28 Kislev 5779 (6 décembre 2018)
HANOUCCAH EN LITUANIE AUTREFOIS
L’automne brumeux, pluvieux et venteux est passé. Dehors, il fait froid mais sec. La neige gelée craque sous les pieds. La place du marché est remplie de traîneaux qui se déplacent en douceur et en silence sans aucun craquement ni cliquetis des chariots. Les affaires vont bien. Les routes lisses attirent de nombreux paysans des villages voisins. On vend les marchandises, on règle les anciennes dettes et on en contracte de nouvelles.
La place du marché est très animée. L’argent libère. Lorsque les poches sonnent, les cœurs deviennent plus légers. Les soucis qui assombrissaient les visages se dissipent. La tristesse disparaît. Les silhouettes courbées, rompues, se redressent.
Bien avant de s’être vêtus de vêtements chauds, ils avaient commencé à porter des bottes doublées si bien que le froid n’était plus insupportable. Au contraire, tous avalaient l’air grisant, sec et gelé. Dans les maisons, les doubles fenêtres avaient été installées, tous les trous dans les murs avaient été plâtrés et les fentes dans les portes avaient été bouchées avec des lanières de vieilles peaux de mouton qui ne laissaient passer aucun vent.
Les fourneaux s’étaient déjà habitués à la tourbe et ne fumaient plus.
Certes, le prix du bois avait baissé, mais ce n’était pas si mauvais d’utiliser la tourbe pour le chauffage. Le bois de bouleau dégage une chaleur salubre et agréable qui revigore et pénètre tous les membres lorsqu’on rentre du froid dans la pièce chaude. Il est si agréable de rester à la maison quand la lampe ne fume pas mais émet une belle flamme brillante. Tous les paiements ont été effectués. La maison est chaude et lumineuse. Qu’est-ce qu’un Juif peut souhaiter de plus?
On est assis devant une Guemara ouverte, une copie de la « Hatzefirah » ou un autre ouvrage, une pipe à la bouche, à raconter des histoires sur Antiochus, le tyran, qui a opprimé nos ancêtres et voulait les anéantir, jusqu’à ce que les Hasmonéens se lèvent et rejettent le joug de l’étranger. On parlez du passé et on pense à nouveau au présent…. « Pourquoi un Judah Maccabée ne se lève-t-il pas aujourd’hui? » – se demande-t-on – « pour nous libérer de l’ennemi, des bourreaux d’Israël? ».
Nos pères et nos rebbes étaient toujours si soucieux au moment de Hanouccah qu’ils ne prêtaient aucune attention aux farces que nous faisions sur les étangs glissants. La rivière était gelée et nous prenions du bon temps sur la glace.
Nous faisions toutes sortes de tours. Nous patinions sur nos semelles et sur les bords de nos talons recouverts de plaques de fer. Nous étions des experts en patinage de fantaisie. Nous faisions la culbute et avions honte d’admettre que nous nous nous étions fait mal.
En temps ordinaire, nous aurions été sévèrement punis par le rebbe pour de tels actes. Mais à Hanouccah, il feignait de ne pas voir et faisait un clin d’œil à toutes nos farces. « Eh bien, dites-leur ce que représente Hanuccah. Apprenez qu’il y eut un jour un Judah, un Mattathias », disait le rebbe avec bonhomie lorsque quelqu’un venait lui dire que nous mettions la rivière sens dessus-dessous et qu’une bande de « shkotsim » s’apprêtait à se jeter sur nous.
Le rebbe savait qu’il n’y avait pas de danger, qu’à Hanouccah, nous étions pleins de courage, nous, les descendants des Hasmonéens, dans les veines desquels coulait le sang de Judah Maccabée. Nous les aurions battus. Il ne nous harcelait donc pas avec les questions habituelles sur où nous étions et ce que nous avions fait. En outre, le rebbe n’a jugeait pas sage de se disputer avec nous en cette période de l’année. Il savait que nous devions lui apporter le « Khanike Gelt », l’argent de Hanouccah.
