion de déployer ses talents de meneur antijuif depuis le boycottage d’avril 1933. Le ministre de la Propagande tenait, en outre, à faire ses preuves aux yeux du Führer qui avait stigmatisé l’inefficacité de la campagne de propagande menée en Allemagne même pendant la crise des Sudètes. Par ailleurs, Goebbels était partiellement en disgrâce du fait d’une de ses incartades amoureuses : sa liaison avec l’actrice tchèque Lida Baarova et son intention de quitter sa femme Magda, protégée très spéciale de Hitler, avaient irrité celui-ci, qui avait mis bon ordre et à l’idylle et aux velléités de divorce.
Goebbels avait donc besoin de redorer son blason par une action marquante. Le prétexte arrivait à point nommé. «J’en parle au Führer», écrit Goebbels le 10, faisant allusion à la conversation au dîner de la veille. «Il [Hitler] décide : on laisse les manifestations se poursuivre. On rappelle la police. Pour une fois, les Juifs doivent tâter de la colère populaire. Ce n’est que justice. Je donne aussitôt les instructions nécessaires à la police et au parti. Puis je parle brièvement en ce sens à la direction du parti. Tonnerre d’applaudissements. Tous se précipitent sur les téléphones. Maintenant les gens vont agir.»
Goebbels enchaîne sur la description du saccage des synagogues de Munich. Il a donné des ordres pour que la grande synagogue de Berlin, sur Fasanenstrasse, soit bien détruite. Il continue : «Je veux rentrer à l’hôtel et je vois l’[ embrasement] sanglant du ciel. La synagogue brûle […]. On éteint juste ce qu’il faut pour protéger les immeubles voisins. Sinon, tout doit brûler […]. Les informations affluent du Reich entier : 50, puis 70 synagogues sont en flammes. Le Führer a ordonné l’arrestation immédiate de 20000 à 30000 juifs […]. A Berlin, 5, puis 15 synagogues réduites en cendres. La colère populaire se déchaîne […]. Il faut lui laisser libre cours.»
Plus loin : «Comme on me reconduit en voiture à l’hôtel, des vitres volent en éclats. Bravo ! Bravo ! Les synagogues flambent comme de grosses cahutes décrépies. Les biens allemands ne sont pas menacés. Pour l’instant il ne reste rien de spécial à faire1.» Goebbels ne peut se réjouir de la ruine de la principale synagogue de Munich, sur Herzog-Max Strasse : on avait entrepris sa démolition quelques mois plus tôt sur les instructions de Hitler.
Tandis que le ministre de la Propagande contemplait avec exaltation le travail accompli, Hitler donnait des instructions à Himmler et l’informait que Goebbels supervisait toute l’opération. Cette même nuit, Himmler transcrivit sa réaction immédiate dans son journal : «Je suppose que c’est à la mégalomanie de Goebbels – dont je suis conscient depuis longtemps – et à sa stupidité qu’on doit le déclenchement d’une telle opération à l’heure où la situation diplomatique est particulièrement délicate.»
Comme on l’a vu, le Reichsführer n’était pas hostile à un pogrom, mais agacé à n’en pas douter que Goebbels eût été le premier à exploiter l’attentat contre vom Rath pour organiser l’action avec la bénédiction de Hitler. A tout le moins, il trouvait le moment mal choisi.
Le chef de la Propagande concluait ses notes du 10 novembre sur l’évolution de la situation : «Déluge d’informations tout au long de la matinée. J’étudie avec le Führer les mesures à adopter. Laisser les coups pleuvoir ou les arrêter ? Telle est maintenant la question.»
Encore à Munich le 11, Goebbels poursuit la chronique des événements de la veille : «Hier : Berlin. Dans cette ville tout le monde a fait un travail fantastique. Incendie sur incendie. Excellente façon de procéder. Je prépare des instructions pour faire cesser l’action. Cela suffit pour l’instant […]. La populace risque d’envahir la scène.
Dans tout le pays les synagogues sont réduites en cendres. J’en informe le Führer à l’Osteria [un restaurant de Munich ; Hitler partit ensuite pour l’Obersalzberg]. Il est d’accord sur tout. Ses idées sont extrêmement radicales et combatives. L’action proprement dite s’est déroulée sans le moindre accroc. 100 morts. Mais aucun bien allemand endommagé.»
Ce qui suit prouve bien que plusieurs des fameuses directives données par Göring lors de la conférence du 12 novembre furent des décisions prises le 10. «Moyennant de légers changements, Hitler approuve mon décret sur la fin des actions.»
Goebbels ajoute : «Le Führer prévoit des mesures très rigoureuses contre les juifs. Ils doivent remettre eux-mêmes leurs commerces en état. Les compagnies d’assurances ne leur verseront rien. Ensuite le Führer veut l’expropriation graduelle des entreprises juives […]. Je donne en secret les instructions nécessaires. Nous attendons à présent les réactions de l’étranger. Pour l’instant, c’est le silence. Mais ce sera bientôt le tumulte ». «On apprend que d’énormes émeutes antisémites se déroulent à Berlin. Cette fois les gens bougent. Mais on doit s’arrêter. Je donne les instructions nécessaires à la police et au parti. Le calme va revenir.»
Le pogrom fut toutefois infiniment moins synchronisé que veut le faire croire Goebbels. Selon une reconstitution de la nuit du 9 au 10, après l’ordre initial de Goebbels, «les Gauleiter entrèrent en action vers 22 h 30. La SA suivit à 23 heures, la police peu avant minuit, les SS à 1 h 20 du matin, relayés par Goebbels à 1 h 40».
