22 novembre 1800
Décès à Kozuchow (Pologne) de Shlomo ben Yoshua, dit Salomon Maïmon, un des plus grands philosophes juifs (et selon certains le seul). Il parlait d’égal à égal avec Mendelssohn et Kant, et est pourtant largement oublié.
« Les instruits en sagesse n’ont pas de repos en ce monde ni dans l’au-delà. »
Ce dicton talmudique, par lequel Maimon conclut son premier ouvrage philosophique, s’applique remarquablement bien à la vie de Salomon Maimon.
Maimon naquit en 1753 à Suchowyborg, un village voisin de la ville de Mir en Lituanie. Sa famille, qui était à l’origine assez riche, tomba dans la pauvreté en raison d’une mauvaise gestion de ses biens. Ainsi, le père de Maimon devint instituteur pour enfants, un exemple que son fils Salomon suivit plus tard. Maïmon reçut un enseignement religieux traditionnel, principalement consacré à l’étude du Talmud.
À l’âge de 11 ans, peu après le décès de sa mère et à la suite d’une comédie des erreurs impliquant les mères de deux jeunes filles, Maimon fut marié lors d’une cérémonie arrangée. Trois ans plus tard, en 1767, son premier fils, David, était né. Dès le début de sa vie adulte, Maimon développa une vive curiosité pour les sciences et la philosophie. L’influence la plus cruciale fut celle du « Guide des Égarés » de Maïmonide, par lequel Maimon se familiarisa avec la philosophie aristotélicienne sous ses habits médiévaux. L’attachement de Maimon à Maïmonide – tant sur le plan personnel que philosophique – traversa toute sa vie.
Même son nom de Maïmon fut adopté comme une expression de respect envers ce maître (à l’époque, peu de Juifs avaient adopté un nom de famille. Avant de prendre le nom de famille «Maimon», il s’appelait d’après son père: Salomon ben Joshua. Maimon développa également développé un intérêt pour les textes kabbalistiques qu’en dépit de son âge relativement jeune, il tenta d’étudier et d’interpréter selon les connaissances qu’il avait déjà maîtrisées – ceux de la philosophie de Maimonide.
Vers 1770, Maimon se rendit à la cour du Maggid de Mezerich, le dirigeant à l’époque et l’un des fondateurs du hassidisme. La visite de Maimon ne semble pas avoir duré plus de quelques semaines, mais il est clair qu’il fut fortement impressionné par cette nouvelle forme de vie religieuse. Maimon consacre un chapitre et demi de sa Lebensgeschichte (Histoire de ma vie) de 1792/3 à la représentation du hassidisme primitif, et ces chapitres constituent en effet la source historique externe la plus précieuse sur l’émergence du hassidisme.
Maimon émet un jugement négatif sur certains aspects du hassidisme. Pourtant, même dans la perspective tardive de son écriture des années 1790, son enthousiasme pour certaines caractéristiques du mouvement (comme l’utilisation de l’improvisation pour exposer la Torah) est remarquable.
Une récente étude sur le hassidisme a confirmé la quasi-totalité des citations de Maimon sur l’enseignement du Maggid et de ses disciples. Il est également remarquable que l’histoire de la visite de Maimon à la cour du Maggid soit documentée dans des sources hassidiques qui décrivent Maimon comme l’un des disciples du Maggid «she-shana u-firesh» («qui a étudié et renié»).
La discussion de Maimon sur le panthéisme hassidique est très favorable et fait parfois allusion aux similitudes entre l’acosmisme hassidique et le spinozisme.
Au milieu de la vingtaine, dans l’espoir d’élargir ses connaissances en philosophie et en sciences, Maimon quitte sa famille et se rend à Berlin (sous prétexte de vouloir y étudier la médecine). Cette première visite à Berlin s’acheva rapidement et piteusement. Après avoir confié à l’un des responsables de la communauté juive que le but de sa visite était d’étudier la philosophie et qu’il avait l’intention de publier un nouveau commentaire sur le « Guide des Égarés » de Maimonide, Maimon se vit intimer de faire ses valises et de quitter la protection de la communauté juive – et donc la ville – sur le champ.
Maimon passa les six mois suivants comme un mendiant vagabond jusqu’à son arrivée à Posen, où il se vit proposer un toit et un poste de précepteur chez l’un des Juifs de la ville. Pendant son séjour à Posen, Maimon écrivit l’une de ses œuvres les plus fascinantes, « Hesheq Shelomo » («Le désir de Salomon»). En 1780, Maimon se rendit à nouveau à Berlin. Ce voyage eut beaucoup plus de succès. Maimon noua des liens étroits avec Moïse Mendelssohn et entra dans les cercles de la Haskala (mouvement des Lumières juives) à Berlin. Pourtant, ni Berlin ni ses Juifs éclairés ne constituèrent un véritable foyer pour Maimon. Pour les Juifs cultivés de Berlin, Maimon était un « Ostjude » (juif est-européen) grossier, qui parlait un allemand affreux accompagné d’une quantité de gesticulations sauvages. Ils reconnurent toutefois le génie de cet homme, qui pouvait, par exemple, lire un livre de mathématiques difficile pour la première fois, puis l’expliquer – à sa manière sauvage – peu de temps après.