À Hanouccah, chaque Juif est empli de fierté et d’énergie, d’envie de combat et de courage.
Les anciens Hasmonéens ont semé en nous l’espoir d’un meilleur avenir. Puisqu’Antiochus, avec toute sa puissance, n’avait pas réussi à rayer les Juifs de la carte, aucun autre tyran n’y parviendrait. La lumière juive, la vraie, la pure et sainte lumière, ne pourrait jamais être éteinte par nos oppresseurs. Un récipient d’huile est toujours caché dans les replis les plus profonds de l’âme juive. Et quand toutes les autres huiles deviendront rances et impies, alors, par un miracle, ce petit récipient d’huile illuminera notre sombre chemin de « Goles », d’exil….
Pendant la semaine de Hanouccah, tous s’habillaient de leurs meilleurs habits. Les magasins fermaient plus tôt, et si la gérante du magasin était votre mère, elle fermait avant « Maariv » pour voir votre père allumer les bougies. Ensuite, elle restait à la maison pour le reste de la soirée et les voisins, amis et parents faisaient un saut pour bavarder un moment. Le père s’embarquait dans une partie d’échecs. Les plus jeunes jouaient aux cartes et les plus petits jouaient à d’autres jeux.
Vers huit ou neuf heures, tous se rassemblaient autour de la table pour manger le flan aux pommes de terre qui devait être réussi en l’honneur de Hanouccah. Nous restions à table et bavardions avec bonne humeur. Le Juif aime parler de tout et de rien. Mais toute l’année, il n’a pas le temps de parler.
Le même Abraham Hirsh, le bedeau, qui, même à Pourim, refusait de rester un moment à la maison après avoir reçu son argent de Pourim, pliait en arrière le col de son manteau, éteignait la lumière de sa lanterne, s’asseyait à la table, buvait et bavardait: « Hanouccah dure assez longtemps, je me débrouillerai », répondait-il quand on lui demandait s’il avait le temps.
On étudiait peu de « Gemore » à Hanouccah. Même les étudiants de la yeshivah passaient les journées de Hanouccah à plaisanter et rigoler. Le soir, les étudiants de la yeshivah grimpaient dans la synagogue des femmes et jouaient aux cartes. Le directeur de la yeshivah et le rabbin étaient au courant, mais ne disaient mot….
Le plus grand jour de Hanouccah était le jour où on allumait la cinquième bougie. Ce jour-là, tout le monde devait avoir reçu de l’argent de Hanouccah. C’était le dernier jour où cela pouvait être fait et personne n’avait le droit de le remettre à plus tard. Immédiatement après la prière du matin, nous, les enfants, mettions nos vêtements chauds, la bonne enroulait nos cache-nez autour de nos cous et nous enfilait des gants chauds aux mains. On nous enjoignait alors de ne pas aller à la rivière et à commencer les glissades, de peur que nous tombions et de nous fassions mal. Nous allions chez nos familles pour recevoir l’argent de Hanouccah.
Nous allions d’abord chez notre grand-père, puis chez notre oncle, Yankel Yoshe, puis chez tante Breyne et ainsi de suite, sans oublier un seul parent.
Chez tante Breyne, ce n’était pas très gai. Avant de nous donner l’argent, elle nous abreuvait de questions: Comment allait notre mère? Que faisait notre père? Qui était venu chez nous la veille au soir? Qu’est-ce que notre mère avait servi à manger? Yente avait-t-elle envoyé l’oie pour vendredi? Est-ce que notre mère allait faire un flan de pommes de terre? Avions-nous donné l’argent de Hanouccah au bedeau? Et ainsi de suite. Et ce n’était pas tout. Elle enlevait nos cache-nez et nos gants et nous régalait de ses magnifiques latkes qui fondaient dans la bouche! …
Enfin, nous étions à table et commencions à manger les latkes, en attendant avec impatience l’argent de Hanouccah. Dès que nous avions reçu l’argent, nous filions de chez la tante pour échapper à de nouveaux interrogatoires. Après avoir quitté la maison de notre tante, nous ne gardons plus nos gants, mais nous mettions nos mains dans les poches de nos manteaux, où se trouvait l’argent de Hanouccah. Nous ne marchions pas. Nous sautions tout du long, pour le plaisir d’entendre les pièces tinter à chaque pas.
