Ephéméride | Stefan Zweig [28 Novembre]

28 novembre 1888

Naissance à Vienne de Stefan Zweig

 

Notre ami Serge Niémetz est un spécialiste de Zweig dont il a publié une biographie – Stefan Zweig, le voyageur et ses mondes (Belfond, 1998) – et une traduction du « Monde d’hier – Souvenirs d’un européen ».
Un grand merci à lui de nous autoriser à publier deux de ses textes à cette occasion.

« Un enfant du bonheur

Les Juifs avaient toujours aimé cette ville et s’y étaient acclimatés de toute leur âme, mais seul leur amour de l’art viennois leur permit de sentir qu’i!s avaient pleinement acquis droit de cité, qu’ils étaient véritablement devenus des Viennois.
Le Monde d’hier, p. 40

Avant de camper son autoportrait de jeune homme en artiste viennois, Zweig retrace son enfance modèle au sein d’une famille qui, comme dix ou vingt mille autres de la « bonne bourgeoisie juive », pense avoir trouvé à Vienne sa vraie Jérusalem terrestre, sa Terre promise de l’assimilation, dans un oubli à demi conscient des confins de l’empire, du ghetto, du shtetl, de Ia tradition. La réussite matérielle accompagne ses ancêtres depuis plusieurs générations déjà.

Son père, Moritz, est né en 1845 à Prossnitz, en tchèque Prosteiov, bourgade de Moravie dont la majorité des vingt mille habitants sont tchèques. Le grand-père, Hermann, issu d’une communauté progressiste, faisait le commerce des produits manufacturés. Hermann était né en 1807 et, à l’instar des autres acteurs de l’assimilation qui nous ont laissé leur témoignage, il considérait probablement le monde de sa jeunesse, sans la moindre vénération nostalgique, comme une tache sombre à l’horizon de ses souvenirs. Si l’histoire offrait l’émancipation, l’assimilation exigeait que !’on s’émancipât d’abord intérieurement d’une tradition faite de superstition et d’oppression, et que le mouvement juif des Lumières, la Haskalah, répandît les bienfaits de la Raison. Moritz a été élevé dans la langue et la culture allemandes : dans cette région de l’empire où les villes sont des îles de germanité, c’est-à-dire de progrès, au milieu d’un océan de paysannerie tchèque réactionnaire, les Juifs en voie d’ascension sociale se mettent à l’école du « pays des poètes et des penseurs », ils se nourrissent de Kant et de Lessing, de Goethe et de Schiller, et ce sont bientôt leurs votes qui permettent aux Allemands de conserver leurs mandats électifs. On a souvent noté également une certaine éthique puritaine à la Max Weber commune aux Allemands et aux Juifs de ces régions : l’existence, centrée sur le travail, excluant la consommation somptuaire et la prodigalité, revêtant un style austère et frugal, est tendue vers le succès dans les affaires et l’accumulation du capital productif. Moritz est nanti d’une solide culture et se distingue par son maintien et ses qualités sociales : il joue excellemment du piano, écrit avec élégance et clarté, parle bien le français et l’anglais. À trente ans, « il entre d’un pas résolu dans les temps nouveaux » de la grande expanslon industrielle que connaît l’ Autriche en fondant dans le nord de la Bohême, à Reichenberg – en tchèque Liberec – une petite fabrique de textiles. Située sur la Neisse, Reichenberg produit de la toile depuis la fin du XVIe siècle. Elle a trente mille habitants, ses fabriques occuperont au total vingt-huit mille ouvriers de la région autour de 1900, c’est la plus grande ville allemande de Bohême. Centre industriel et nœud de voies ferrées, elle vit tournée vers les réseaux de commerce international plus que vers son environnement proche,

Vers 1870, toutes les portes semblaient s’ouvrir aux enfants de l’élite juive. Dans « L’Interprétation des rêves », Freud se fait l’écho de ce temps des grandes espérances en évoquant le jour de cette époque où, les « gouvernements bourgeois » comptant des Juifs dans leurs rangs, un poète vagabond, au Prater, lui avait prédit un avenir de ministre. « Tout enfant juif studieux, dit Freud, portait donc un portefeuille ministériel dans son sac d’écolier. »

