10 décembre 1920
Naissance à Tchétchelnik (Ukraine) de Clarice Lispector. Femme d’une ensorcelante beauté, elle a été décrite comme, « l’écrivain juif le plus important depuis Kafka ». Certainement un des écrivains majeurs de la littérature brésilienne.
Clarice avait neuf ans lorsque Virginia Woolf posa une question qu’elle citera plus tard: « Qui mesurera la chaleur et la violence du cœur du poète lorsqu’il est pris et ligoté dans le corps d’une femme? » La question, pensait Woolf, s’appliquait autant aux femmes de son époque qu’elle s’était appliquée aux héroïnes de Shakespeare. Comment une Clarice Lispector – entre toutes – a-t-elle réussi à une époque où tant d’autres femmes étaient réduites au silence?
Clarice Lispector naquit le 10 décembre 1920 dans une famille juive de l’ouest de l’Ukraine. C’était une période de chaos, de famine et de guerre raciale. Son grand-père fut assassiné; sa mère fut violée; son père s’exila, sans le sou, à l’autre bout du monde. Les restes en lambeaux de la famille échouèrent dans le nord-est du Brésil en 1922. Là-bas, son brillant père, réduit au métier de chiffonnier, parvenait à peine à nourrir sa famille. Là-bas, alors que Clarice n’avait pas encore neuf ans, sa mère mourut des suites des blessures reçues pendant la guerre.
Le père de Clarice, dont l’envie d’étudier avait été frustrée par l’antisémitisme, était déterminé à ce que ses filles réussissent. Avec ses encouragements, Clarice poursuivit son éducation bien au-delà du niveau permis même aux filles des milieux plus favorisées. Quelques années à peine après son arrivée dans la capitale, Clarice entra dans l’une des forteresses de l’élite, la faculté de droit de l’Université nationale du Brésil. À la faculté de droit, les Juifs (zéro) étaient encore plus rares que les femmes (trois).
Ses études de droit laissèrent peu de traces. Elle poursuivait déjà sa vocation dans les salles de rédaction de la capitale, où sa beauté et son éclat produisaient une impression éblouissante. C’était, disait un de ses patrons, « une fille intelligente, une excellente journaliste et, contrairement à presque toutes les femmes, elle savait réellement écrire ».
Le 25 mai 1940, elle publie sa première histoire connue, « Le triomphe ». Trois mois plus tard, son père décédait, à l’âge de cinquante-cinq ans. Avant son vingtième anniversaire, Clarice était orpheline.
En 1943, elle épouse un diplomate catholique – chose inouïe à l’époque pour une fille juive au Brésil. À la fin de la même année, peu de temps après la publication de son premier roman, « Près du cœur sauvage », le couple quitte Rio.
La publication de « Près du cœur sauvage » (le titre est emprunté à une citation du « Portrait de l’artiste en jeune homme » de James Joyce) marque une véritable césure dans la littérature brésilienne, essentiellement dominée jusqu’alors par une veine sociale et néo-naturaliste.
Ce livre inaugure en effet une lignée introspective, autoréflexive et attentive à l’écriture plus qu’au thème, aux variations intimistes plus qu’à la narration, dans « une relation perturbée, perturbante et perturbatrice au réel ».
« Le Lustre » (1946), « La Ville assiégée » (1949), inscrivent cependant l’œuvre de Clarice Lispector entre enracinement ou nostalgie rurale et affrontement avec la ville et la modernité. Ses nouvelles (« Liens de famille », 1960 ; « Corps séparés », 1964 ; « Où étais-tu pendant la nuit », 1974) se situent dans la lignée du « flux de conscience », avec les grands modèles que sont Virginia Woolf et Katherine Mansfield : émotion, sensibilité, ouverture au mystère indéchiffrable, à l’interrogation sans réponse, attentive à détecter les ondes secrètes du moi dans les interstices du silence, creusant jusqu’ « au niveau microscopique où la causalité est minuscule et minutieuse ».
« Le Bâtisseur de ruines » (1961) reprend ces thèmes récurrents : la faute, le mal, l’innocence, la culpabilité.
Quant à « La Passion selon G. H. » (1964), il s’agit sans doute de l’un des romans les plus déconcertants de l’écrivain : on y assiste à la découverte d’une blatte dans la chambre de sa domestique et à son « incorporation » par la narratrice. Certains y ont vu une réécriture de Kafka ; d’autres y ont perçu l’expérience existentielle de la nausée, voire une signification mystique.
L’œuvre de Lispector va évoluer désormais vers des textes courts et fragmentaires, proches des chroniques qu’elle donne dans les journaux (« La Découverte du monde »). « Agua viva » (1973) veut « capter l’instant qui passe » ; « L’Heure de l’étoile » (1977) évoque la vie d’une jeune nordestine immigrée à Rio ; le personnage du Nordestin, comme celui du provincial (« Un apprentissage ou le livre des plaisirs », 1969) reprend le thème de l’incommunicabilité et de l’altérité.