Réciproquement, Maïmon n’avait que peu d’estime pour ces bourgeois raffinés qui, dégagés de tout obstacle qui les empêcherait d’étudier les sciences, se contentaient d’une connaissance superficielle, de ce qu’une personne civilisée « devait » savoir. En outre, ils manquaient de l’acuité d’esprit de ses collègues talmudistes de Pologne. Maimon semble avoir vraiment apprécié Mendelssohn, à la fois pour sa bonté d’âme et parce que, contrairement à la plupart des membres des cercles des Lumières juives, Mendelssohn avait une connaissance raisonnable du Talmud et de la littérature rabbinique.
En 1783, Mendelssohn demanda à Maimon de quitter Berlin en raison de son spinozisme et de son style de vie bohème. Après un voyage à Hambourg puis à Amsterdam puis de retour à Hambourg, Maimon entra au Gymnasium Christianeum d’Altona, où il resta deux ans.
Au cours de cette période, Maimon étudia plusieurs langues européennes et améliora ses connaissances des sciences naturelles et sa maîtrise de l’allemand.
En 1785, Maimon quitta Altona pour Berlin où il rencontra Mendelssohn pour la dernière fois.
Plus tard cette année-là, Maimon s’installa à Dessau où il rédigea un manuel de mathématiques en hébreu et s’établit par la suite à Breslau.
Là, après une tentative infructueuse d’étudier la médecine, Maimon reprit sa fonction de tuteur.
Pendant son séjour à Breslau, Maimon traduisit le « Morgenstunden » de Mendelssohn en hébreu et rédigea un manuel hébreu de physique newtonienne – « Ta’alumoth Hokhma » («Les mystères de la sagesse»).
Après plus d’une décennie de séparation, l’épouse de Maimon, Sarah, accompagnée de leur fils aîné, David, réussit à le localiser à Breslau et lui demanda de retourner en Lituanie ou auconsentir divorce. Réticent à rompre ses liens avec son passé, Maimon tenta de remettre la décision à plus tard, mais après que son épouse eut insisté pour qu’il fasse le choix, il accepta finalement le divorce.
En 1787, Maimon se rendit à nouveau à Berlin. Là, il entendit parler de la nouvelle philosophie de Kant et se consacra pendant deux mois à une étude minutieuse de la « Critique de la raison pure ». Dans son autobiographie, Maimon fait allusion à ses méthodes «plutôt curieuses» pour comprendre ce texte:
« Lors de la première lecture, j’ai atteint un sens vague de chaque section, que j’ai ensuite cherché à préciser par des lectures ultérieures, et par là même à pénétrer l’intention de l’auteur. C’est ce qu’il faut faire lorsque l’on veut appréhender un système. Comme j’avais déjà utilisé cette méthode pour maîtriser les systèmes de Spinoza, D. Hume et Leibniz, il était naturel que je sois amené à les considérer comme un «système de coalition». C’est ce que j’ai découvert, et peu à peu, exposé sous forme de notes et d’observations sur la Critique de la raison pure. »
Maimon exprima ses pensées sur la « Critique » dans une lettre qu’il envoya à Kant par l’intermédiaire d’un ami commun, Markus Herz. Kant répondit dans une lettre élogieuse à l’égard de Maimon, écrivant qu’il « possédait une perspicacité d’une profondeur qu’ont très peu de personnes » et affirmant que « aucun de ses critiques ne l’avait compris, ainsi que les questions principales, aussi bien que M. Maimon ».
La reconnaissance par Kant ouvrit à Maimon les salons de Berlin ainsi que les principales revues contemporaines dans lesquelles Maimon commença à publier. L’histoire du génie brut venu de l’Est qui avait pénétré au cœur de la philosophie allemande devint un sujet habituel de potins dans ces milieux. En 1790, Maimon publia une version augmentée de ses commentaires sur la première « Critique » de Kant, intitulée « Versuch über die Transcendentalphilosophie »
Un an plus tard, Maimon collabora avec les membres du groupe des Lumières juives et prépara un commentaire en hébreu sur le « Guide des Égarés » de Maïmonide. (L’éditeur décida de ne publier que la première partie de cet ouvrage, car il trouvait le commentaire de Maimon trop profond au plan philosophique et ne convenant donc pas aux objectifs politiques de propagation des idées des Lumières parmi les Juifs.)