Encore fallait-il acquitter son « billet d’entrée ». Les Lumières se proposent de « délivrer l’individu juif du judaïsme, de ses lois et coutumes archaïques, de ses particularismes orientaux » , de le libérer des murs matériels et spirituels du ghetto par une éducation qui l’arrachera au monde étroit de ses pères. Pour les théoriciens de l’assimilation, qui colportent à l’occasion les pires préjugés, il faut tout bonnement que les Juifs cessent d’être juifs, ainsi que l’expose C.W. Dohm dans son ouvrage classique de 1781, « Über die bürgerliche Verbesserung der Juden (De l’amélioration civique des Juifs). Et Gustav Freytag, dans son roman « Soll und Haben » (Doit et Avoir), publié en 1855, oppose au mauvais Juif caricatural Veitel Itzig, laid, crapuleux, sans attaches et finalement meurtrier, le bon Juif Bernhard Ehrenral, « civilisé » dans la mesure même où il n’est plus juif – son nom bien germanisé indiquant déjà les progrès qu’il a faits.
La politique suivie en la matière par les autorités impériales se place dans cette tradition, au même titre que celle des jacobins en France : « Tout pour les Juifs en tant qu’individus, rien pour les Juifs en tant que peuple. » Et c’est en ces termes que la Hofkanzlei, la chancellerie impériale, motivait le célèbre Toleranspatent (Édit de tolérance) de Joseph II en 1782 : « Mettre l’ensemble des Juifs hors d’état de nuire, mais rendre les individus utiles.»

Cette politique répondait de fait à des considérations pragmatiques : utiliser au profit de la monarchie le dynamisme économique des Juifs et s’assurer, dans les provinces frontalières, la loyauté d’une population qui verrait son sort lié à celui de la dynastie. Mais H s’agissait plus fondamentalement de l’application à ce peuple qui n’en était pas tout à fait un, qui n’était pas constitué en nationalité et n’avait pas de territoire propre, de cette idée : l’intégration des particularismes dans une structure d’Etat commune, faite pour des êtres humains véritablement humains, c’est-à-dire rationnels, supposait la destruction des formes anciennes de vie sociale et d’autorité politique et religieuse. La tâche était plus facile s’agissant des Juifs que de l’Église catholique ou des traits féodaux de l’empire.

De fait, nombre de Juifs souscrivirent à ce que Kant avait appelé de ses vœux « l’euthanasie du judaïsme », célébrèrent en Joseph II le bon Habsbourg qui les libérait de l’emprise du ghetto, scellèrent un pacte implicite avec la dynastie, devinrent le « Staatsvolk (« peuple d’État ») par excellence» de l’empire et les protégés de l’empereur.
[…]
Aux mouvements parfois violents des autres peuples et nationalités qui sapent l’édifice de la Double Monarchie, les deux millions deux cent cinquante mille Juifs de l’empire, densément établis en Galicie et en Bukovine, opposent leur calme et leur fidélité, et François-Joseph lancera cet avertissement au Premier ministre Taaffe : « Je ne tolère aucune agitation contre les Juifs dans mon empire. Tout mouvement d’antisémitisme doit être immédiatement étouffé dans l’œuf […] Les Juifs sont des patriotes et mettent joyeusement leur vie en jeu pour l’empereur et pour la patrie. » »