Quant à la rencontre avec les animaux, elle renvoie à la quête d’identité, à la perplexité d’être, au vide et à la solitude. La relation n’existe ici qu’entre empathie et effroi, entre identification et différence irréductible ; ces animaux (chiens, vaches, singes, poules, cheval, lapins, buffle, mais aussi la blatte) si présents dans cette œuvre de Clarice Lispector, disent à la fois l’enracinement rural et l’étrangeté radicale : ils participent d’une vie antérieure à nous qui « vient de l’infini et va vers l’infini ». Dès lors, la communication passe par le sensible, non par le langage.
Toute l’œuvre de l’écrivain oscille entre expérience de la solitude (« il était seul, il était abandonné, près du cœur sauvage de la vie », pour reprendre la citation de Joyce) et la nostalgie de la communion : « donner la main à quelqu’un a toujours été ce que j’ai espéré de la joie ». L’œuvre oscille ainsi entre la souffrance et la joie, l’une et l’autre marquées par de petites épiphanies qui peuvent se révéler radieuses ou répugnantes : le cafard qui dit l’angoisse, la menace et l’horreur d’une vie immémoriale et insaisissable, fait contrepoint aux instants radieux et aux illuminations soudaines, qu’on a souvent interprétés de manière métaphysique ou religieuse. Le péché, la sanction, la punition, la contrition, mais aussi la joie, la splendeur, la majesté ont leur place ici : « la joie à la limite des larmes… la félicité clandestine… la joie tranquille ».
L’œuvre oscille ainsi entre l’expérience du vide ontologique (« mon thème de vie est le Néant ») et « l’extase secrète, la pure extase ». Pareillement l’écriture oscille entre le « neutre », le soliloque, la parataxe, l’interrogation anxieuse, répétitive et heurtée, l’ascèse qu’exige la descente dans l’infra-monde, et l’exclamation, l’interjection, l’oraison. Cette vision du monde est faite d’inquiétude, d’acuité réflexive, de violence intériorisée, de désagrégation du Moi, et conduit à l’expérience déstabilisante du monde et de l’autre. Mais elle amène aussi de la parole au silence, à la découverte silencieuse des choses, dans « l’approche humble et l’humilité… Ce n’est qu’en s’approchant de la chose qu’elle ne nous échappe pas totalement ».
La marque de Clarice Lispector sur la littérature brésilienne sera considérable ; elle a trouvé aussi son public à travers la littérature féministe – chez Hélène Cixous, notamment – ou l’approche des « gender studies ».
L’œuvre n’en reste pas moins irréductible : « si féministe que soit la femme, elle n’est pas une écrivaine. Un écrivain n’a pas de sexe, ou plutôt il a les deux » (La Découverte du monde). On doit cependant aux Éditions des femmes de voir la quasi-totalité de son œuvre traduite en français, y compris les contes pour enfants comme « Le Mystère du lapin pensant », « La Femme qui a tué les poissons », « Comment sont nées les étoiles ». Ses animaux familiers et ceux qui sont empruntés à la mythologie et au folklore indien renvoient toujours aux grandes questions qui travaillent son œuvre : le crime et le châtiment, la vie et la mort.
On a également tenté de lire l’œuvre de Clarice Lispector à la lumière de l’existentialisme et des ses thèmes de prédilection : la nausée, l’absurde. Mais il n’y a chez elle ni théorisation ni philosophèmes, aucun pathos non plus. De même, on a voulu l’associer au Nouveau Roman, mais le schématisme narratif minimaliste la rapprocherait plutôt de Beckett et de sa vision de l’homme-clown ou de Marguerite Duras.
L’influence majeure demeure celle de Woolf et de Mansfield : importance du monologue intérieur, rupture avec le principe de causalité, fragmentation et disparition de l’intrigue, prédominance de la durée sur le temps, passion de l’immanent et du contingent, textes hybrides faits de digressions, sans intrigue claire ni noyau narratif aux contours précis.
Toujours dans le réseau des échos et des contrepoints, « La Passion selon G. H. » a pu donner lieu à une approche christique, l’ « incorparation » de la blatte renvoyant au mystère de l’eucharistie et à l’appel que la conscience solitaire lance à un Dieu inconnu. Reste que Clarice Lispector, si elle a lu dans sa jeunesse Herman Hesse et Julien Green, ne s’est jamais reconnu de maître.
Elle est, avec João Guimãraes Rosa, qui la lisait avec admiration, à l’origine du dépassement des deux grandes tendances qui traversent la littérature brésilienne, à savoir la veine régionaliste et la lignée introspective. La radicalité de Guimãraes Rosa telle qu’elle s’exprime dans « Diadorim » (1956), son supra-régionalisme rencontre d’une certain manière celle de Clarice, avec sa plongée dans l’infra-conscience. Dans les deux cas, on trouve une semblable attention exigeante et auto-réflexive au langage, amenant une mutation décisive de ces deux courants contraires, image des « deux Brésils ». En eux on trouve non plus l’opposition mais l’unique battement adverse d’une littérature brésilienne désormais majeure.
Clarice Lispector meurt d’un cancer en 1977, juste un jour avant son 57e anniversaire. Elle est enterrée dans le cimetière juif de Caju à Rio de Janeiro.
(Sources: Pierre Rivas in Encyclopedia Universalis et Benjamin Moser in « The New-Yorker »)