Pour les plus âgés, le jour de la cinquième bougie était un grand jour. C’était le concert de l’année. Dans la soirée, le chantre et ses assistants chantaient la prière pour l’allumage des bougies dans le « bet ha-midrash », et l’orchestre de la ville jouait toutes sortes d’airs joyeux pour le reste de la soirée. Le « bet ha-midrash » était comble. Les gens avaient tous l’esprit en fête. Tout le monde faisait des blagues aux dépens d’Antiochus et sur sa chute, parlait de l’oppression actuelle et espérait que les nouveaux oppresseurs subiraient le même sort que les anciens. Le chantre disait Maariv, en chantant la totalité de l’office.
La mélodie que chantait le chantre pendant l’allumage des bougies était gaie – une sorte de marche triomphale, qui serait ensuite chantée lors de tous les mariages et autres célébrations. Quand le chantre se reposait, l’orchestre jouait des chants de triomphe et de victoire. Ils jouaient la meilleure musique qu’ils connaissaient. Le concert durait jusqu’à minuit, puis les gens, heureux, fiers et triomphants, rentraient chez eux remplis de joie et d’espoir. Au cours des trois derniers jours, à chaque fois que le père allumait les bougies, les enfants entonnaient l’air du chantre, exactement comme il l’avait chanté lors de l’allumage de la cinquième bougie. Le père et les enfants chantaient. La mère mettait la table pour les membres de la famille et les invités attendus. Les bougies de Hanouccah brûlaient et se reflétaient dans les vitres.
Les bougies de Hanouccah étaient petites, mais elles illuminaient une grande partie de notre histoire. Elles nous ramenaient il y a deux mille ans. Et comme les rayons du soleil tombant sur l’herbe sèche, les souvenirs de cette époque éclairaient et illuminaient la vie triste et sombre dans le long et morne exil juif.
Abraham Simcha Sachs (1878-1931), « Khoreve Veltn » (Mondes disparus), traduit du yiddish par Charles Yisroel Goldszlagier.
[A.S. SACHS fut un auteur et un journaliste actif dans les cercles socialistes et littéraires yiddish à New York dans les années vingt et trente.
Né à Žagarė, en Lituanie, en 1878, il reçut une éducation juive traditionnelle jusqu’à l’âge de 17 ans, lorsqu’il commença à étudier l’économie politique et socialisme. En 1899, il obtint son brevet d’enseignant et fréquenta les universités de Varsovie, puis de Berlin.
Il travailla comme agriculteur à Słobódka Leśna en 1905 et obtint finalement son diplôme d’agronomie de l’Université de Iéna en 1907.
IAprès son émigration en Amérique, il travailla pour plusieurs journaux en langue yiddish de la région de New York, en particulier « Der Tog », et publia des ouvrages sur la politique en 1908. D’abord journaliste à Chicago, il s’installa à New York en 1910 pour devenir rédacteur en chef de « Zukunft ». Ses contributions concernaient l’économie politique, l’histoire du socialisme, les sciences naturelles.
Son ouvrage le plus célèbre, « Khoreve Veltn », consacré à la vie d’autrefois dans les shtetl de la Lituanie, fut publié en 1917.
D’abord et avant tout éducateur, Sachs faisait souvent des conférences et enseignait à l’Arbeter Ring, l’Université populaire juive et le Séminaire des enseignants juifs. Il fut membre du YIVO, du Yiddish PEN Club, et président de l’Union des écrivains juifs (1925-1926). Après
Après sa mort soudaine en 1931, son épouse, ses amis et d’anciens étudiants formèrent une association chargée de promouvoir sa mémoire et de publier ses œuvres.]