Au début des années 1790, Maimon se lia d’amitié avec Karl Philipp Moritz (l’auteur d’Anton Reiser). Maimon devint un contributeur fréquent et plus tard co-éditeur du « Magazin zur Erfahrungsseelenkunde » (Revue de psychologie empirique) de Moritz, qui était en fait la première revue consacrée à l’étude de la psychologie.
Après la mort de Moritz en 1793, Maimon tenta de se trouver un nouveau protecteur. Il noua une relation avec Goethe, qui l’invita à Weimar. Pourtant, pour des raisons qui restent obscures, cette relation n’aboutit pas.
La vie matérielle de Maimon à cette époque était plutôt misérable. Il vivait dans une pauvreté extrême et dépensait le peu d’argent qu’il gagnait en alcool – pour le prix d’un verre, on pouvait acheter sa conversation dans une taverne.
En 1795, Maimon accepta l’offre généreuse d’un jeune noble silésien, le comte Heinrich Wilhelm Adolf Kalkreuth, et s’installa dans le domaine de ce dernier à Siegersdorf (actuellement: Kozuchow) en Basse-Silésie.
À partir de ce moment et jusqu’à sa mort le 22 novembre 1800, Maimon mena une vie tranquille, bien que solitaire et mélancolique, sur le domaine de Kalkreuth.
En mai 1800, Maimon écrivit à Lazare Bendavid, l’un de ses amis juifs à Berlin, pour tenter d’organiser son retour à Berlin – et de trouver un soutien financier à cette fin -, mais ce plan ne se concrétisa jamais.
Au cours des dix dernières années de sa vie, Maimon écrivit dix livres et de nombreux articles. Les plus importants parmi ces livres (hormis la « Transcendentalphilosophie
Comme d’autres membres des Lumières juives, Maimon critiqua la société juive traditionnelle, et principalement les talmudistes, pour leurs préjugés et leur oisiveté. Cependant, parallèlement à cette critique directe, Maimon exprima également une profonde admiration pour l’intelligence, la piété et le caractère moral des talmudistes. Dans son autobiographie, Maimon écrit qu’il «aurait dû écrire un livre entier s’il avait voulu répondre à toutes les accusations injustes et ridicules portés contre le Talmud tant par les auteurs chrétiens que par les Juifs éclairés». Et Maimon de donner une image détaillée des divers courants et aspects de la culture juive. Dans la plupart des cas, son récit est un chef-d’œuvre d’une exploration réfléchie, parfaitement informée et impartiale de sa propre culture.
L’accueil fait à Maimon par les Juifs traditionnels comme éclairés fut plutôt médiocre. Dans quelques textes, Maimon a été regroupé avec Spinoza et Acosta pour former «la grande chaîne des hérétiques juifs», mais la plupart de ses écrits et sa philosophie furent ignorés.
La communauté traditionnelle ne pouvait lui pardonner son infidélité et sa désertion de leurs rangs (une certaine source nous apprend que lors de l’enterrement de Maimon, les enfants de la communauté juive de Glogau coururent après son cercueil et lui jetèrent des pierres. La dépouille de Maimon fut enterrée à la marge du cimetière juif de Glogau, Lorsque l’ami de Maimon, le comte Kalkreuth, demanda pourquoi il était traité avec un tel manque de respect, on lui répondit que «la marge du cimetière était un lieu honorifique destiné traditionnellement aux philosophes et à leurs semblables»).
Pour les Juifs éclairés d’Allemagne, Maimon était trop « Ostjude » et avait trop de sympathie et de similitude avec les talmudistes. De plus, Maimon ne prit jamais part aux tentatives de définition de «l’essence» du judaïsme et, par là de proposer une théologie capable d’imiter et de rivaliser avec la théologie protestante moderne.
Connaissant parfaitement la diversité des aspects et des courants du judaïsme, Maimon ne « pouvait » tout simplement pas participer à ce projet réducteur qui, malheureusement, était au centre de la philosophie juive moderne.
Ainsi, bien que l’érudition de Maimon sur la littérature juive ne fut égalée par aucun autre penseur juif moderne, le nom de Maimon est omis dans de nombreuses, si ce n’est la plupart, des études sur la philosophie juive moderne.
(Source: Peter Thielke, Yitzhak Y. Melamed, « Stanford Encyclopedia of Philosophy »)
A lire pour aller plus loin: Salomon MAÏMON, « Histoire de ma vie »; Maurice-Ruben HAYOUN, « Les lumières de Cordoue à Berlin ».