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« « J’ignore la curiosité métaphysique », écrivait [Stefan Zweig] à [Romain] Rolland le 31 mars 1924. Il n’a ni foi religieuse ni « conception du monde», pas de point de vue sur la condition de l’homme, et reste livré aux caprices de la simple opinion ou du sentiment quand il se trouve confronté à des situations concrètes. Autrefois, dans sa jeunesse, il s’était bercé de l’idéologie spontanée empruntée à son milieu, de la foi dans la science, dans la raison, dans le progrès ouvrant à l’humanité un avenir d’union et d’amour. La Première Guerre mondiale, brisant cette illusion naïve, a porté à Zweig un coup dont il ne s’est jamais remis. Il n’a pas trouvé de solution de remplacement, le fossé s’est creusé au fil des ans entre l’optimisme de façade et le pessimisme secret, tandis qu’il s’efforçait de se persuader pourtant que le monde vivait un drame certes effroyable mais non une tragédie, c’est-à-dire que toujours un compromis, une conciliation pourraient s’imposer. Et cet espoir toujours déçu de crise en crise le poussait du scepticisme au nihilisme, alors qu’il sympathisait avec toute souffrance au point de ne pouvoir même se réjouir d’une victoire en raison des vies qu’elle coûtait dans les deux camps, et se défendait de la haine en répétant sans cesse que le cauchemar qui envahissait tout depuis 1933 était né de la faute du seul Hitler. II ne peut recourir au cynisme ou à l’ironie, tout à fait étrangers à sa nature, d’abord peut-être parce que leur pratique suppose que l’on soit ou se croie assuré dans son être.
Dans ses Souvenirs d’un Européen, c’est en’ tant qu’Autrichien, Juif, écrivain, humaniste et pacifiste qu’il dit s’être trouvé à l’épicentre des secousses sismiques de son temps. Or aucune de ces identités ne peut lui offrir un sol ferme et nourricier.
Il est né autrichien : en un temps incertain, en un lieu incertain, il se sentira tantôt viennois, tantôt allemand, dans une situation fluctuante et indécise, à 1a fois à l’intérieur d’une communauté de langue et de culture et à l’extérieur de ses formes d’existence étatiques.

On l’a fait Juif: c’est l’affaire moins d’un hasard de la naissance que du regard omniprésent d’autrui sur lui, qui tend à lui imposer une essence, à l’enchaîner à des origines, à restreindre ses choix et à soumettre toujours au soupçon ses actes et ses paroles ; acceptant sa judaïté comme une fatalité, il y cherche parfois une force qui ne sera jamais celle d’une foi, mais toujours elle reste avant tout une entrave.

Il s’est voulu écrivain, en hésitant, sans bien savoir si ce serait une façon de vivre ou une façon d’échapper à la vie, une fin ou un moyen; entrer dans le monde de l’art, c’était échapper aux limitations des origines, s’intégrer à une élite d’esprits de tous les temps et de tous les lieux, tout en vivant d’œuvre en œuvre les métamorphoses du comédien : se montrer, se dérober, être reconnu toujours le même et toujours différent ; mais lui-même ne s’est jamais reconnu, il s’est toujours senti inférieur à ses grands modèles et, au sommet même de sa renommée, a souvent pensé que sa réussite était malentendu ou duperie.

Il est devenu humaniste, porté par l’enthousiasme à la rencontre des formes de l’« universel humain» les plus diverses et les plus étrangères à son expérience., cherchant à comprendre et à faire comprendre ce qu’il pouvait trouver de meilleur dans chaque peuple et dans chaque époque ; mais dans son rôle de médiateur entre les hommes, les états d’esprit, les cultures et les nations, ses critères implicites restent largement, à son insu, ceux des bourgeois libéraux de son temps : une idéologie floue ou le culte de la raison pouvait à la fois coexister avec les éléments de la « culture européenne les plus hostiles à cette raison, voire se les incorporer en célébrant toutes les e énergies », et entretenir les préjugés d’exclusion vis-à-vis des peuples et groupes supposés attardés – Noirs d’Afrique ou Galiciens; 1914 montra que cette culture n’était pas un rempart contre la vraie barbarie, la suite montra que la raison pouvait fonctionner au service de celle-ci, en lui permettant de s’imposer et de s’étendre scientifiquement, industriellement.

Il s’est découvert pacifiste, comme si c’était là sa véritable essence, par l’effet de l’insurrection provoquée en lui par la Première Guerre mondiale; dès lors, il s’en est tenu là envers et contre tout, de plus en plus silencieux et isolé dans la montée des périls, puis dans une nouvelle guerre dont il savait bien au fond de lui-même qu’elle était d’une autre nature que la précédente, et sans maître, cette fois, pour lui indiquer un chemin auquel il pût véritablement croire.

Être un Européen, le « grand Européen» Stefan Zweig, c’était tout cela à la fois – en 1942, l’Europe rêvée d’hier avait cessé d’exister et il était difficile d’imaginer celle d’aujourd’hui qui, si elle veut être, devra s’édifier sur des bases plus fermes et plus claires. »

ZWEIG Le Voyageur… pp. 560 – 561 (1998)