Heydrich avait donné des ordres stricts à la Gestapo et au SD : aucune mesure mettant en péril des vies ou des biens allemands ne devait être prise, en particulier lors de l’incendie des synagogues ; les commerces ou appartements juifs pouvaient être détruits mais pas pillés (les pilleurs seraient arrêtés) ; on ne devait pas s’attaquer aux étrangers (même juifs) ; il fallait s’emparer des archives des synagogues et les transférer au SD. Enfin, «si l’on peut, au cours des événements de la nuit, trouver le personnel nécessaire, on devra arrêter dans tous les districts autant de Juifs, surtout fortunés, que peuvent en accueillir les prisons. Pour l’instant, on s’en tiendra aux hommes bien portants et pas trop âgés. Au moment de leur arrestation, on devra contacter aussitôt les camps de concentration appropriés, afin de les y faire interner dans les plus brefs délais. Il faudra veiller tout spécialement à ce que les Juifs arrêtés dans le cadre de ces instructions ne soient pas maltraités.»
Le rapport téléphonique du 10 novembre de la brigade SA 151 de Sarrebruck était précis et laconique : «Cette nuit, la synagogue de Sarrebruck a été incendiée ; les synagogues de Dillingen, Merzig, Saarlautern, Saarwillingen et Broddorf sont également détruites. Les Juifs ont été conduits en garde à vue. La brigade de pompiers s’occupe d’éteindre les incendies. Dans la zone de la brigade 174, toutes les synagogues ont été détruites.»
Le 17 novembre, Adolf Hitler assista aux obsèques de Ernst vom Rath à Düsseldorf.
(…)
L’action nazie fut-elle perçue par ses exécutants comme une initiative qui accélérerait l’émigration des Juifs du Reich ou comme une étape d’une politique plus globale ? Après la nuit de Cristal, Göring, sur les instructions de Hitler, exploita au maximum l’attentat de Paris. Mais, bien que le SD eût déjà projeté de recourir à la violence, aucune opération systématique ne semble avoir été prévue avant le pogrom du 9 novembre.
A ce moment-là, une haine totale, incommensurable, apparaît comme le moteur unique de l’attaque. Cette explosion de sadisme jette un éclairage particulièrement terrifiant sur ces événements et leurs suites, d’autant qu’elle se propagea à tous les niveaux, au sommet de la direction du parti comme parmi ses militants de base les plus insignifiants. Son seul but immédiat était de porter aux Juifs des coups aussi terribles que les circonstances le permettaient ; il s’agissait, par tous les moyens possibles, de les atteindre dans leurs forces vives et de les rabaisser. C’est à juste titre qu’on a pu qualifier le pogrom et les mesures qui le prolongèrent aussitôt de «rituel d’avilissement».
Des escouades écumèrent les villes, électrisées par une rage incontrôlable de destruction, un besoin irrépressible d’humilier les victimes.
«A Cologne, des bandes organisées allaient d’un appartement juif à l’autre, rapporta le consul suisse. On ordonnait aux familles de quitter les lieux ou de rester dans un coin de la pièce pendant qu’on en vidait le contenu par les fenêtres. Des gramophones, machines à coudre, machines à écrire rebondissaient sur la chaussée. Un de mes collègues a même vu jeter un piano par une fenêtre du deuxième étage. Aujourd’hui encore [13 novembre], des bouts de literie restent accrochés aux arbres et aux buissons.»
Le consul américain assiste à des scènes du même genre à Leipzig : «Après avoir démoli les logements et jeté dans la rue tout ce qui pouvait l’être, les exécutants au sadisme insatiable ont chassé beaucoup de leurs occupants tremblants en un mince flot qui s’écoule à travers le parc zoologique, ordonnant aux spectateurs horrifiés de cracher sur eux, de les couvrir de boue et de se moquer de leur situation lamentable […]. Le moindre signe de compassion mettait les persécuteurs en rage, et la foule n’a absolument rien pu faire, sinon détourner son regard épouvanté de ces scènes de sévices ou s’éloigner. Cette tactique a été appliquée toute la matinée du 10 novembre sans que la police intervienne et a été infligée à tous, hommes, femmes et enfants.»
Même schéma dans les moindres bourgades : brutalité sadique des exécuteurs, réaction timide de quelques témoins, mines réjouies de certains autres, silence de l’immense majorité, impuissance des victimes.
A Wittlich, une petite ville de la vallée de la Moselle, dans l’ouest de l’Allemagne, comme presque partout ailleurs, on s’en prit d’abord à la synagogue : «Le vitrail aux délicates nervures de plomb qui surmontait le porche s’écrasa dans la rue et des meubles volèrent à travers portes et fenêtres. Un SA monta sur le toit en proférant des injures, agitant les rouleaux de la Torah : “Torchez-vous le cul avec, Juifs !” hurla-t-il en les lançant comme des serpentins au carnaval.»
Les commerces juifs furent saccagés, les hommes roués de coups et arrêtés. «Herr Marks, le propriétaire de la boucherie du bas de la rue, faisait partie de la demi-douzaine de Juifs déjà dans le camion […]. Les SA se moquaient de Frau Marks, qui se tenait près de sa devanture fracassée, les mains tendues dans un geste d’incompréhension et de désespoir. “Pourquoi nous faire ça ? gémit-elle en regardant le cercle de visages muets aux fenêtres, ses voisins de toujours. Qu’est-ce que nous vous avons fait ?”.»
La population juive de la Pologne occupée allait bientôt offrir à son tour une cible de choix à la fureur inextinguible qui lança, phase après phase, le Grand Reich allemand contre les Juifs d’Europe impuissants.
(Source: Saul Friedlander, « L’Allemagne nazie et les Juifs – Les années de persécution, 1933-1939)
